La PMA pour toutes est une des mesures phares de la loi de bioéthique actuellement discutée au parlement. Elle vient d’être adoptée. Les « progressistes » se réjouiront de cette avancée sociale. Les « réactionnaires » se désoleront de ce recul de la famille traditionnelle. Mais, au-delà du débat politique, ne peut-on pas s’interroger lucidement sur ce que signifie, pour notre société, cette extension de la PMA à toutes les femmes ?

Est-ce une question d’âge ? Mais, je l’avoue, j’ai du mal à m’enthousiasmer pour ce qui nous est vendu comme un magnifique progrès social : la PMA pour toutes. J’ai pourtant, tout jeune encore, soutenu sans réserve la loi Neuwirth qui autorisait la contraception orale votée en 1967, sous De Gaulle. J’ai également été favorable à la courageuse loi Veil sur l’avortement en 1975. 

Ce sont ces deux lois qui ont ouvert la porte à la maîtrise des naissances par les femmes et leur ont permis de décider de leur envie ou non d’avoir un enfant. Les libérant du risque de grossesse non désirée, elles déconnectaient aussi leur sexualité et celle des hommes de la procréation, ce dont nous avons toutes et tous profité. Enfin, elles impliquaient une intervention médicale sur cette même procréation via la prescription de médicaments pour la prévenir ou l’intervention chirurgicale pour la guérir, si l’on me permet ce raccourci.

La PMA pour toutes s’inscrit dans la droite ligne de ces évolutions : sexualité hors procréation et possibilité de faire un enfant quand on le veut avec l’aide de la médecine. Alors, d’où me vient ma réserve ? Il est clair que je ne participerai à aucune manifestation d’opposants à cette loi, que je trouve totalement inapproprié que l’Église catholique intervienne dans le débat (d’autant qu’elle a fort à faire à balayer devant sa porte d’abus sexuels) et que je suis même finalement content pour les femmes qui en bénéficieront si elles y trouvent leur bonheur.

Rupture sociétale

Suis-je aussi « daté » dans mes doutes, comme le dit le gouvernement, que les membres de l’Académie de médecine qui parlent de « rupture anthropologique » en s’interrogeant sur « le droit d’un enfant à avoir un père et une mère, dans la mesure du possible » ? Bien entendu, les familles monoparentales existent depuis longtemps, les familles à deux mères et à deux pères depuis un peu moins longtemps et leurs enfants semblent se développer normalement. Mais très souvent, pour les familles monoparentales le père est connu et pour les homoparentales, jusqu’à présent, il s’agit d’adoptions : la plupart de ces enfants sont donc nés par reproduction naturelle. Ce sont les aléas de la vie qui les ont conduits à vivre dans une famille recomposée. Des enfants sont nés aussi de PMA pour infertilité de leurs parents, mais ils grandissent, en général, avec un père et une mère.

Tous ces enfants sont-ils plus heureux ou moins heureux que ceux qui vivent dans une famille « traditionnelle » ? Chacun trouvera autour de lui autant d’exemples que de contre-exemples et il sera bien difficile d’en dégager une claire vision générale. L’adoption, pour laquelle nous avons du recul, nous montre que beaucoup d’adoptés se mettent en quête un jour ou l’autre de leurs parents biologiques même lorsqu’ils aiment leurs parents adoptifs. L’envie de savoir de qui on descend, biologiquement, semble assez irrépressible, ne serait-ce que pour se comprendre soi-même, pour s’expliquer à soi-même des traits physiques, des comportements particuliers qui relèveraient d’un héritage génétique. Qu’en sera-t-il des enfants nés d’un donneur anonyme ? Et si l’on décidait que ce donneur ne soit plus anonyme, quelle serait alors sa responsabilité envers l’enfant ?Affectivement, on peut se sentir très bien avec deux mères, ou une seule, sans père identifié. Symboliquement et socialement, il me semble que c’est plus compliqué et que l’enfant devra se construire en fonction de cette différence parentale, tant qu’elle sera vécue par la société comme une différence à la norme, et les normes mettent du temps à évoluer.

La PMA pour toutes engage-t-elle donc une « rupture anthropologique » ? Des anthropologues nous répondront qu’il existe des sociétés matrilinéaires ou matriarcales où les enfants ne sont élevés ni par le père ni par aucun homme et que ça se passe très bien. Les formes de sociétés sont  en effet diverses sur la terre. Ne parlons donc pas de rupture anthropologique, qui concernerait l’ensemble du genre humain, mais peut-être, en ce qui nous concerne nous, d’une rupture sociétale qui nous ferait basculer du patriarcat au matriarcat, c’est-à-dire de la prépondérance du père à celle de la mère. Pourquoi pas ? Ce basculement est sans doute déjà à l’œuvre depuis la pilule. Soyons-en simplement conscients et ne faisons pas comme si ce type de bouleversement n’avait aucune importance : il est aussi une des raisons du désarroi actuel de nos sociétés et du retour de l’affirmation d’une virilité imbécile et désespérée chez certains. Proclamer accessoire le rôle du père et anecdotique son intervention dans la procréation dans une société où il tient la place centrale depuis des millénaires est une évolution certainement souhaitable, mais néanmoins violente. Et c’est remplacer une injustice par une autre : la mère peut désormais faire un enfant toute seule, le père ne le pourra jamais.

Idéologie technique

On peut imaginer un monde où la question du père ou de la mère, des géniteurs, de l’origine biologique ne se posera plus et ce monde a déjà été imaginé. C’est « Le Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley, écrit en 1931. Dans ce monde, les embryons sont élevés dans des flacons et sont programmés pour une fonction précise dans la société. Il ne fait, je pense, envie à personne. Pourtant, ne sommes-nous pas en train de lui donner une réalité ?

Nous avions pensé que le Big Brother de « 1984 » ne pouvait naître que dans une société totalitaire, et c’est la nôtre, libérale, qui est en train de le lui donner une existence numérique, insidieusement, plus par intérêt économique que politique. La PMA pour toutes n’ouvre-t-elle pas la voie au Meilleur des mondes ?

Ce qui me gêne, pour le moins, c’est que nous cédons une fois de plus à l’ubris de la technè, à l’idéologie de la technique, pour le dire en français, conçue comme la solution à tous les problèmes humains. Rappelons que sous le sigle abstrait « PMA » se cache l’intervention concrète d’une « procréation médicalement assistée » (insémination artificielle, fécondation in vitro, notamment). Quand il s’agit de couples infertiles, cette assistance médicale est justifiée dans la mesure où nous avons collectivement décidé que la médecine avait pour but de prévenir ou de réparer les dysfonctionnements physiques et biologiques (rappelons qu’il existe encore des communautés qui refusent cette intrusion médicale pour des raisons religieuses).

Les femmes qui vont bénéficier de la nouvelle loi ne sont atteintes d’aucune infertilité biologique, mais d’une « infertilité sociale » selon l’heureuse expression que j’ai lue ou entendue quelque part. On demande donc à la science, à la médecine, à la technique de résoudre un problème social – le désir d’enfant sans recours direct à un géniteur – qui pourrait être résolu par bien d’autres moyens. Beaucoup de femmes, d’ailleurs, n’ont pas attendu la PMA pour avoir des enfants toutes seules. Et Jacques Testart, pourtant l’un des « pères » du premier bébé éprouvette, aime à rappeler que l’insémination artificielle n’a nul besoin d’un geste médical et peut être réalisée chez soi avec une simple seringue pourvu de trouver un donneur de ses amis. 

On peut comprendre la réticence d’une femme homosexuelle ou d’une femme seule à coucher avec un homme pour se faire faire un enfant, surtout s’il faut s’y reprendre à plusieurs fois. Mais accéder à son désir d’enfant par les voies de la technique, n’est-ce pas dénaturer un peu plus les rapports humains, les rendre strictement « pratiques » et « fonctionnels » ? N’est-ce pas faire du désir d’enfant lui-même un acte de confort, « où je veux, quand je veux », dégagé de toutes les relations liées jusqu’ici à la procréation ? N’est-ce pas rendre abstrait ce désir en faisant abstraction du père ? Ne s’avance-t-on pas déjà sur le chemin du transhumanisme qui prône l’usage des sciences et des techniques pour améliorer la condition humaine ?

Et question subsidiaire : la procréation peut-elle se réduire à cette vision strictement mécaniste qui la réduit au dépôt artificiel d’un spermatozoïde dans un ovule ? N’y a-t-il pas, dans l’acte sexuel lui-même, dans la relation charnelle entre deux corps, quelque chose de plus qui, physiologiquement ou psychologiquement, interviendrait aussi dans le développement de l’enfant ? Pardonnez la comparaison, mais on sait qu’une tomate élevée hors-sol, en hydroponie, à qui l’on apporte artificiellement tous les nutriments nécessaires n’a pas la même qualité nutritive qu’une tomate poussée dans la terre. D’une manière générale, la biologie découvre tous les jours la complexité des interactions entre les cellules à l’intérieur de notre corps et entre celles-ci et leur environnement extérieur. Nous sommes loin d’avoir tout compris du vivant. L’évolution a choisi depuis plusieurs millions d’années le mode de reproduction que nous connaissons pour les mammifères dont nous faisons partie. Ne sommes-nous pas bien téméraires de vouloir généraliser des pratiques de reproduction « hors-sol » sans vraiment en évaluer les conséquences ? Le constitutionnel principe de précaution ne devrait-il pas s’appliquer ?

Solitude du donneur

On semble oublier aussi, dans cette affaire, la question du donneur. On pointe, bien sûr, le risque d’en manquer, mais on n’y voit là encore qu’un problème technique, qui pourra être résolu par une bonne communication, en rêvant peut-être de disposer d’une semence synthétique qui n’aurait plus besoin d’être fournie par des testicules masculins.

Mais qui s’interroge sur la solitude du donneur de sperme ? Qu’est-ce que cela veut dire, pour un homme, d’aller se masturber péniblement dans un triste réduit d’hôpital, en regardant des revues salaces ou des films pornos, pour éjaculer dans une éprouvette, puisque c’est ainsi que ça se passe, paraît-il ? Déjà, donner son sang n’est pas si facile. Là, c’est peut-être la vie qu’on donne, un enfant naîtra avec nos gènes, nos traits, deviendra peut-être un génie ou un criminel, et nous ne saurons jamais rien de lui. Il me semble qu’il faut beaucoup d’abnégation pour être un donneur ou alors, une fois encore, il faudra déshumaniser l’acte et n’y voir qu’un processus technique de fourniture de matériel génétique (Il paraît que dans certains pays, il existe des trayeuses à pénis… C’est propre et rapide, l’efficacité prime).

On peut craindre à cet égard que si les donneurs ne se bousculent pas pour satisfaire la demande, on se mette à monnayer leur production même si c’est aujourd’hui interdit en France. Il se trouvera toujours des officines discrètes, agissant sur internet, pour faire commerce de sperme. En fait, c’est déjà le cas. Si, en France, on doit passer par les Cecos qui relèvent des hôpitaux publics, il existe en Europe et aux États-Unis des banques de sperme privées qui proposent des catalogues en ligne pour choisir les caractéristiques du donneur. Le prix varie alors selon la « motilité » du sperme et l’anonymat ou non du donneur, de 100 à 1500 euros la dose, frais de port en sus, si j’ose dire. Il suffit de cliquer pour remplir son panier et le tout arrive par la poste. Mais là, il faut se débrouiller sans aide médicale.

Comment, par ailleurs, seront « gérés » les donneurs et les stocks ? On a connu un médecin anglais qui s’était institué donneur universel de ses patientes. Il a eu 72 enfants. Hors ces cas extrêmes, comment seront appariés les donneurs et les receveuses ? Quelles « garanties » génétiques seront apportées sur le paillettes ? Il faudra bien faire des discriminations raciales si une femme blanche ne veut pas retrouver avec un bébé métis, ou l’inverse. Certaines femmes ne seront-elles pas tentées par la sélection génétique : un prix Nobel, un grand sportif, une vedette de la télévision ? Cela ne risque-t-il pas de déboucher sur une forme d’eugénisme ? Le marché se développant, il y aura forcément des vendeurs de ce genre de services. Dans toute banque, il y a des banquiers véreux. Derrière l’idéal du donneur désintéressé peuvent se cacher nombre de pratiques douteuses. Ces réalités concrètes doivent aussi être prises en compte.

Bons sentiments

Je sais que, comme avec toutes les avancées techniques, puisqu’on peut le faire, on le fait. Pourquoi se priver d’une commodité nouvelle qui est censée apporter plus de « liberté » aux femmes ? Et on pourra passer à l’étape suivante, la GPA pour les hommes seuls ou les couples homosexuels masculins pour rétablir l’injustice qui leur est faite de ne pouvoir assouvir par leurs propres moyens leur désir d’enfant. La semence, il la fourniront et on organisera bien vite des banques de mères porteuses. Ces trafics existent déjà, en sous-main, dans les pays où l’argent blanchit la morale. Il faudra bien un jour les légaliser chez nous, notamment pour éviter les enfants sans identité et y mettre un peu d’ordre.

Tout cela constitue-t-il un progrès humain ? Je trouve, en tous cas, que cela pose beaucoup de questions sans réponses claires. Mais au nom de quoi s’y opposer, dès lors que les promoteurs de ces avancées sont convaincus qu’elles sont inéluctables et qu’elles se font pour notre bien. Ce qui m’inquiète, c’est que je ne suis pas sûr que les thuriféraires de cette modernité biotechnologique, emportés par leurs bons sentiments et le politiquement correct, soient vraiment conscients du chemin sur lequel ils nous entraînent : est-ce vers ce type de société froide et déshumanisée où tout se règle par l’argent et la technique que nous voulons aller ?

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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