« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent » affirme Albert Camus. Pour l’écrivain, les deux seules choses qui nous sont données sont le corps et le présent et que les refuser serait refuser de vivre. Car tout est possible dans l’instant présent. L’extase, par exemple. La souffrance aussi. Et bien sûr l’envie irrépressible que le temps soit suspendu, comme c’est le cas dans la jouissance amoureuse.

Dans le temps de l’amour ou dans l’exercice physique s’éprouve intensément l’instant. Le marcheur est toujours présent dans son corps. Il pense à ses ampoules, aux muscles de ses mollets, à son essoufflement. Quand il court, il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Il ressent l’instant. L’envie de s’abandonner afin de reconstituer notre intériorité : abandon, pause, contemplation, inspiration, méditation.

Vivre comme un arbre

L’instant est le seul temps qui nous appartient véritablement. Et peut-être aussi est-ce aussi ce temps de l’instant qui nous permet de mieux évaluer les exigences de notre environnement. L’instant réalise ce contact intime, presque secret, de l’homme avec les choses qui l’entourent.« Vivre comme un arbre, conseille Gaston Bachelard (in La Terre et les rêveries du repos. Librairie José Corti. 1948). Aussitôt en nous, dans l’instant, nous sentons les racines travailler, nous sentons que le passé n’est pas mort, que nous avons quelque chose à faire aujourd’hui, dans notre vie obscure, dans notre vie souterraine, dans notre vie solitaire, dans notre vie aérienne. L’arbre est partout à la fois ». Dans l’instant, l’esprit s’éveille invoquant la nécessité de l’habiter, de vivre pleinement l’action de l’espace sur le temps. Une des particularités de l’instant est de fournir la mesure du temps long. Aucune existence du présent ne se peut sans présence du passé, et donc aucune ludicité du présent n’existe sans conscience du passé. Bachelard entend montrer que notre esprit, à proprement parler, ne « dure » pas, mais qu’il est tout entier investi dans l’instant présent, dans l’instant objectif. Le temps ne se définit que par ses instants. « Qu’on se rende donc compte que l’expérience immédiate du temps, ce n’est pas l’expérience si fugace, si difficile, si savante, de la durée, mais bien l’expérience nonchalante de l’instant, saisi toujours comme immobile » explique-t-il. C’est l’instant qui, d’après lui, est fondateur du temps, non la durée. La durée elle, est impossible à ressentir. Elle est incapable de percevoir le fait que nous sommes tout le temps en train d’agir.

Notre vie personnelle est  ainsi faite d’instants qui nous font éprouver à chaque moment qui passe, des actes nouveaux, des humeurs  changeantes.  S’il apparaît continu, c’est seulement sous une certaine épaisseur, grâce à l’emboitement de plusieurs temps indépendants. En réalité, il est discontinu. C’est en agissant pour que l’instant vécu soit toujours plus qu’un instant, qu’il soit poétiquement dense. «Une heure n’est pas qu’une heure. C’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats.» ( Marcel Proust. Le temps retrouvé). Ce que Bachelard veut dire, c’est que s’impose à chacun le soin d’habiter le temps poétiquement et ainsi de mieux défendre l’arbre de la vie. Si, comme le dit Bachelard, l’instant est le meilleur chemin de comprendre, la pensée, elle, est le cadre utile pour comprendre pour orienter l’action, qu’elle soit sociale, économique, environnementale. Habiter l’instant ne signifie pas qu’il faille refuser de se préoccuper du futur ou de se soucier du passé. Au contraire, le temps condensé dans l’instant temps prête au présent les résonances du passé, le goût des songes et des rêves. Soutenir la force de l’instant permet de prendre de la hauteur par rapport au flux continuel des pensées qui s’étirent dans la durée. Etre moderne écrit Baudelaire, c’est « capter dans l’instant l’éternité qui s’y cache ». C’est dans l’instant libérateur même que se révèle au mieux la capacité d’imaginer, de créer, danticiper, de se projeter et non dans le temps confus et contraint de la durée. L’existence précède l’essence. Telle est la thèse principale de Jean-Paul Sartre pour qui l’instant est le temps de l’effort émancipateur, effort qui trouve dans le progrès le goût de la liberté. Sartre nous incite à maîtriser notre propre vie pour la façonner comme on le souhaite. Bref, l’homme est tel qu’il se fait. Il se définit par ses actes. Il s’agit pour lui d’assumer la responsabilité de ses choix, au prix parfois d’une certaine solitude.

Parce qu’il est inscrit dans l’action, l’instant est au cœur de la vie politique. « La politique est le moyen de saisir l’instant dans son épaisseur et par l’action » indique Hannah Arendt. Comme le soutient cette dernière, l’action est une activité par définition temporelle car elle trouve son essence dans le notion de commencement. Arendt utilise aussi le mot de naissance. Aussi bien, c’est l’instant qui s’impose comme le contexte nécessaire pour orienter l’action, qu’elle soit sociale, économique, environnementale. L’instant est le privilège de la vie authentique. Dans l’acte instantané, l’être humain s’engage tout entier. Il ne vit vraiment que dans l’instant. Dans les intervalles qui ponctuent les instants, nous sommes comme absents du monde, dit à peu près Vladimir Jankélévitch (Le paradoxe de la morale. 1978)

Paradoxe des temps actuels, nous vivons à une époque où les principales urgences portent sur des questions de long terme. Le changement climatique est emblématique de cet impératif d’aller vite pour sauver la planète. La communauté scientifique n’a de cesse de sonner l’alerte. Rien n’y fait, le temps s’emballe. La majorité des chercheurs évoquent une augmentation du réchauffement climatique de 3 °C ou 4 °C à l’échelle d’un siècle. Dans une étude de la revue Nature Climate Change du 19 novembre 2018, une équipe de scientifiques américains et japonais affirment que les aléas climatiques ont impacté de près de 500 façons différentes (467 exactement !) la vie des Terriens ces dernières décennies.  sur les conséquences du réchauffement, nous avons des probabilités très fortes. « Cette comptabilité de la catastrophe souligne la vulnérabilité des nos sociétés humaines » avancent les chercheurs. Et l’obligation d’agir. Il est temps car « le plus grand obstacle de la vie, c’est l’attente qui dépend du lendemain et perd le jour présent », affirme le philosophe romain Sénèque dans De la brièveté de la vie (Rivages, “Poches”, 1991). Mais attention à ne pas transformer l’inquiétude permanente en certitude dogmatique comme tend à l’entretenir la vague des mouvements écologistes.

Le ressort du progrès

Agir, non pas pour durer plus longtemps, mais pour durer « mieux » souligne Bachelard. « Ce qui dure le plus est ce qui se recommence le mieux » affirme le philosophe. La notion d’instant, soutenue et confirmée par l’objectivité scientifique (il y a un temps objectif, extérieur à nous), rend possible tout changement,  tout mouvement, tout progrès. L’instant est ainsi créateur. Il est en fait le temps de l’action, l’instant du progrès, qui appelle à la transformation, au moins pour ceux qui entreprennent d’inventer leur destin. Habiter pleinement l’instant, n’est-ce pas la meilleure façon d’aborder la dimension écologique des choses. « Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout ce qui est durable même, est le don d’un instant »», indique Bachelard ( L’intuition de l’instant). La notion de développement durable, reviendrait dans l’esprit de Bachelard à penser et agir non pas pour durer, mais pour vivre intensément, connaître un supplément d’être. Il s’agit pour lui de connaître la joie et la raison. Nous retrouvons dans ce « mieux » l’idée du progrès qui est au cœur de la pensée des Lumières.

La notion de progrès, du latin progressus, qui désigne l’action d’avancer vers un mieux, est défini par la philosophie des Lumières comme le processus par lequel les hommes accroissent leurs connaissances, faisant passer l’humanité de l’état naturel à l’âge de la civilisation. Les Lumières sont celles de la raison dont la marche en avant éclaire l’avenir qui sera bien meilleur pour l’humanité tout entière que le passé. « La réforme scientifique de l’univers est l’œuvre à peine commencée qui est dévolue à la raison » souligne Ernest Renan.Le progrès de la connaissance est pensé sans limite, notamment à travers la lutte contre les superstitions, contre les croyances irrationnelles. Le moteur du progrès est l’accroissement du savoir rationnel par la science, à partir de l’expérimentation scientifique .Une idée consolante qui  fonde l’espoir d’une société meilleure, rendant l’histoire humainement supportable.

Le progrès dont parle Bachelard n’est pas linéaire. Il procède par remaniement, par rupture, de façon discontinue : « Pour durer, il faut donc se confier à des rythmes, c’est-à-dire à des systèmes d’instants. Il faut guérir l’âme souffrante – en particulier l’âme qui souffre du temps, du spleen – par une vie rythmique, par une pensée rythmique, par une attention et un repos rythmiques. Et d’abord débarrasser l’âme des fausses permanences, des durées mal faites, la désorganiser temporellement ».

Comme on l’a vu plus haut, le présent de la société de l’urgence est sans épaisseur. Dans le brouhaha technologique des urgences durables qui affolent les sens, une façon de mieux appréhender l’horizon est de redéfinir cette notion de progrès qui ne réclame pas forcément du nouveau, de l’innovation, mais du mieux. Le progrès n’est pas ce que Sloterdijk baptise la « chute en avant » perpétuelle. Il confond avec l’innovation, qui tente d’organiser, à grand renfort de marketing. la disparition du mot progrès. Mais le progrès résiste. Il est tout autre. La société du progrès trouve dans l’instant, son principal ressort, sa profondeur. « Sans ce germe fécond de progrès, le temps reste éternellement stérile. Une sorte de ressort intime, poussant tout à la vie, et à une vie de plus en plus développée, voilà l’hypothèse nécessaire. » écrit Ernest Renan (Les Sciences de la nature et les Sciences historiques. Revue des deux mondes. T.47. 1863.) Commençons par nous préoccuper de ce que nous pouvons maîtriser, par exemple en adoptant des règles de vie qui repose sur l’équilibre naturel, l’écologie, la protection de l’environnement. C’est ce que Montaigne appelle élégamment « vivre à propos ». L’avenir commence ici et maintenant, au quotidien ! ­Notre responsabilité par rapport à cet avenir commence dès aujourd’hui, et non pas demain.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

A la une