Nous voici donc cloîtrés dans nos demeures par la libération soudaine et généralisée d’un microbe, « une vie minuscule » selon l’étymologie grecque de ce mot (micro-bios), dont on ne sait même pas si c’est vraiment un « être vivant » ou une demi-chose. C’est un parasite en tous cas qui a besoin de nous pour se nourrir, se développer, pour exister ; un virus, comme nous en avons des milliards dans notre corps, plus que de cellules, et dont avons réciproquement besoin pour vivre et évoluer, mais virulent, celui-là, destructeur, surtout pour ceux dont les défenses immunitaires sont affaiblies. Insaisissable, invisible, se propageant au vent de notre haleine, s’infiltrant par les portes de notre visage, il nous oblige à les fermer aux autres et nous laisse confinés et anxieux, pas loin de succomber à la panique de manquer de pâtes, de farine et de papier-toilette.

Cela seul devrait nous rappeler à un peu plus d’humilité. Nous pensions plus ou moins consciemment avoir vaincu la maladie et voyions les pandémies comme des maux d’un autre âge ou d’un tiers-monde « attardé ». Et l’une d’elles ressurgit plus violente aujourd’hui dans nos sociétés « développées » qui se croyaient protégées de toutes les misères du monde par leurs riches frontières et leur puissance technologique.

Saisis de stupeur devant notre impuissance nouvelle, nous nous sommes mis à chercher de tous côtés les causes de ce malheur, ses responsables et ses coupables, comme autant de boucs émissaires : la mondialisation, le tourisme, les transports, le commerce, l’État, les pangolins, les Chinois, les chauves-souris, le libéralisme, les voisins, les autres, les riches, les pauvres, les masques, les respirateurs, sans parler de toutes les théories complotistes…

Nous semblons oublier qu’il y a un seul responsable direct, le coronavirus, et que sauf à lui attribuer une conscience morale, il est totalement irresponsable. Il est apparu, il disparaîtra, ou il mutera, deviendra peut-être inoffensif, comme des millions d’autres avant lui – il est possible que les virus soient apparus avant même les bactéries – et comme des millions d’autres après lui. Nous n’y pouvons pas grand-chose. Nous pouvons essayer de nous défendre des plus nocifs en aidant notre système immunitaire par des précautions et des médicaments appropriés, mais vraisemblablement de nouveaux apparaîtront ou ressortiront du passé. Nous pouvons lui compliquer la tâche en évitant de la transporter à travers la planète (mais les grandes pandémies n’ont pas attendu la mondialisation pour se répandre partout). Nous ne pourrons jamais éradiquer les virus ou les bactéries tout simplement parce que nous ne pouvons pas vivre sans eux. Les détruire serait nous tuer.

Faute pour nous d’admettre modestement cette réalité, cette pandémie projette une lumière crue sur notre prétention toujours présente et toujours plus grande à nous croire « comme maîtres et possesseurs de la nature » selon l’injonction cartésienne que l’on sait pourtant trop réductrice. C’est ainsi que fleurissent quotidiennement dans les médias ou sur les réseaux sociaux les discours et les commentaires de ceux qui « savent » ce qu’il faudrait faire pour « maîtriser » le virus, au nom d’une rationalité immédiate et simpliste qui ne tient pas compte de la complexité humaine. Revenons sur quelques-unes de ces « solutions » miracles qui ne résolvent aucun problème mais donnent surtout à réfléchir sur les paradoxes de notre société.

Anticipation

Nos gouvernements sont accusés de ne pas avoir su anticiper l’épidémie. Mais anticiper quoi ? On leur reproche, en fait, de ne pas vraiment avoir compris, avant tout le monde, ce qui allait se passer, alors que personne, même la plupart des scientifiques, ne pouvait l’imaginer. En janvier et en février encore, nombre d’autorités médicales, sans doute trompées par les chiffres chinois, ne s’alarmaient pas plus que ça et comparaient le Covid à la grippe saisonnière. Une semaine ou deux ont-elles été perdues ? Qui aurait accepté que l’on soit confinés dès la fin février, à un moment où la menace était encore incertaine ?

Manque des masques, de respirateurs ? A partir du moment où il n’y avait pas de stocks, même en s’en préoccupant dès janvier, il était déjà difficile de s’approvisionner et de passer en un mois de 170 millions de masques au milliard estimé nécessaire pour les masques et de 5 000 à 15 000 pour les respirateurs. Est-ce d’ailleurs suffisant ? Si l’on veut donner des masques à tout le monde, à raison minimum de deux par jour et par Français, cela fait 130 millions quotidiens. Nous aurions tenu une semaine… Quant aux respirateurs en surnombre, quand l’épidémie sera passée et qu’il ne serviront plus, on nous dira bientôt que c’est du gaspillage de l’argent public

D’une manière plus générale, qu’est-ce que veut dire anticiper l’imprévu ? Comment parer un coup dont ne sait pas d’où il vient, quand il va arriver et par où il va être porté ? Ce virus-là demandait (peut-être) des masques, des respirateurs et mobilise les services de réanimation. Mais le Sida, qui a encore fait 770 000 morts l’an dernier, n’avait que faire de masques ni d’oxygène, il lui fallait plutôt des préservatifs. Et si le prochain microbe, cholérique, dans dix ans, nous donne à tous une incoercible diarrhée, reprochera-t-on à l’État de ne pas avoir entreposé et renouvelé tout ce temps des milliards de rouleaux de PQ (quoique les particuliers se sont apparemment prémunis…) ou de ne pas avoir assez construit de stations d’épuration pour venir à bout de nos excréments ?

Nous avons une certitude : des catastrophes vont arriver. Mais lesquelles ? Maladies, tempêtes, tremblements de terre, explosions nucléaires, éruptions volcaniques, tsunamis, météorites ? Que signifierait d’essayer de les prévenir toutes ? Ne plus habiter Nice ni le Bangladesh, déménager Naples, quitter la Californie et sa faille de San Andréas, supprimer toutes les centrales atomiques, construire des lasers anti-aérolithes. Et développer un système de santé paré à toutes les survenues virales ou bactériennes – si tant est que ce soit possible – dont on espérerait qu’il n’ait jamais à servir.

Imagine-t-on le coût financier, mais surtout humain de cette prévention absolue des catastrophes ? Il n’y aurait plus guère, sur la terre, d’endroits où il serait possible de vivre. Nous entretiendrions à grands frais des équipements largement inutiles. Et nous serions contraints de penser en permanence aux possibles malheurs à venir ce qui serait proprement invivable.

C’est la raison pour laquelle nous avons tant de mal à nous préoccuper concrètement du changement climatique qui annonce, lui, des catastrophes prévisibles et quasi certaines. Nous en parlons, mais que faisons-nous pour les anticiper réellement ? Dès que nos gouvernements tentent, timidement, de prendre des mesures préventives, comme la taxation des transports routiers ou l’augmentation du diesel, nous nous rebiffons parce qu’elles sont une atteinte à notre pouvoir d’achat ou à notre liberté de circuler. Et quand les turbulences arriveront, nous accuserons ces mêmes gouvernements de ne pas avoir anticipé ce que nous refusions nous-mêmes de croire.

Confinement

Nous condamner à la résidence surveillée pour une période indéterminée, était-ce la méthode la plus efficace pour nous guérir de la pandémie ? Beaucoup de voix s’élèvent pour dire que le remède risque d’être pire que le mal en raison de nombreux dégâts collatéraux qu’il risque de provoquer : autres maladies mal soignées, dépressions, violences conjugales, faillites en série, chômage, précarité, le tout entraînant une détresse sociale finalement plus meurtrière que les détresses respiratoires. Personnellement, bien que ne me sentant aucunement fragilisé par le confinement que je vis dans une maison avec jardin et avec une retraite pour l’instant assurée, je m’interroge également sur le bien-fondé de cette rétention à domicile qui consiste à arrêter la vie pour sauver des vies, à troquer la liberté contre la sécurité.

Quand on essaye d’approfondir le problème au travers de la littérature scientifique, on s’aperçoit que cette quarantaine généralisée des populations, que certains médecins voudraient encore plus sévère, selon leur logique propre, ne repose, en réalité, sur aucune preuve scientifique de son efficacité et qu’elle risque d’avoir de nombreux effets pervers au moment du déconfinement, notamment celui d’un redémarrage de l’épidémie. Il est probable que la seule quarantaine des personnes fragiles (personnes âgées ou souffrant de maladies affaiblissantes) et des malades officiellement atteints par le virus aurait suffi. Car, en nous protégeant tous aussi radicalement, nous aurons du mal à acquérir l’immunité collective qui est la seule manière radicale de combattre le virus.

La justification objective du confinement, et avouée comme telle par le ministre de la Santé, était de ralentir la contamination pour que le personnel médical et les hôpitaux puissent faire face à l’afflux des cas les plus graves. Cela semble avoir bien fonctionné puisque, malgré une forte pression dans l’est du pays et en Ile-de-France, le système n’a pas été totalement débordé.

Au bout du compte, y aurait-il eu plus de morts sans le confinement, en tenant compte de ceux que le confinement lui-même risque d’induire en dehors des effets du coronavirus ? Nous ne le saurons jamais avec certitude puisque l’on ne peut pas dénombrer ce qui n’a pas eu lieu.

Le problème se pose donc autrement. Aurions-nous accepté, dans nos démocraties protectrices, qu’il y ait beaucoup de morts tout de suite au nom de l’idée que cela pouvait en éviter beaucoup plus de victimes dans les mois ou les années qui viennent et pour sauvegarder notre économie et nos emplois ? Ce raisonnement « utilitariste », qui évalue non pas le bien individuel, mais le plus grand bien pour la collectivité, a été utilisé pour toutes les guerres où l’on partait se faire tuer la fleur au fusil pour sauver la patrie. Il n’est plus recevable actuellement. Au tout début de la Grande Guerre, 27 000 soldats français sont tombés en une seule journée, le 22 août 1914. Qui veut mourir étouffé aujourd’hui pour que d’autres respirent mieux demain ?

C’est pourquoi, devant l’augmentation des morts, et même s’ils ne sont guère plus nombreux, pour l’instant, que ceux provoqués par une grippe saisonnière un peu sévère, les gouvernements, pris dans une sorte d’emballement mimétique, n’avaient pas vraiment d’autre choix que de décider du confinement de leurs administrés, qui approuvent majoritairement cette décision, fût-elle porteuse d’un sombre avenir. Même la Suède, qui avait choisi une voie plus libérale en ne pratiquant qu’une quarantaine sélective, semble être en train de changer d’avis, au vu des décès qui s’accumulent.

Encore une fois, sous l’emprise du « présentisme » qui caractérise nos sociétés, et au mépris du long terme, nous nous réjouissons de l’éclaircie d’aujourd’hui en refusant de voir les tempêtes qui vont suivre. Surtout, il fallait bien faire quelque chose, montrer que nous étions capables, même illusoirement, de contrôler la « bête » sans céder à la fatalité. Ces mesures restrictives de notre liberté, pourtant, quelles preuves en aurons-nous qu’elles en valaient la peine et que nous avons vaincu la fatalité ? Nous avons peut-être gagné une bataille, mais la guerre ?

Science

Notre gouvernement et beaucoup d’autres disent prendre leurs décisions sur la foi des recommandations d’un conseil scientifique. Lequel conseil tient à rappeler régulièrement qu’il ne donne qu’un avis et que la décision finale appartient au politique. Mais ce dernier a-t-il un autre choix que de suivre cet avis ? S’il prend une autre option et que ça tourne mal (notamment selon les critères de la mortalité), tout le monde lui reprochera, y compris le conseil scientifique, de ne pas avoir écouté la science bien qu’elle ne parle que pour sa paroisse. Sa liberté de manœuvre est donc très restreinte.

Pourtant, la lutte contre cette pandémie ne relève pas uniquement de la science. D’une part, parce qu’elle a aussi un impact sur l’intime de nos vies et sur nos relations sociales, sur nos croyances et nos désirs, sur nos modes de vie et nos consciences, et que le politique doit en tenir compte, d’autre part, parce que la science ne sait pas tout. 

En témoignent les polémiques médicales autour du port du masque, des tests ou de la chloroquine. Aucune étude scientifique sérieuse, là non plus, n’est en mesure de confirmer ou d’infirmer que le port généralisé du masque serait une meilleure protection que son absence. Si intuitivement, cela peut sembler une précaution qui, de toute façon, « ne peut pas faire de mal », il appert que, mal utilisé, il peut, en réalité, faire plus de mal que de bien, en nous donnant, notamment, une confiance excessive dans la protection qu’il apporte. Il faut compter avec le facteur humain. En dehors même de la difficulté technique, évoquée plus haut, de produire et de distribuer 100 millions de masques quotidiens, je m’étonne de l’assurance de certains médecins qui s’indignent que nous ne puissions pas tous sortir dans la rue affublés de ce niqab hygiénique, et dont quelques-uns vont même jusqu’à attaquer l’État en justice. Ils tiennent leurs certitudes d’une conviction intime, mais rien ne leur permet, scientifiquement, d’imposer, cette conviction aux autres.

Il en va de même pour les tests. Sans doute nous en manquions. Mais, encore une fois, peut-on être prêts, en permanence et à l’échelle de la population entière, à tout tester, jusqu’aux maladies que nous ne connaissons pas encore ? D’autant que les tests eux-mêmes ne sont pas parfaitement fiables, donnant encore de nombreux faux positifs ou faux négatifs qui demandent, pour avoir des certitudes, de tester plusieurs fois les personnes suspectées d’être porteuses du virus. Il faut certainement multiplier les tests au fur et à mesure du développement de nos capacités à le faire. Mais répandre l’idée, comme le font quelques (ir-)responsables politiques ou médicaux, qu’en testant systématiquement toute la population (avec quels moyens humains et matériels ?), on éradiquera la pandémie, c’est faire croire que le thermomètre fait baisser la fièvre, c’est faire passer de la pensée magique pour de l’esprit scientifique.

Quant à la chloroquine, on a dépassé les limites de l’absurde lorsqu’un institut de sondage, à la demande d’un grand quotidien, a interrogé les Français sur ce qu’ils pensaient de son usage, nous apprenant que 59% d’entre eux y sont favorables. Les médicaments devraient donc être administrés, désormais, non en fonction d’une efficacité rationnellement prouvée, mais selon l’opinion de gens qui n’y connaissent rien et qui ont été convaincus par les âneries simplistes qui circulent sur les réseaux sociaux. L’un des effets secondaires du Covid n’est-il pas de rendre fou ?

Notre difficulté à contenir celui-ci, au contraire, devrait nous ramener a un peu plus de raison et de modestie. Les vrais scientifiques n’ont de cesse de nous rappeler qu’ils ne détiennent aucune vérité stable, qu’ils travaillent sur des hypothèses qui demandent à être vérifiées expérimentalement et que, même si les connaissances autour de ce virus progressent remarquablement vite, on est encore loin de tenir un remède ou un vaccin qui nous en libérera. Aucune solution miracle ne se profile à court terme, n’en déplaise aux idéologues scientistes.

Chiffres

Soumis désormais à la dictature obscure de la transparence, les autorités politiques et médicales se trouvent obligées d’égrener officiellement chaque soir, à l’unité près, le nombre de morts et de contaminés alors même que, pour ces derniers, ils n’en savent rien, puisqu’ils n’ont accès qu’aux cas déclarés et que le seul nombre important serait celui des porteurs légers ou asymptomatiques qui permettrait d’évaluer l’ampleur de l’immunité collective. Quant au nombre de morts attribués au virus, il n’est guère plus fiable. D’un côté, certains seraient morts, de toute façon, des autres maladies qui les habitaient déjà, de l’autre, il est probable que des gens sont victimes du Covid sans qu’on s’en aperçoive.

Chaque matin, les médias nous livrent crûment ces chiffres comme ceux des dernières compétitions sportives (dont ils ne peuvent plus parler…). On apprend donc qu’on a battu des « records » ou, qu’au contraire, on compte moins de décès que la veille, on est repassé « sous la barre » des 1 000 ou des 500 (on est un peu déçu…), on se compare aux pays voisins dont le score est pire, ou meilleur, on accuse les Chinois de tricherie sur leurs résultats et on admire les Etats-Unis qui, encore une fois, vont battre tout le monde…

J’ironise. Mais que veulent dire ces chiffres énoncés bruts, sans jamais être mis en rapport avec d’autres qui nous donneraient une échelle comparative ? 500 morts par jour, est-ce beaucoup ? Actuellement, environ 600 000 personnes meurent chaque année en France, soit un peu plus de 1 600 par jour. 500 de plus, c’est donc une augmentation apparente de 30%. Enorme ! En fait nous ne savons pas si c’est réellement 500 de plus puisque des patients atteints in fine du Covid seraient malgré tout morts pour d’autres raisons. Nous n’en aurons une idée plus claire que dans les statistiques annuelles si elles montrent une surmortalité significative par rapport aux années précédentes, 650 000 décès, par exemple, au lieu de 600 000. Encore cette estimation prêtera-t-elle à caution, car la mortalité pourra aussi avoir monté ou baissé pour d’autres raisons : moins d’accidents de la route dus au confinement, d’un côté, plus de malades chroniques mal soignés faute de place dans les hôpitaux, de l’autre… L’Insee indiquait par exemple qu’en mars cette année, la mortalité était supérieure de 5 000 cas par rapport à mars 2019, mais inférieure de 1 000 cas par rapport à mars 2018, année où la grippe saisonnière avait été plus virulente.

La litanie journalière et journalistique des chiffres, dans notre société comptable, sert essentiellement à nous donner l’impression que les autorités contrôlent la situation et à nous rassurer ou, éventuellement à nous alarmer, pour que nous respections les consignes, bien qu’ils ne signifient pas grand-chose. Notre qualité de vie se dégradant, nous compensons par la quantité de morts que nous aurions prétendument sauvés, ce qui est évidemment inévaluable.

Cette focalisation des médias sur les chiffres et plus largement sur le seul coronavirus qui, malgré sa taille infime, occupe 90% des espaces et des temps médiatiques a, cependant un effet anxiogène pervers. Il semblerait que plus rien d’autre n’existe à travers le monde et nous sommes suspendus à ses caprices. Est-ce bien raisonnable ?

Rappelons-nous, pour les plus anciens, la surenchère médiatique qui avait monté en épingle la « crise de la vache folle » au début des années 1990, une maladie à prions qui affecte le cerveau et la moelle épinière des bovins. L’histoire est longue et compliquée, mais pour résumer, on découvre qu’elle est éventuellement transmissible à l’homme. Des experts autoproclamés vont jusqu’à prédire des millions de morts dans des souffrances atroces. Les journaux s’emparent des informations sans aucun recul, diffusent en boucle la douleur des familles dont un membre est atteint du mal, jouant, comme d’habitude, sur les côtés émotionnels et sensationnels de l’affaire. La consommation de viande chute, les vaches, surtout en Angleterre, où a débuté la crise, sont abattues par millions pour  lutter contre une « épidémie » qui a fait, à ce jour, 223 victimes dans le monde dont 27 en France.

A contrario, les plus anciens encore, dont je fais partie, ne se souviennent absolument pas – c’est personnellement un ami qui m’a alerté – de la « grippe de Hong Kong » (encore la Chine !) qui, en 1968-1969, a tué 1 million de personnes dans le monde et 40 000 en France. J’avais 17 ans à l’époque et lisais les journaux. Je n’ai aucun souvenir d’avoir vu quelque article que ce soit sur le sujet. Le regard médiatique était ailleurs, sans doute tourné vers les événements de mai 68, dont nous sortions, ou la guerre du Biafra qui faisait rage et provoquait une famine dramatique. L’article que Wikipédia consacre à cette grippe confirme que la presse s’y est très peu intéressée et cite en illustration un chroniqueur du monde qui écrit, le 11 décembre 1969, que « L’épidémie de grippe n’est ni grave ni nouvelle. Est-il bien utile d’ajouter à ces maux les risques d’une psychose collective ? ». Dont acte. L’importance d’un événement, voire sa réalité, dépend décidément du regard des observateurs patentés qui n’ont pas craint, en 2020, d’engendrer une psychose collective.

Flou

Que tirer de ce passage en revue et de la mise en perspective des principales données de cette crise du coronavirus (j’ai laissé de côté la partie économique qui appelle d’autres commentaires) ? D’abord que je n’en sais pas plus que les autres et ne détiens aucune vérité. Mais aussi que tous, globalement, nous n’avons aucune idée précise des conséquences de cette crise, des moyens d’en sortir et du temps qu’il faudra. Nous ne pouvons pas faire autre chose que de naviguer à vue en fonction des événements en réagissant le plus souplement possible et avec nos moyens, qui ne sont pas infinis, à cette pandémie dont nous avons implicitement admis qu’elle nous dicte sa loi (nous aurions pu aussi l’ignorer ou la considérer comme négligeable, comme en 1968).

Après un discours par trop belliciste, naguère, j’ai apprécié la récente intervention du Président de la République qui a fait montre d’une humilité et d’une humanité réelles rappelant justement que nous sommes désarmés face à un « ennemi » imprévisible. S’il y a une guerre à mener, c’est une guerre d’évitement, une guerre de « retranchés ».

Ce qui m’apparaît aussi, dans les critiques qui sont faites à la gouvernance de cette épidémie par les opposants politiques ou certains « experts » et journalistes, c’est leur caractère paradoxal. Ceux-ci, qui ont l’avantage de ne pas être aux manettes, s’étonnent que l’État n’ait pas résolu, en un mois, tous les problèmes de masques, de blouses, de tests, de respirateurs, de vaccins, qu’il n’ait pas pris en charge par ses mesures économiques tous les cas particuliers dans une population de 67 millions de personnes aux situations différentes.

S’aperçoivent-ils, quand ils affirment que tout aurait pu être maîtrisé et financé beaucoup plus efficacement ou que le gouvernement reste trop flou sur la sortie de crise, qu’ils se réfèrent inconsciemment à système néolibéral et productiviste que beaucoup d’entre eux dénoncent par ailleurs ? Leurs exigences d’une réponse immédiate à tous les problèmes, quels qu’ils soient, relèvent de cette idéologie matérialiste et techniciste de toute puissance qui voudrait que nos sociétés développées soient capables de soumettre la nature à nos désirs et à notre pouvoir, sans délai. Tout, tout de suite.

La leçon du Covid, c’est que nous devons renoncer à cette prétention et que c’est finalement à nous de nous adapter aux aléas de la nature et du vivant et non le contraire.

Cette leçon peut nous servir de répétition générale pour faire face aux crises à venir, certainement plus nombreuses et plus graves, que provoquera le dérèglement climatique en cours que nous faisons semblant de ne pas voir.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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