Selon la définition en usage, l’état anxiogène caractérise le trouble émotif suscité par un état de malaise, d’agitation, d’inquiétude et d’insécurité. Pour cerner comment se créé une situation de peur prolongée favorisant la possibilité d’une catastrophe humaine par la voie des armes, il est intéressant de comprendre comment se forme et se développe le caractère anxiogène de la guerre.

                    S’il est avéré que les peurs les plus intimes sont la peur du bruit et la peur de perdre l’équilibre, la crainte de la fin et ce qui va avec, la maladie, la mort et la guerre, nous accompagnent toute notre vie. Demandez aux habitants du monde quelles sont leurs plus grandes frayeurs objectives, ils répondront : la guerre mondiale est le plus grand des maux. Au plus profond de notre être, nous craignions tous que la violence soit plus forte que la vérité et que la paix ne soit que provisoire. Dans l’ordre des grandes craintes, après la guerre vient la catastrophe nucléaire, puis la grande panne électrique qui bloquera le fonctionnement des ordinateurs de la planète. Le changement climatique arrive ensuite.

La fatalité des hommes veut qu’on oublie la paix mais qu’on se souvienne de la guerre. Peut-être, avancent certains, à l’instar du philosophe Thomas Hobbes, c’est parce que l’homme à l’état de nature se définit par « la guerre de chacun contre chacun ». Peut-être, comme le soutient André Leroy-Gourhan, parce que la violence aurait ses racines dans l’être biologique de l’homme, dans sa part animale. Peut-être encore, ainsi que le pense Claude Levi-Strauss, parce que les transactions entre les hommes ne se passent pas toujours très bien et que l’issue est la guerre, soit un ratage, un accident fatal dans l’échange. «Le meilleur ennemi de l’État, c’est la guerre » souligne, pour sa part, l’ethnologue Pierre Clastres. Selon lui, la guerre, dans la société primitive,est une finalité centrale de l’individu en groupe, une manière de conserver son indépendance et de refuser la division sociale pour rester homogène. Quelle que soit la raison, la guerre reste comme une trace dans nos esprits, réactivée par le verbe, prête à l’emploi pour susciter les angoisses, comme un épouvantail. Et l’on glose, sans retenue, de toutes les prétendues guerres : contre le chômage, contre l’alcoolisme, contre le terrorisme…

La guerre soulève d’importantes interrogations sur la nature humaine, et parfois dans sa trame structurante la plus intime: jalousie, vengeance, concupiscence, vanité… Pourtant, bien qu’elle hante nos existences, la guerre (la polémologie, disent les philosophes) demeure une matière peu étudiée dans le monde académique, se désolent les « War Studies ». Certains experts affirment qu’avec la technologie, la nature de la guerre s’est transformée. D’autres soutiennent que son déroulement évolue en fonction des situations sans fondamentalement changer la donne. Elle change de visage mais pas de nature. Enfin, les troisièmes estiment que l’on s’achemine vers des guerres dans la paix, combinant des troubles locaux incessants avec une diplomatie globale permanente.

Un mauvais film de guerre

Voilà que de sombres perspectives approchent et accroissent nos frayeurs. Le début du XXIème siècle se présente mal. Le cauchemar d’une déflagration mondiale qu’on croyait d’un autre temps, redevient un référent banalisé. Pour de vrai. Certains, parmi les puissants, se prennent à évoquer le feu nucléaire. L’ennemi se cache aujourd’hui dans tous les recoins.

Feuilleter les pages des journaux ou les sites en ligne devient impossible sans un serrement de gorge et la boule au ventre. Comme le formule, avec une brillante ironie, l’humoriste Pierre Desproges : « L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui » ! Voilà où nous en sommes. L’actualité guerrière est omniprésente. Elle s’impose au quotidien à travers la question des réfugiés, des persécutions politiques ou religieuses, des minorités, des migrants, de la démographie, ou à propos de l’énergie. Ces drames humains sont susceptibles de faire plonger une grande partie du monde dans des guerres sans nom. Dans certaines parties du monde, les conflits sont à l’œuvre, alimentant la chronique d’un univers qui sent la poudre: affrontements entre Russes et Ukrainiens, extension des conflits dans les pays arabes, lutte contre l’armée islamique, permanence des tensions entre Israël et Palestine, Afghanistan, Yémen, sans compter l’instauration de nouvelles dictatures, rien n’invite à des jours meilleurs. La guerre en Syrie en fournit l’illustration chaque jour plus sanglante. En Europe, la propagation des nationalismes, la montée des mouvements extrémistes et des radicalités populistes, ajoutent à l’inquiétude.  Sans oublier les horreurs de la virulence djihadiste, à Paris, à Nice, à Londres, à Tunis ou Berlin. Jamais l’Europe, depuis la seconde guerre mondiale, exception faite de la guerre fratricide en ex-Yougoslavie, n’a enregistré tant de mauvais signaux. « Les guerres sont comme les feux de broussaille, si on n’y prend garde, elles se mondialisent » écrit l’écrivain Daniel Pennac dans la Fée Carabine (Folio Gallimard. 1987). Et autour des flammes de ces incendies récurrents, il y a comme une sale impression que nos sociétés riches et protégées jouent à la guerre, la guerre des autres.

La liste est longue de ces leaders imprévisibles, à la gâchette facile, qui, depuis le début des années 2000, se conduisent en enfants mal élevés, miment les va-t’en-guerre. Rarement le monde n’a vécu pareille déstabilisation, ni air aussi irrespirable. La guerre est dans tous les discours. Les maîtres du monde en ont tous parlé : Donald Trump, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Xi Jinping, Kim Jong-un et même nombre de dirigeants européens, Mateo Salvini, Viktor Orban, Boris Johnson. La thèse de Samuel Huntington énoncée dans Le Choc des Civilisations est devenue peu ou prou leur ligne directrice. Au Brésil, la victoire à la présidentielle du candidat d’extrême droite, Jair Bolsonaro, illustre la progression des courants agressifs à travers le monde. Comme d’autres leaders autoritaires, le petit dernier des brutes impériales a construit sa victoire sur une rhétorique outrancière.  On fait de la politique comme on fait la guerre. Poutine a installé cette façon de voir. Trump parle de conflit nucléaire et rivalise avec le dictateur de Pyong Yong. Ces fanfarons irrespectueux et ignorants, prodigues en mensonges à grande échelle, qui adorent tous deux les westerns, rivalisent, chacun dans leur domaine, de prétention et d’imbécilité. Le grotesque et la misogynie le disputent à la vanité et la menace est leur langage préféré. Est-il possible que les nerfs d’un de ces dirigeants insensés lâchent, par trop plein de pouvoir. Et si l’un ou l’autre appuyait sur le bouton fatidique?  La plus grande menace serait une erreur d’appréciation due à une difficulté à cerner les intentions d’un adversaire déroutant, conduisant à une escalade échappant à tout contrôle. Ambiance martiale! Les grandes puissances se lâchent. Les petites nations ont peur. L’humanité ne cesse de produire et de vendre des armes de destruction massive. La violence de masse serait donc la vérité de notre époque moderne. Qui, dans ces conditions inédites, croit encore que la paix puisse constituer un référent sérieux ?

La crainte du réchauffement climatique est un nouvel entrant dans ce sombre échantillon des présages funestes. Feuilleton annuel d’une guerre d’un autre genre où l’humanité s’autodétruit à petit feu. Les scientifiques sonnent l’alerte. Si les conséquences du changement climatique sont déjà bien visibles, la situation pourrait s’aggraver dans les années à venir. Les enfants du baby boom forment la seule génération qui, sans avoir connu aucune guerre, est capable de penser le suicide et l’autodestruction de la planète. Tel est le scénario du pire. Un scénario que nous écrivons, chacun, dans la désolation de nos esprits craintifs. Confuses, nos misérables turpitudes font la prospérité de la déraison. Déjà le psychanalyste Félix Guattari, dans un texte intitulé Les Trois écologies, publié en 1989 aux Editions Galilée, indique qu’une implosion barbare n’est pas à exclure. Il signale déjà, à l’époque, la dangerosité d’un businessman encore peu connu en Europe, un dénommé Donald Trump :« On peut malheureusement présager la montée de tous les périls : ceux du racisme, du fanatisme religieux, des schismes nationalitaires basculant dans des refermetures réactionnaires », écrit Guattari.

A l’évidence, la guerre reste un de nos fondamentaux, vécu par les Etats comme un comportement supérieur qui contribue à donner du sens à l’histoire car, elle détermine par ses codes et ses traités, de nouveaux équilibres. Il n’a pas suffit de deux conflagrations mondiales meurtrières pour nous dégouter de la violence des hommes. Gagner la guerre est beaucoup plus facile que gagner la paix. La violence est un ennemi forcené qui gagnera toujours. Les vieux démons nous hantent. Encore ancrés dans « la modernité », nous continuons de vivre à l’heure de la dialectique « guerre et paix ».

Le récit de la guerre n’a jamais été seulement une affaire d’état-major, de soldats et de frontières, il est aussi, une affaire d’historiens, d’écrivains et de croyants qui combattent avec leurs plumes sur le champ de bataille des idées. Hommes des Lumières pour certains, romantiques pénétrés par l’idéologie du salut pour les autres, animés par de noirs desseins pour les troisièmes, ils ont promis tout à la fois, la raison, le progrès, la technique et la science, l’universalisme, la maîtrise du destin par la connaissance, la révolution, le bonheur, la liberté, les grands systèmes idéologiques. Mais cet humanisme n’a pas su penser l’histoire coloniale, le fanatisme religieux, le racisme et l’antisémitisme, la haine de l’autre, la barbarie, les camps de concentration. Parmi ces modernes, il y a, chez les uns, une détestation de la guerre, facteur de misère et de désolation, et chez les autres, une sublimation du grand récit guerrier. Ce récit veut que le combat militaire entretient la santé éthique des peuples. L’adversité douloureuse est décrite comme un principe civilisateur, un révélateur de grandeur et de noblesse. La valeur des hommes se révèle dans l’adversité, dans le courage de s’opposer à un ennemi et la camaraderie au combat. « Sans négation, il n’y a rien du tout » pense Hegel, sous entendant la négation d’un autre, le besoin d’un ennemi pour se mesurer. La négation, c’est toujours la négation de quelqu’un d’autre. Pour Hegel, la guerre est une nécessité moderne. L’autre grand penseur de la guerre dans l’histoire, Clausewitz, rappelle aux hommes la violence de l’histoire, convaincu que les hommes, un jour ou l’autre, détruiront le monde. Il n’a pas si bien dit. Cela a failli. Dans sa lignée de pensée se sont succédés Bismarck, Ludendorff, et Hitler.

Le sociologue Edgar Morin, qu’on ne peut soupçonner de nourrir un goût nostalgique pour la guerre, avouait au cours d’un entretien sur France Culture ( Laure Adler. 2015) que l’après deuxième guerre mondiale avait été pénible pour lui. Il avait l’impression que le monde se refermait, se rétrécissait soulignant que le combat pour la liberté avait été pour lui une expérience fondatrice qui donnait du sens à la vie.  Comme si  la guerre était régénératrice, source de renaissance patriotique, de purification, capable d’apaiser les pulsions de mort des esprits les plus pessimistes. Cette conception rédemptrice de la guerre est loin d’être dépassée. Et ceux chez qui la guerre représente la forme absolue de la violence à redouter ne doivent pas minimiser cette façon de voir. Difficile à entendre, les crapules négationnistes et les prétendants génocidaires continuent d’exister. Les références diaboliques à Hitler, Staline, Pol Pot et autres dictateurs nourrissent les propos venimeux des partis extrêmes, prêts à faire table rase pour connaître du nouveau. La force de l’imitation est là. A la lumière des découvertes récentes, les neurosciences nous enseignent que l’imitation est le moyen essentiel de l’apprentissage, explique René Girard. A l’école de la guerre, nous apprenons  que cette histoire n’est jamais finie, mais qu’elle se transforme. Tant qu’on en parle, on la fait.

 La modernité , dans ce qu’elle a de plus vil ou de plus noble (au XIXème et XXème siècle) , n’a en réalité pas cessé de constituer un référentiel de guerre disponible pour le futur. Et même en temps de paix, la menace de la guerre totale s’est affirmée dans les diplomaties. L’urgence va avec la guerre. Les années 60, marquées par les tensions vives entre l’URSS et les USA ont fait craindre le pire, avec « la guerre froide ». Soit, la décision de déclencher le feu nucléaire et de risquer la fin de l’humanité. « Il était moins une », disent aujourd’hui les experts militaires,  reconnaissant que le monde binaire Est-Ouest, a eu très chaud. Les missiles nucléaires étaient prêts à quitter leurs silos.  « Paradoxalement, même si la peur était vive au temps de la guerre froide, le monde était alors plus compréhensible: il y avait deux blocs et l’arme nucléaire faisait régner l’équilibre de la terreur. C’était le temps où Raymond Aron parlait de « guerre improbable et de paix impossible. Dans le nouvel ordre multipolaire qui émerge confusément, la paix n’est plus impossible mais la guerre est moins improbable » (Le Figaro. 1914-2014 : sommes-nous à l’abri d’une Troisième Guerre mondiale ? Entretien avec Jean-Yves Le Naour. Historien. 14/08/2014). La guerre froide a pris fin au début des années 1990. Les ardeurs ne sont pas refroidies. Juste en sommeil.

La possibilité d’une troisième guerre mondiale ?

Nous voilà à un point de paradoxe. Sans cesse, on parle et on reparle de guerre, mais l’Occident reste bon an mal an en paix. Les statistiques sont claires : la violence ne cesse de baisser globalement. Depuis les années 80, les affrontements entre nations font beaucoup moins de victimes.  Les courbes des génocides et autres crimes de masse s’orientent résolument vers le bas. Et pourtant, malgré les faits, les opinions s’alarment et persistent à pointer l’imminence d’une guerre totale. Repris et consolidé par les responsables politiques, le viatique de la guerre se déploie au chevet des nations. L’histoire et la géographie n’ont pas, depuis la glaciation des relations est-ouest, connu pareille tension mondiale. Du moins dans les couloirs des chancelleries et les conférences gouvernementales. Le paysage stratégique mondial est soumis à des déséquilibres nouveaux qui fragilisent la sécurité des territoires et pas seulement dans les zones sensibles dites « à risques ». La chose nouvelle est que les guerres d’ailleurs interviennent de plus en plus dans le « jardin » des gens d’ici, là où la paix des chaumières règne, devant le poste TV. Au coin de la rue, l’attentat ! Les images du terrorisme et des fanatismes religieux, des crimes de guerre et des exactions, avec leur cortège d’atrocités, de victimes et de réfugiés sont sur tous les plans. Certains appellent ces épisodes dispersés et sanglants « des guerres chaudes ». La guerre, c’est chez les autres, mais on se conforte à penser qu’elle est aussi chez nous, le soir, sur nos tablettes, nos écrans ou dans nos imaginaires.

La perspective d’une conflagration totale est régulièrement évoquée dans les tribunes des médias et dans les coulisses diplomatiques. Déjà Kant, à la fin du XVIIIème siècle, prévoyait le caractère nécessairement mondial des conflits du futur. L’histoire lui a donné raison. L’affaire n’est donc pas finie. Ou bien, peut-être, une autre histoire commence, avec des guerres mondiales d’un genre nouveau. Chacun se fait son film. Une troisième guerre de masse avec des millions de morts  – il y a eu 20 millions de morts en 14-18, 60 millions en 39-45 – est-elle possible ? Bien sûr, assure-t-on, aucun puissant en ce monde n’oserait s’aventurer vers une telle option. A l’heure du nucléaire, des sources d’énergie et du bactériologique, cette évocation signifierait des centaines de millions de morts. Pourtant le scénario fou d’un engrenage est dans les esprits les plus placides. Du moins, si les mots ont un sens. Cette guerre d’un autre âge ne se décline pas comme un grand récit, mais comme un film en série, un précipité de paroles et d’images, crimes et batailles visibles en un quart de clic sur YouTube et les réseaux sociaux. Le monde, en peine de qualifier l’époque que nous traversons, cherche ses mots. Il lui manque le phrasé. Pourtant, la guerre des phrases et de l’encre qui prélude aux conflits remplit des pages.

Depuis la date du 11 septembre 2001, le terrorisme fournit l’illustration la plus effrayante de ce nouvel état du monde. Le djihad est le second nouvel entrant dans l’échantillon des présages funestes. « Nous sommes en guerre » assène vigoureusement un ex-premier ministre français, Manuel Valls, au moment des attentats de Charlie Hebdo, du Bataclan et de Nice. « Paris attacks » titrent les tabloids anglosaxons. Le mot « guerre » lui-même est un des vocables les plus utilisés, aussi bien par les peuples que les gouvernants. A l’heure du terrorisme, les « responsables politiques », particulièrement en France, s’accrochent résolument à la phraséologie militaire pour fermer les écoutilles et verrouiller toutes les issues. Ils accomplissent ainsi la prophétie d’Al Qaïda et d’Oussama Ben Laden, qui annonçait que les sociétés occidentales allaient connaître « une vie étouffante ».

       La guerre est donc aussi un langage et les mots sont des armes. Dans ce film de guerre que nous tentons de regarder de plus près, les notions de complot, de conspiration internationale, de manipulation occupent une place clé, (voir chapitre La post vérité). «  Les moyens de communication les plus puissants et les plus modernes offrent au mensonge, désormais « mécanisé », des possibilités susceptibles de le rendre à peu près irrésistible », écrit Jacques Bouveresse, dans Les premiers jours de l’humanité (Edition Hors d’atteinte. 2019). Dans cet ouvrage, le philosophe analyse le rapport à la guerre décrit par l’écrivain Karl Kraus ( Les derniers jours de l’humanité. 1936). « Les mots sont plus que jamais capables de se transformer en armes meurtrières, au pouvoir de destruction quasiment illimité. Pendant les années de la guerre, les plumes ont été trempées dans le sang, et les épées dans l’encre. Une propagande fondée sur l’émotion et la destruction de l’intellect, par laquelle on augmente la tolérance du peuple au mensonge et à la brutalité, accuse ses adversaires des atrocités qu’on commet, et fait croire ses électeurs à une revanche sociale qui n’est en réalité rien d’autre qu’une destruction de la démocratie : voilà qui n’est pas sans résonances avec le comportement de certains dirigeants contemporains ».

La prédiction auto-réalisatrice

Plus troublant encore ! Dans son livre, Un monde de violences, l’économie mondiale 2015-2030 (Eyrolles. 2015), l’économiste Jean-Hervé Lorenzi affiche un grand pessimisme. Pour lui, la guerre est en préparation. « Depuis 1945, on s’imagine qu’il n’y aura plus jamais de guerre mondiale, mais seulement des guerres locales et régionales, et que l’ONU parviendra à éviter une Troisième guerre mondiale. On avait commis la même grave erreur après 14-18 qu’on appelait d’ailleurs la Der des Ders et la création de la SDN. Or, dans un environnement mondialisé, ce qui est le cas, en gros, depuis 1880, il est inévitable qu’éclatent des guerres mondiales. Dire il n’y aura plus jamais de guerre mondiale, c’est comme dire je ne mourrai jamais ou l’été durera éternellement. Étudions maintenant le scénario de la future Troisième guerre mondiale, la TGM. Les foyers de tensions sont multiples et ne cessent de s’aggraver. Jamais, dans toute l’histoire de l’humanité, d’une humanité devenue globalisée et de plus très nombreuse sur une planète rapetissée, les risques d’un incendie général n’ont été aussi forts ».

      Une thèse de plus en plus diffuse soutient ainsi que la 3ème guerre mondiale a déjà débuté. Pour les uns, elle aurait donc commencé le 11 septembre 2001, avec la destruction des Twin Towers de New York. Ces attentats spectaculaires devaient servir de déclencheur. Lorenzi reprend à son compte la thèse déjà émise par le sociologue américain Charles Wright Mills connu pour ses travaux sur les élites (L’élite du pouvoir. Editions François Maspéro. 1969). Lorenzi soutient ainsi que les préparatifs en vue de la troisième guerre mondiale constituent l’activité principale des grands pays du monde. La paix n’étant, à ses yeux, qu’un état provisoire, bâti sur un équilibre précaire, fondé sur la terreur nucléaire. L’anéantissement final est ainsi inéluctable. Nul ne peut dire si les risques de l’incendie généralisé prévu par Lorenzi se produira d’ici 2030. Sauf les Russes et Poutine en particulier. Ces derniers  sont convaincus que cette guerre éclatera avant. Ils en veulent pour preuve, l’influence déterminante de l’OTAN dans les pays entourant la Russie. Un expert russe de l’Académie des sciences politiques, Vladimir Chtol, considère que la 3ème guerre mondiale a commencé avec le conflit en ex-Yougoslavie, qu’elle se poursuit avec la guerre en Ukraine et qu’elle finira par embraser une partie de l’Europe. Les pays baltes sont en ligne de mire. Le Kremlin est aligné sur cette thèse. La situation tragique au Moyen Orient ( Syrie, Irak, Iran, péninsule arabique..) accorde du crédit à l’idée d’un embrasement entre les empires et leurs zones d’influence. Les Etats-Unis et la Turquie, d’un côté, la Russie et l’Iran, de l’autre, exercent une pression mutuelle de face à face sur les décombres de l’armée islamique et des mouvements de libération.


Dans ce contexte pour le moins éruptif, l’effarement et l’effroi devraient susciter le doute et la retenue. Eh bien non, il y a comme un singulier plaisir ou une secrète jouissance à évoquer les pires scénarios. Le philosophe Emmanuel Lévinas pensait ainsi.« À scruter trop longtemps la hideur, on est curieusement attiré, observe pour sa part George Steiner dans son livre La culture contre l’homme (Seuil. 1973). Par une étrange aberration, l’horreur capte l’attention et donne à nos pauvres facultés une résonance artificielle. (…) Quels que soient les scrupules qui l’animent, je doute que quiconque consacre son temps et les ressources de sa sensibilité à ces lieux obscurs, puisse (ou même doive) les quitter intact. Et néanmoins ces terres d’ombre sont au centre de tout. Les contourner, c’est renoncer à parler sérieusement des virtualités humaines.»Comme l’indique l’écrivain Tristan Garcia dans un article de l’Obs, «  au fond de nous-mêmes, nous pensons de moins en moins que notre vérité s’exprime dans la paix. Qui croit sincèrement qu’elle est plus forte que la violence ? » L’homme est responsable des guerres qu’il engendre car c’est une conséquence d’un choix qu’il fait. Terrible verdict sur la bêtise humaine qui joue à la guerre pour de vrai. Evoquer un conflit possible, entretenir les divisions du passé et les antagonismes nationaux, c’est favoriser la guerre, explique, dans son livre Les somnambules, l’historien australien Christopher Clark, à propos de 1914-1918 (Flammarion. 2013)Le philologueVictor Klemperer, qui a étudié dans le détail, les mots et les expressions utilisés par les nazis,écrit à propos d’Hitler, « le langage sulfureux et vulgaire prépare l’ensauvagement des actes » (La langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Albin Michel, 2003). Chemin faisant, j’ai en tête ces mots de Stefan Zweig. C’était il y a un siècle. Rien n’a changé. « Personne ne croyait à des guerres, à des révolutions et à des bouleversements. Tout événement extrême, toute violence paraissaient presque impossibles dans une ère de raison ». Puis arrive cetavertissement du savant Stephen Hawking : « Quittez la terre ou soyez confrontés à votre propre annihilation ». Mais d’un siècle l’autre, on a encore un pied dans l’ère moderne. 1870-1914… 1945- 2020 :  deux périodes d’entre guerre en Europe qui a bien des égards se comparent par l’exceptionnelle effervescence sociale, économique et culturelle dont elles témoignent.

Plus près de nous, la couverture du magazine The Economist du 29 janvier 2018 est angoissante : The next war: (la prochaine guerre) puis dans une autre colonne : « The Growing Threat of Great Power Conflit » (la menace grandissante de conflit entre grandes puissances). Et le média britannique d’évoquer: « l’affrontement dévastateur entre les grandes puissances mondiales…/…la prolifération des nouvelles technologies érodent la domination militaire extraordinaire dont jouissent l’Amérique et ses alliés…/…Un conflit d’une ampleur et d’une intensité jamais vues depuis la Seconde Guerre mondiale est encore une fois plausible. Le monde n’est pas préparé ». Le dossier décrit l’isolationnisme américain (comme en 1914 et 1940), les progrès techniques des grandes armées, notamment russes et chinoises, et souligne les risques du possible déclin des Etats-Unis.

Qu’est-ce qui explique pareille croyance dans l’inéluctabilité d’une guerre de grande ampleur? La crédulité, la suggestion, la persuasion ? Evoquer, dans les médias, un risque réel de crise, c’est bien souvent provoquer la crise. Parler de guerre, c’est favoriser la guerre. « Si les hommes considèrent des situations comme réelles, alors elles le deviennent dans leurs conséquences » souligne le sociologue américain Isaac Thomas. Dans son fameux théorème (Théorème de Thomas), ce dernier  soutient que l’interprétation d’une situation provoque en général l’action. Il va y avoir la guerre et la guerre éclate. En testant le patriotisme belliciste, le risque est de militariser la vie. Cela suppose une obligation de se préparer en permanence à l’idée d’un conflit mondial possible, comme une occasion donnée aux citoyens d’avoir la preuve de leur force.

Un autre phénomène mène à la guerre : le fameux « piège de Thucydide », ainsi baptisé par l’historien grec du même nom. Ce dernier raconte comment les Spartiates qui considéraient leur propre cité-Etat, militarisée et gouvernée de manière autoritaire, comme vouée à la domination du monde grec, s’inquiétaient de  l’ascension d’Athènes. Cette crainte rendit inévitable la guerre du Péloponnèse entre les deux cités.

Dans Eléments de Théorie et de Méthode Sociologique (1949), Robert K. Merton, de l’Ecole de Chicago, démontre qu’une croyance a d’autant plus de chances de se réaliser que les gens commencent à y croire. Prédire que la Bourse va plonger, c’est le meilleur moyen de voir les marchés financiers s’effondrer. « Attention tu vas tomber » avertissent les parents. Comme le cerveau de l’enfant fonctionne par images, l’expression « tu vas tomber » entraîne une image négative dans l’esprit de l’enfant : il se voit tomber. Et en général, il tombe. Il est ainsi plus difficile de réussir avec une image d’échec dans la tête. Ce scénario de la guerre à venir porte un nom : « prophétie auto-créatrice » ou « prédiction auto-réalisatrice »…) en anglais : self-fulfilling prophecy. La prophétie auto-réalisatrice qui naît d’une croyance ou d’une habitude de pensée, sans fondement réel et souvent irrationnelle, peut devenir réelle et auto-destructrice. On commence à se dire : « et si la guerre arrivait?«  Et on finit par la voir arriver. Nous voilà confrontés à de pénibles conjectures.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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