Il n’y a que des petits bonheurs

Chercher le grand bonheur, c’est ne jamais le trouver. Le temps qui passe ne l’épargne pas. La romance quand elle dure finit souvent en ménage, au mieux dans l’amour-amitié. En se risquant à la quête du bonheur toujours, nous encourrons les flétrissures du temps et les affres de la monotonie. Romantisme no future ! Quand on pense atteindre la félicité, après bien des méandres, la désolation est assurée. Le bonheur n’est pas au rendez-vous. Et point de sérotonine pour le trouver. Pire encore, soutiennent Éva Illouz et Edgar Cabanas dans leur ouvrage Happycratie (éditions Premier Parallèle. Août 2018) qui expliquent comment l’obsession du bonheur est devenue une prescription tyrannique et, partant, une industrie juteuse exhortant les individus à être positifs à tout prix: faire du sport, mieux consommer, méditer, se relaxer, trier ses déchets, acheter bio et équitable, prendre soin de soi, écouter ses envies, être inspiré, analyser ses émotions… « Tout incite à se méfier de ceux qui prétendent détenir les clés du bonheur », disent les deux auteurs.

Il n’y aurait pas plus de bonheur durable que de beauté inscrite dans l’éternité. D’ailleurs, rares sont les individus qui avouent connaître une vie comblée. La tendance générale est de voir le long terme comme une peine à endurer. Qui peut dire, au crépuscule de la vie, sans forfanterie aucune, qu’il a vécu des années pleines d’enchantement. Quand on se rend compte finalement que la vie n’a pas été si chagrine, c’est à postériori. Si le bonheur induit l’Immortalité ou l’éternité, alors nous ne parlons plus de plaisir mais de mystique. Bref, le bonheur au sens commun, est le plus souvent affublé du signe négatif car il se définit comme une absence de tourment ou de contrariété.

Pauvres de nous ! Voyons du côté des philosophes s’ils nous rassurent. Les approches du bonheur sont en clair obscur. Ce n’est pas l’anthologie thématique du philosophe Alain, dans ses « Propos sur le bonheur », qui suffira à nous orienter. « Pour lui, vivre, c’est déjà être heureux ». Concédons que la leçon du bonheur ne se résume pas à un manuel. Si le souci est de vouloir le bien être complet à tout prix, il faut peut-être sacrifier la vérité et vivre dans l’illusion. « Notre bonheur ne consistera jamais dans une pleine jouissance, où il n’y aurait plus rien à désirer » soutient Leibniz. Pour Schopenhauer, le bonheur est toujours un regret car, trop fragile, à peine ressenti, il disparaît. C’est pour lui, une sorte de moindre mal. Ou bien nous ne pouvons que le désirer. Comme un espoir. Mais impossible d’en être assuré. « Le bonheur n’existe pas. Il n’existe que des instants de bonheur » soutient Voltaire. Les états du bonheur sont bien changeants. Pour Nietzsche, souffrance et bonheur, douleur et plaisir marchent ensemble: c’est la vie. La souffrance peut être bonne et même nécessaire. Marcel Proust décrit le bonheur comme l’illusion que pourrait prolonger une joie (un plaisir) dont on sait qu’elle ne naît que pour mourir. Bref, le bonheur ne se laisse pas aisément définir. Il réside quelque part entre sagesse et amour. Chez les poètes, on peut le trouver à l’adresse « plénitude ». Le mot plénitude traduit avec poésie cette dimension singulière du bonheur : être en accord avec soi-même. « Le bonheur ne se trouve ni dans l’effort ni dans la lutte acharnée, mais réside là, tout proche ; dans la détente, dans l’abandon, dans la sérénité et dans la plénitude physique et morale » écrit l’écrivain Tahar Ben Jelloun. Faut-il désespérer le bonheur ? Si chacun cherche le bonheur, n’est-ce pas parce qu’il arrive que nous en ressentons la possibilité, que nous en éprouvions le goût et que nous souhaitons revivre cette sensation ? Où donc trouver le bonheur ?

Albert Camus déplore dans ses écrits qu’il faille avouer son bonheur et s’en excuser comme si c’était une faute. Confier être heureux est mal vu. Dans son œuvre, il souligne le paradoxe du bonheur. Qu’il s’agisse de Meurseult dans L’étranger, du docteur Rieux dans La peste ou de Clamence dans La chute, les personnages des œuvres de Albert Camus se disent en général heureux alors même qu’ils peuvent être en proie au désespoir. Gaston Bachelard ouvre une perspective plus prometteuse. Il promeut le bonheur de vivre et de penser, de faire passer la vie dans la pensée, parfois le temps d’un silence, le temps d’un amour, le temps d’un poème. C’est ce chemin que nous suivons.

Certes le bonheur est le but de tout être. Chacun vise à ce qu’il perdure, assurant l’équilibre du corps et de l’esprit à l’abri des souffrances et des inquiétudes. Mais quand bien même il entretient le goût du définitif, de l’éternité, il reste un sentiment passager, un instant dit Voltaire. C’est l’intensité de l’instant dans l’illusion de la continuité, dans l’idée que cela peut durer, mais seulement dans l’idée. Mais c’est dans le présent, voire dans l’instant, qu’il est possible de le saisir, d’en éprouver la quintessence, dans une sorte de satisfaction ontologique et existentielle qui nous fait nous sentir pleinement nous-mêmes, au moment présent. Pour éprouver du bonheur ou l’idée du bonheur, peut-être faut-il satisfaire au bonheur d’un autre. S’il y a une raison du bonheur, c’est dans la multiplicité. Camus parle du bonheur au pluriel. S’il y a une grandeur du bonheur, c’est sa singularité. Le moment du bonheur est passager mais il éprouve le sentiment de lointain. Il lui faut être au large, comme un voyage au long cours. «Encore un instant de bonheur », dit Henri de Montherlant. Les bonheurs se vivent en petite dimension, par épisode éphémère. Des bonheurs passagers mais mémoriaux. Des bonheurs éclairs. Il n’y a que des petits bonheurs.

Madame nostalgie

Il existe, dans notre mémoire, un port d’attache qui ressemble au bonheur paradoxal et nous transporte dans des sentiments universels où la tristesse, avec un léger sourire, le dispute au plaisir : la nostalgie ! Ce sentimentalisme si commun que nous ressentons tous, à des degrés divers, nous procure un affect dont on ne sait s’il nous peine ou nous remplit d’allégresse. Une chose est sûre, que le sourire regrette ou que le regret sourit, cet art de la mémoire qu’est la nostalgie nous hante et nous chante, faisant tenir, dans la même pensée, le doux amer et l’espérance. « Madame Nostalgie, tu rêves, tu rêves, tu rêves… » (Serge Reggiani).

Dans L’irréversible et la nostalgie (Champs Flammarion. 2011), Vladimir Jankélévitch souligne la dimension paradoxale du sentiment nostalgique. Ildistingue trois types d’attitudes devant cette « toute puissance de la temporalité » : la résistance à l’irréversible, la complaisance à l’irréversible et le consentement à l’irréversible. En chacun d’entre nous, un monde disparait et rien ne peut ramener ce manque infini. « Il y aurait ainsi la nostalgie du temps, d’un temps révolu, irréversible, qui plus jamais ne sera celui qui a été vécu, et celle du lieu qui serait a priori un mal plus curable, une nostalgie plus guérissable dès lors que le retour est un horizon ». La nostalgie n’est donc pas le simple regret d’avoir connu une chose ou une autre, mais le regret d’avoir été ce qui ne sera jamais plus, le temps ayant fait son oeuvre. Comme tout exilé, citoyen d’une ville ou d’une république invisible, le nostalgique est en même temps ici et là-bas, présent et absent. Quand il est présent ici par le corps, il se sent absent par l’esprit, et inversement : « l’exilé a ainsi une double vie et sa deuxième vie, qui fut un jour la première, et qui peut être le redeviendra un jour, est comme inscrite en surimpression sur la grosse vie banale et tumultueuse de l’action quotidienne » (op.cit. L’irréversible et la nostalgie). A cet égard, nous sommes tous les exilés de notre propre enfance.

Dans la société moderne où la vitesse impose son rythme, l’arrêt à la station « nostalgie » est reposante et consolante. En cette halte se retrouve celui ou celle qui soudainement se sent submergé par un événement que sa mémoire affective a chéri comme inspiration d’un récit sans écrit, produisant une sorte de petite mythologie personnelle. La nostalgie a la faculté d’arrêter le temps, d’éterniser l’instant, pour nous faire sentir une absence et l’impossible résurrection du passé. Cet absent supposé manquant, est là, niché à l’intérieur, non pas comme un souvenir figé, mais comme une petite cantate qui s’impose dans notre album de musique. Il y a ainsi un aller-retour entre passé et présent. Friedrich Nietzsche, évoquant le mythe de l’Eternel retour, souligne qu’il ne faut pas chercher le bonheur dans une durée continue ou dans une vie perpétuelle mais dans ce qu’il appelle « des instants d’éternité ». Pour le philosophe allemand, l’instant d’éternité est ainsi celui qui répète à l’infini les meilleurs moments de la vie sans que rien ne soit modifié. Cette inflammation du passé est bien plus qu’un souvenir, c’est une sorte de « bonheur à retardement », c’est l’instant éphémère d’un roman personnel qui ne sera pas couché sur le papier, identifié par un air de musique, par un lieu, une odeurun visage. La nostalgie reconstruit un moment de bonheur qu’on identifie comme tel par le jeu du temps qui passe et qu’on aimerait retrouver. Plus qu’un sentiment, elle est une façon de retrouver les sensations choisies de son enfance, de se reconnaître à des moments clés de sa vie, témoins de ces détails primordiaux qui pour les uns ont conduit à l’amour, pour les autres à la connaissance, pour les troisièmes à la constitution de sa propre personnalité. Aspiration à l’essentiel, la nostalgie va à l’origine de ce qu’on est, là ou une intimité indélébile s’est éclose, un lien secret qui fonde notre personnalité, là où on a aimé et été aimé, là où se compose l’énigme du bonheur, et peut-être s’ébauchent des choix à venir. Elle est peut-être aussi l’attitude qui permet de faire surgir l’inconnu qu’on porte en soi, une sorte d’examen de conscience, de méditation sur soi-même. L’instant nostalgique est cet instant absolu où se délie l’imagination, pour la vie à venir. En ce sens, la nostalgie ressemble à une mythologie. Dans son ouvrage Anthropologie du point de vue pragmatique (Bibliothèque des textes philosophiques. Vrin. 1994), Emmanuel Kant soutient que la nostalgie rend possible la reconstruction d’un passé personnel. Cette dimension du temps ravit, elle fait du bien, elle est anti stress, résiliente. Elle délivre un message qui aide à évacuer le réel. Par la magie de la mémoire, quelque chose de simple, un sourire, un geste, une chanson prend de la grandeur, de la valeur, et préserve de l’oubli.

Patrie, enfance, maison, les lieux de la nostalgie signalent des attachements primordiaux. Dans le mot nostalgie, on trouve « nostos », le retour, et « algos », la douleur. La nostalgie, c’est ainsi la quête d’une unité perdue, le mal du pays avec son corollaire, la « douleur du retour ». Elle exprime le besoin de retourner à ces instants fondateurs d’amour, d’émois fondamentaux, par exemple, la maison de son enfance ou sa patrie, besoin de reconnaître certains épisodes fondateurs de sa jeunesse. Les romantiques évoquent le regret du pays perdu. Les antiques les ont précédé. L’Odyssée est « l’épopée fondatrice de la nostalgie » (Milan Kundera. Folio Gallimard. 2003). Ulysse est le type même du héros nostalgique. Chez le héros grec se concentrent à la fois le regret d’Ithaque, l’insatisfaction de ne pas pouvoir y revenir et le désespoir de ne jamais y parvenir. La nostalgie se développe ainsi sous le signe du manque. Face à ce sentiment, les individus peuvent développer deux types de comportements : soit œuvrer pour la construction d’un monde qui soit à la hauteur de ce qu’ils ont perdu, et ouvrir les bras ; soit se replier sur leur sphère privée comme l’exilé ou le déraciné qui se ferme au monde.

Karl Jaspers parle de l’obsession chez certains individus de retourner chez leurs parents, dans la maison où ils ont vécu leur enfance. Il utilise le mot de Seinsucht, étymologiquement le mal d’être, et l’avaient transposée de l’espace dans le temps, pour désigner le sentiment d’irréversibilité douloureuse liée à un impossible retour au passé ». La maison protège, elle abrite la mémoire, elle révèle la part intime de chacun. En associant la nostalgie à la maison et à l’enfance, Gaston Bachelard parle de « contre-espace » auquel il joint d’autres espaces aimés comme le jardin, le grenier, le lit des parents. « La maison est notre coin du monde », écrit-il.L’enfance, la jeunesse, le culte du désespoir, la paix des cimetières, la hantise de la mort, autant de sujets où la nostalgie prend des accents plus ou moins tragiques.

La nostalgie est aussi un langage, le rendez-vous de tous les oxymores, l’affect doux amer favori des poètes. Ces derniers en ont fait des élégies, les musiciens des chansons, et lorsqu’un peintre s’y engloutit, c’est souvent la mer que dévoile le pinceau. Ou bien des paysages. La nostalgie, c’est le retour à l’invisible, aux bosquets, aux odeurs, aux sons, à la chanson d’amour. L’amour par dessus tout, l’attente du bien aimé. Et puis toutes ces tristesses bienheureuses qui vous étreignent en refrains, en poèmes : souvenirs de jeunesse, premiers moments d’amour, larmes qui vous viennent aux yeux, des lettres qu’on s’écrit en consultant les poètes, épuisant Arthur Rimbaud, Serge Essenine et même Paul Géraldy. Largement évoquée en littérature notamment par la veine romantique, son emploi est passé dans le langage courant, « la nostalgie s’ouvre dans un éventail de sentiments […] se contamine avec toutes les formes d’une sensibilité qui connaît l’abandon à la rêverie et la blanche torpeur du spleen, elle devient en somme le rivage sensible, dentelé et irrésolu de la mémoire » (A. Prete. Colloque Nancy. 30 Nov 2017).

Soulignons la parenté de la nostalgie avec le désir. L’étymologie indique que le mot désir, en latin « de-sideratio » veut direla nostalgie d’une étoile. Le désir est en cela une nostalgie qui signe le regret d’un bien merveilleux et absolu. Comme le désir, la nostalgie ne nous permet pas d’atteindre la satisfaction ultime. Il y a un haut le cœur dans le sentiment nostalgique, quelque chose entre l’ivresse, la nausée et le vertige, dont le caractère éphémère nous étreint car on sait qu’au bout, il n’y a que déception. On sait qu’on ne retrouvera jamais le moment chéri de sa jeunesse, cet objet indéterminé qui vous a fait vibrer, cet idéal introuvable qui vous fait trembler. Pour Jean Starobinski qui a consacré tout un ouvrage sur le sujet (Le concept de nostalgie. 1966), la nostalgie est une « virtualité anthropologique fondamentale ». Madame Nostalgie, une histoire d’amour, l’amour du foyer et d’une mère pour son enfant, l’amour de deux amants et le premier baiser, l’amour-amitié à la vie, à la mort…

Disques vinyl, formica, coffrets yéyés, 4L et Deudeuche, notre époque de papy et mamy boomers est plus que jamais nostalgique. Elle bat tous les records en matière de commémorations, rediffusions, émois rétrospectifs et autres anniversaires, confirment les enquêtes. La mode rétro, le patrimoine, la multiplication des vides-greniers et le retour des traditions locales en témoignent. Revival, vintage, et rétro s’installent dans le vocabulaire domestique. L’authentique devient vecteur d’innovation. Le rapport au temps et à l’Histoire change. L’appétence pour le passé augmente. Bref, les individus ont besoin d’une pause, d’une ressource, non d’un regret, d’une ivresse. Ils sont en quête de moments qui inspirent, témoins de l’enfance, de certains évènements singuliers de notre vie, d’instants précieux de leur existence personnelle et professionnelle. La nostalgie a ses lieux favoris : les cafés, les marchés. C’est là qu’elle rassemble et se fait partageuse. Les petits bonheurs nostalgiques sont universels. Savourer la nostalgie pour mieux gouter l’histoire et refaire le monde à l’aune de ses souvenirs. Dans les temps rudes, quelques bouffées de nostalgie font du bien et permettent de surmonter les vicissitudes du présent autant que les peurs de l’avenir.

La nostalgie a ses chanteurs préférés, Barbara, Yves Montand, Jacques Brel. On chante quand on est heureux. On chante l’amitié, les copains, les virées, et même l’école. Ces retrouvailles agréables ont une fonction de réconfort. Parce qu’elle se donne immédiatement, la musique est sans doute l’art qui se prête le mieux au sentiment nostalgique. Les mots manquent pour décrire ce sentiment qui cherche à « éterniser » l’instant. L’instant nostalgique, lorsque le temps désiré intensément, revient sur lui-même, est ce moment suspendu ou l’on peut s’authentifier en nous donnant le goût de notre identité personnelle. Aussi bien, aimons-nous que ce moment chéri revienne, éternellement.

Dans le jardin du passé se chante « la grande mélodie à laquelle coopèrent choses et parfums, sensations et passés, crépuscules et nostalgies, et puis les voies singulières qui complètent et parachèvent la plénitude de ce chœur »  (Rainer Maria Rilke in Notes sur la mélodie des choses), quand l’amour fleurit promettant les passions infinies. Vivre pleinement chaque instant, même si cet instant se conjugue au passé. Même si les fleurs sont éphémères, il faut respirer senteur à pleins poumons pour maintenir la fraîcheur des souvenirs, faisant oublier nos inutiles lamentations sur les racines. Que tout change pour que tout demeure ; « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change»   

Le sujet nostalgique est le contraire du sujet identitaire. Alors que le moi identitaire privilégie la racine, la nature, le chez soi, l’espace de prédilection du nostalgique est celui de la langue, de la culture, de l’exil. « La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie » avance Albert Camus. A la barre des témoins, on rencontre Thomas Mann, Stefan Zweig et les artistes viennois. Vienne, ville nostalgique par excellence, ville de fin de siècle d’un empire déclinant, mais aussi creuset de la dynamique créative du XXe siècle naissant, dont la littérature d’avant-garde (Robert Musil), la psychanalyse (Sigmund Freud), la musique sérielle (Arthur Schönberg), ou la peinture (Gustav Klimt, Egon Schiele, Otto Dix, August Macke..) furent les symboles clés. Le philosophe George Steiner, auteur de la nostalgie de l’absolu  (10/18)  incarne cet esprit de l’époque, à la fois hanté par le déclin de la Vienne foisonnante et cosmopolite et fasciné par la modernité naissante de l’Apocalypse joyeuse annoncée par la guerre. Curieusement, Freud n’a pas consacré d’étude spécifique à la nostalgie. Il a toutefois rédigé, en 1915, un texte intitulé en allemand Vergänglichkeit, traduit tour à tour par le sentiment de l’éphémère ou par la passagèreté. Petit bijou littéraire, ce court article est paru dans un ouvrage commémoratif collectif de la Société Goethe de Berlin (Das Land Goethes). Il décrit la nostalgie comme l’investissement intense (Sehnsuchtsbesetzung) de l’objet absent ou perdu, qui, en raison de son caractère inguérissable, ne cesse d’augmenter.

Ce bon vieux temps moderne

Le passé serait source d’action. La nostalgie serait à la fois « fin » et « commencement » comme le sous-entend Paul Valéry quand ce dernier parle du « temps du monde fini qui commence ». Voilà qui semble paradoxal. La nature double de la nostalgie nous comble d’aise. Elle ouvre au présent l’idée du passé correspondant avec l’avenir. Vladimir Jankélévitch montre que l’irréversible ne conçoit qu’une seule issue: le consentement joyeux de l’homme au futur, au progrès, à la création. Le temps destructeur se transforme en temps constructeur. Les jours passent tandis que les moments heureux restent. Mais ils nous apostrophent. Loin d’être un frein au progrès, la nostalgie ne joue t-elle pas le rôle de pont entre passé et futur ? N’est-elle pas cette humeur positive permettant de mieux « sentir » l’avenir ? Les nostalgiques ne sont-ils pas les mieux placés pour juger des bonheurs passés et des promesses futures ? Au risque de paraître désinvolte, l’idée que nous voulons défendre est qu’éprouver de la nostalgie, c’est bon pour le moral ! Et même pour la matière grise. « La nostalgie est, elle aussi [comme Ulysse], rusée et polytrope, aux milles tours. » (Barbara Cassin. La nostalgie. Autrement. 2013. )

« Dans le temps », j’aime cette expression. Telle est l’inspiration nostalgique: « habiter dans les vagues et ne jamais avoir d’asile dans le temps », écrit Rainer Maria Rilke. Dans le sentiment de l’irréversible qui se manifeste à travers l’expérience de la nostalgie, Vladimir Jankélévitch montre que ce n’est pas le désespoir qui mène la danse mais, une « invincible espérance » et peut-être bien une nostalgie du progrès qui donne valeur à notre présent. « Si le progrès est mort, rien n’est plus à espérer » écrit Feodor Dostoievski. Il faut donc s’évertuer à faire revivre cet objet perdu par la nostalgie. Faire en sorte que la nostalgie reste l’ami traditionnel du progrès et qu’elle nourrisse la créativité. La nostalgie aurait donc, en ces circonstances, un avenir, non pas radieux, mais plein d’espérance.

Notre existence est ainsi faite, tout autant de bonheurs passés que de promesses d’avenir. L’ombre du passé est force d’inspiration. « Ce que l’on appelle vulgairement nostalgie n’est pas ce qui tire en arrière, mais ce qui pousse en avant les hommes d’action, et en particulier les révolutionnaires. (…) Par chance pour notre pays, les révolutionnaires de 1789 ont eu la  » nostalgie  » de la République romaine, souligne Régis Debray. (Message à François Hollande, 0ctobre 2016)…/…La nostalgie a cette vertu paradoxale de nous extraire de la mêlée aveugle du momentané par le biais romantique; dès lors, elle est potentiellement porteuse de lucidité, en ce sens qu’elle permet « d’élargir la focale » du quotidien, de contextualiser, de comparer. Maintenue dans de strictes limites, elle offre l’occasion d’une remise en cause permanente ». En ce sens la nostalgie n’est pas un frein au progrès mais une sorte de compagnon modérateur. Le progrès lui même n’est d’ailleurs pas toujours celui qu’on croit. Il contient en lui ses propres freins. « S’il peut y avoir un progrès moral, ce qui n’est pas sûr, il est fait comme tous les progrès, en même temps de pertes, auxquelles on est, pour des raisons évidentes, particulièrement sensibles, et de gains que l’on aperçoit peut-être pas encore » écrit l’écrivain Robert Musil. « Nous restons en avant et nous marchons sur place », ajoute le satiriste viennois d’avant guerre Karl Kraus pour qui,« le progrès n’est pas un mouvement, mais un état, et un état qui consiste à se sentir en avant, quoi que l’on fasse, sans pour autant avoir besoin d’avancer. Il n’y a rien dans ce qu’on appelle le progrès qui permette de le percevoir comme une marche en avant ». D’ailleurs Karl Kraus, dont les positions sont très en avance sur son époque, notamment en matière écologique, donne aussi le sentiment d’être très conservateur. Ses combats, la préservation de la nature, sa défense de la langue, sont s’apparence des combats tournés vers le maintien de la tradition et des valeurs mais commente Jacques Bouveresse, dans son livre sur Karl Kraus et la guerre ( op.cit. Les premiers jours de l’humanité) « on peut parler d’une attitude conservatrice au service du progrès ». Le refus du passé qu’expriment les progressistes purs et durs se révèle, à l’analyse, « la manifestation du désespoir d’une société incapable de faire face à l’avenir » soutient Bouveresse.

Il existe aussi une certaine nostalgie du futur. « C’est en Utopie qu’il fait bon vivre, c’est en Poésie que le cerveau s’épanouit et que le cœur fait boum ! » écrit le philosophe et poète Michel Deguy. « Ce monde, ce pays, d’« Utopia » cette île, dont on a la nostalgie, non pas de ne plus  y être, mais de ne pas encore y être parvenu, c’est  la nostalgie du futur ».

      Il y a un an, nous commémorions le cinquantenaire des évènements de mai 68,. Pour ma part, avec nostalgie. Je reconnais dans ce phénomène inédit de prise de parole sur le pavé des villes, l’instant d’un bonheur collectif qui a marqué une génération entière. Mais surtout, ce que les mots martelés sur la chaussée des boulevards ont signifié, c’est l’impatience du futur. Une attente vite déçue. Et voilà que pour certains d’entre nous, cinquante ans après, se manifeste la nostalgie de cette impatience. Où l’on éprouve, remués par un plaisir renouvelé, cette suspension du temps, cette parenthèse où se sont manifestés la joie de vivre, le plaisir de discuter, le désir de rompre avec une société ordonnée où chaque chose était figée à sa place. Mai 68 a offert à toute une classe de jeunes l’avantage incroyable de pouvoir s’arrêter un instant, pour entamer une immense conversation publique et vivre une expérience poétique du politique. Comme si, en un printemps, le monde soudainement s’agrandissait. Bref, vivre un moment historique, avoir le sentiment de faire l’histoire, même pendant un court instant, cela rend heureux. Comme rend heureux cette invitation d’Albert Camus.  « Je peux tout nier de cette partie de moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf ce désir d’unité, cet appétit de résoudre, cette exigence de clarté et de cohésion. » (Albert Camus  le Mythe de Sisyphe).

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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