Le populisme montant se nourrit notamment d’une dénonciation permanente des élites qui profiteraient scandaleusement de leur situation pour se partager les meilleures places et se remplir les poches au détriment du bon peuple asservi. Mais la démocratie étant par essence élitaire, puisqu’elle passe par l’élection de représentants, n’est-ce pas elle qui est d’abord visée et menacée par des tentations autoritaires ?

J’ai moi-même travaillé avec le sociologue Michel Crozier, il y a plus de vingt ans, à la rédaction d’un livre dont le titre est clair : « La Crise de l’intelligence, essai sur l’impuissance des élites à se réformer » (Interéditions 1995, puis Points Seuil 1998). Notre projet, pourtant, n’était pas de condamner les élites, mais de s’interroger sur leurs modes de production et de reproduction, en particulier au travers du fameux système des grandes écoles. Ce que nous déplorions n’était pas leur existence, mais leur consanguinité et leur manque de diversité qui aboutissait à un mode de pensée unique et réducteur peu capable de résoudre les problèmes complexes posés par nos sociétés post-industrielles. Il s’agissait donc bien de proposer des pistes pour aider les élites à se transformer pour servir plus efficacement le pays et non de les voir disparaître, ce qui n’a aucun sens, car ceux qui veulent les chasser et les remplacer, deviennent automatiquement des élites à leur tour qu’il faudrait donc éliminer en tant que telles.

Mais qu’entend-on par « élite » ? Le terme lui-même est dérivé de l’ancien participe passé « eslit » du verbe élire. L’élite est donc à l’origine un groupe de gens « élus », c’est-à-dire « choisis » (élire vient du latin « eligere », choisir). Ce sont les autres, au départ, qui définissent ceux qu’ils considèrent comme élites en les reconnaissant comme telles, soit par un choix sentimental, celui des affinités électives, soit par un choix théoriquement rationnel, qui n’est pas toujours dégagé des émotions, celui des élections démocratiques. C’est bien pour cela que lorsque le « peuple », ou plutôt ceux qui s’arrogent le droit de parler en son nom, s’en prennent aux élites pour porter au pouvoir, par l’élection, des Trump, Bolsonaro, Erdogan, Duterte, Salvini et autres leaders populistes, ils ne font que changer une élite pour une autre qui n’est pas forcément plus compétente, ni plus honnête…

Autoritarisme et vulgarité

Il existe aussi, bien sûr, des élites autoproclamées qui s’imposent par la force ou par l’argent, dictateurs qui fomentent des coups d’État, milliardaires qui concentrent abusivement les richesses et corrompent. Ceux-là, nous ne les portons pas dans notre cœur et trouvons leur pouvoir déraisonnable. Ils ne sont l’objet d’aucune élection et ne sont donc, en réalité, aucunement des élites au sens propre, mais des arrivistes. Le paradoxe, c’est que les nouvelles élites que se choisissent les populistes ont tendance, même si elles sont arrivées légalement au pouvoir, à essayer de le conserver par la force et par l’argent en repassant le moins possible par l’élection, en trichant, en changeant les lois à leur avantage, et deviennent donc des élites autoproclamées qui ne sont plus choisies que par elles-mêmes et leurs affidés, laissant le peuple à son dénuement.

Au contraire, les élites démocratiques, objets de l’actuelle vindicte populaire, ont au moins le mérite de se soumettre régulièrement au verdict des urnes et de le respecter. Les citoyens peuvent toujours choisir de les reconduire ou de les éconduire. Ainsi, on a du mal à comprendre comment des majorités finissent par se faire pour élire des personnages dont l’autoritarisme, l’incompétence, la vulgarité, la duplicité sont patents, qui assènent éhontément des promesses intenables, des mensonges et des contre-vérités et dont on est assuré qu’ils mèneront le pays à la faillite, si ce n’est à la guerre. Car, au moins dans l’histoire récente (mes connaissances historiques sont insuffisantes pour me référer à des époques plus lointaines), les dirigeants populistes, dès lors qu’ils se sont maintenus au pouvoir, ont systématiquement conduit leur pays au chaos : Hitler et Mussolini, évidemment, mais aussi bien Peron en Argentine, Chavez et son sous-traitant Maduro au Vénézuéla, nombre de présidents africains, dont celui qui vient de s’éteindre, Mugabe, n’est pas des moindres. Qu’en sera-t-il de ceux qui encombrent encore le paysage. On peut espérer, tant qu’ils n’ont pas encore totalement privé leurs concitoyens de l’instrument du vote qu’ils finiront par être éliminé par les urnes, ce qui semble possible au regard de leurs récents revers électoraux comme en Turquie, en Russie, en Autriche et en Italie. Rien n’est joué, pourtant, et la démocratie n’a jamais été aussi fragile.

Crise de l’intelligence

Mon ami Michel Crozier, qui faisait pour moi partie d’une élite intellectuelle au sens où je le choisissais comme « maître », simplement parce qu’il en savait plus que moi dans son domaine – élite que les populistes abhorrent tout autant que l’élite politique – est malheureusement décédé. Mais je crois que si nous avions à réécrire « la crise de l’intelligence », nous devrions aussi nous interroger sur l’effacement généralisé de celle-ci au profit du tout émotionnel. Non pas que « les gens », chacun d’entre nous, soient devenus plus idiots. Je pense même que le degré d’intelligence individuelle s’est globalement élevé depuis 30 ans. Mais cette intelligence du « peuple » est en crise parce qu’elle ne cherche plus à comprendre la réalité. Elle s’applique au contraire essentiellement à la tordre pour la soumettre à ses émotions et à ses désirs. Par un mouvement inverse du mouvement naturel de la pensée qui veut que nos émotions trouvent un sens et soient cadrées par la raison, la raison sert désormais à exalter nos émotions et nos sentiments qui, dès lors, n’ont plus de limites.

Le complotisme qui ne cesse de gagner du terrain, en est l’illustration parfaite. Les complotistes sont capables de produire des arguments très sophistiqués et d’apparence très rationnelle pour prouver les théories les plus farfelues auxquelles ils ont envie de croire. Leur intelligence ne sert plus à mettre en doute leur croyance, comme le voudrait l’esprit critique cartésien, mais à la renforcer coûte que coûte de sorte que même les arguments contradictoires sont récupérés et retournés comme arguments supplémentaires. Plus on apportera de preuves que l’homme a été sur la lune, par exemple, à quelqu’un qui refuse d’y croire, plus il interprétera ce faisceau de preuves comme la preuve que notre volonté de le convaincre cache la faiblesse de nos certitudes. D’où la très grande difficulté de détourner un complotiste de son complot.

Les populistes l’ont bien compris qui agissent précisément sur ce ressort. Ils peuvent raconter n’importe quoi à leurs adeptes puisque le but n’est pas de les convaincre rationnellement mais de renforcer leur croyance. Ainsi peuvent-ils sans vergogne, inventer les chiffres les plus fantaisistes sur l’immigration, imaginer un improbable « grand remplacement », soutenir que tous nos maux viennent de l’étranger : ces fausses « vérités » ne servent qu’à entretenir l’idée simpliste que l’immigration est le mal absolu et que sans elle tout irait mieux.

Dénonciations ambiguës

Face à cette perversion de l’esprit et à cette explosion émotionnelle, l’élite démocratique – les élus donc que nous nous sommes choisis – est bien démunie. Elle est censée trouver des solutions rationnelles aux problèmes de plus en plus complexes posés par le vivre ensemble dans nos sociétés d’abondance et les expliquer avec pédagogie, en parlant à l’intelligence des citoyens. Elle n’échappe d’ailleurs pas totalement elle-même aux demi-vérités, aux chiffres tronqués et aux arrangements avec la réalité avec des limites qu’heureusement elle n’ose pas dépasser.

L’exemple du Brexit montre bien toute la difficulté d’un gouvernement raisonnable qui a été déraisonnable en convoquant un référendum sur la sortie de l’Union européenne. Les pro-Brexit ont avancé des arguments tellement énormes et grotesques que les anti-Brexit n’ont pas vraiment pensé utile de les contredire. Et comment contredire ce qui n’avait pas de sens sauf à émettre des énormités encore plus ridicules ? Ils se sont donc contentés d’un discours logique et cohérent sur les bienfaits de l’Union qui n’a pas été entendu par la majorité du pays. Le pire est que, malgré l’absurdité de la situation actuelle, les parlementaires eux-mêmes ont délogé Theresa May, qui essayait de trouver une solution rationnellement acceptable par tous, pour le remplacer par un menteur invétéré, prêt à toutes les pirouettes pour amuser la galerie et qui n’arrive à rien résoudre.

L’exercice démocratique n’est pas non plus facilité par la presse et les médias qui, sous couvert d’en défendre la pureté, en exacerbent les dérives aux yeux du peuple et finissent par accréditer l’idée qu’ils sont « tous pourris ». François de Rugy n’est pas un homme que j’apprécie politiquement (je ne le connais pas personnellement et ne peux l’évaluer que sous cet angle public). Il n’a sans doute pas exercé ses prérogatives de président de l’Assemblée nationale avec une intégrité toute gaullienne. C’est certainement regrettable. Mais il appert, à ce stade, qu’il n’a rien commis de vraiment illégal et qu’il a réparé les irrégularités. Fallait-il le poursuivre de jour en jour, en feuilletonnant ses prétendus délits jusqu’à l’exhiber au pilori et le faire démissionner ? 

En agissant ainsi, comme il l’a fait avec d’autres, le site Mediapart dit vouloir défendre la démocratie. Il doit pourtant avoir conscience qu’il nourrit plus encore le populisme qui se régale de ce dégommage de fête foraine. Il me semble que la presse devrait tenir compte des effets collatéraux de ses bombardements sur les élites. D’autant que les renseignements, ici, ont été obtenus par des moyens douteux – une délation qui ressemble à un règlement de compte – moyens que Mediapart et son fondateur ont condamné en d’autres circonstances. Rappelons que le principe « la fin justifie les moyens » en politique nous vient de Machiavel qui n’est pas réputé pour son esprit démocratique. Et la fin, le harcèlement démocratique jusqu’à démission de la proie, n’est-elle pas elle-même ambiguë si elle amène à une diabolisation de la démocratie qu’on voulait sauver.

Courage décisionnel

Les élites qui nous gouvernent en Europe sont certainement loin d’être parfaites. Il est souhaitable de les contrôler, par les élections, par le contre-pouvoir de la presse, par la rue s’il le faut. Cela nous est encore possible, justement, dans nos démocraties libérales. Ça ne l’est déjà presque plus dans les démocraties qui se disent désormais illibérales. Ça ne l’est plus du tout dans les dictatures populistes qui estiment, elles, qu’elles sont parfaites. Big Brother, si tu nous regardes…

Elles ne sont pas parfaites moralement, mais elles sont en général relativement compétentes et mesurées, elles tentent d’agir avec raison, ne serait-ce que parce qu’elles seront jugées sur leur efficacité à résoudre les problèmes. Elles essaient de comprendre les évolutions du monde et d’en cerner la complexité sans se laisser emporter par l’émotion. Elles travaillent avec leur intelligence.

Que serait un pays sans élites politiques, sur lesquelles je me suis concentré dans ce papier, mais aussi intellectuelles, scientifiques, artistiques, entrepreneuriales ? On peut imaginer, et il existe encore, de petites communautés fonctionnant sans élites, sans dirigeants, ou les décisions sont prises collectivement. Encore faut-il avoir assisté à des réunions de copropriétaires pour comprendre que les décisions collectives ne sont pas si simples. Pour un pays de plus de 60 millions d’habitants, comment arriver à cette démocratie participative où l’on pourrait contenter tout le monde et son père, selon la formule de La Fontaine ?

Pardonnez ma morgue, mais je n’ai pas envie que les décisions importantes pour l’avenir soient prises par le gilet jaune Éric Drouet, customiseur d’automobiles, ou l’autre, avec sa casquette à l’envers dont j’ai oublié le pseudonyme anglais (Butterfly ?) qui veulent « dégager » toutes élites. Ce n’est pas du mépris, mais je pense en mon âme et conscience, après les avoir trop entendus ânonner des absurdités, qu’ils ne comprennent pas grand-chose au monde qui nous entoure et qu’ils ne cherchent pas à le comprendre au-delà de leurs problèmes personnels. Je ne fais guère plus confiance à Marine Le Pen qui s’embrouille dans les euros et les écus et n’a pour seul viatique intellectuel que sa haine de l’immigré, ou même  à Jean-Luc Mélenchon dont la culture et les analyses sont solides, mais qui vénère le guillotineur Robespierre, soutien l’affameur Maduro et se prend pour la République. De la graine de dictateur.

Oui, je préfère nos imperfections démocratiques et nos élus perfectibles. Moi qui prétends avoir un peu réfléchi et écrit sur notre société et notre économie, il y a bien des décisions que je serais incapable de prendre tant leurs attendus sont inextricables et leurs conséquences imprévisibles. Je salue le courage de ceux qui les prennent, dussent-ils se tromper, s’ils savent aussi corriger leurs erreurs et en sachant nous-mêmes que nous pourrons en élire d’autres s’ils persistent dans ce qui nous semble une mauvaise voie. Rappelons-le une dernière fois : dans une démocratie, les élites sont celles que nous nous donnons et nous reconnaissons comme telles, nous pouvons les démettre ; dans tous les autres régimes, elles sont imposées au peuple qui n’a d’autre choix que de s’y soumettre.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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