On fait généralement passer l’esprit de répartie pour de l’intelligence et le manque de vivacité pour de la niaiserie. Il n’y en a que pour les brillants, ceux qui ont la parole haute, bien arrimée à leur orgueil. Mais les modestes sont-ils si insignifiants ? La thèse ici défendue n’y va pas par quatre chemins : les modestes, les humbles, ceux qui ont démarré dans la vie avec un handicap ou qui n’ont pas su ou voulu devenir performants au sens de la modernité économique – je pense ici aux vaches et aux poètes – ont un avenir. Voire même un avenir prometteur. Débordée par ses calculs, la loi du plus fort, aux mains du marketing et de la finance, n’est, à bien des égards, pas aussi puissante qu’on le croit. Son manque de poésie la rend même extrêmement faillible. Tandis que les lents, ceux qui mettent le monde en vers ou le ruminent, ont le savoir du temps. Tel est le point de vue de Jean-Marie Pelt, exprimé dans « L’Origine des espèces », (Fayard. 2009), livre publié au moment même où l’on célébrait en 2009, le 150ème anniversaire de la théorie de l’évolution, fondée par Charles Darwin.

La loi du plus faible

L’auteur, biologiste et président de l’Institut européen d’écologie (aujourd’hui disparu), s’emploie à récuser la fameuse « Loi de la jungle » qui, dans une nature réputée « cruelle », serait le seul moteur de l’évolution. Foisonnant d’anecdotes récoltées au cœur du monde animal et végétal, « la loi du plus faible », décrit l’extraordinaire énergie déployée par les gens ordinaires. L’auteur montre qu’il existe une raison du plus petit : tout au long de l’histoire de la vie sur terre, des premières bactéries jusqu’à l’homme, là où les plus gros et les plus forts n’ont pas su résister aux grands cataclysmes et aux changements climatiques, ce sont souvent les créatures les plus modestes qui ont survécu. Dans les crises, les petits survivent alors que les gros, ceux qui voient le monde comme une prédation continue, soumis aux modèles de la concurrence ou de la lutte des classes, eux ne survivent pas. Les plus fragiles, comme le mince roseau peuvent ployer sous le vent, alors que le chêne casse. C’est aussi parmi les plus faillibles que sont nées les plus belles histoires de solidarité, par la symbiose. L’entraide est ce qui a permis aux femmes des camps de concentration de tenir plus longtemps en vie en s’organisant tour à tour pour partager leurs maigres ressources,  raconte Marceline Loridan, survivante d’Auschwitz(in L’amour après. Grasset. 2017). « Considérer la fraternité et la considérer élargit notre humanité », dit Jean-Marie Pelt. Dans Repenser la solidarité (PUF. 2007), le sociologue Serge Paugam invite à réévaluer la solidarité, à l’aune des défis auxquels les sociétés modernes sont confrontées en ce début du XXIe siècle. Enfin, dans son essai visant à réhabiliter l’idée de « fraternité », (Le moment fraternité. Gallimard. 2009), Régis Debray explique que cette notion ne relève pas des bons sentiments, c’est une notion exigeante, combative et subversive.  Elle est l’art de remplacer ce qui est de l’ordre du destin par du volontaire, l’art de fonder une famille avec ceux qui ne sont pas de sa famille, l’art de coopérer avec des gens qu’on ne connait pas forcément. Avec la pandémie de la COVID  en2020-2021, on est en train de redécouvrir que les attitudes collectives sont les meilleurs soutiens aux vulnérabilités personnelles.

Solidarité et entraide

Le concept de solidarité n’est pas nouveau. Il est né au milieu du XIXème, sous l’influence de penseurs comme Pierre Kropotkine qui a développé l’idée d’entraide en tant que lien démocratique social permettant d’échapper à l’autoritarisme de l’état et à l’individualisme. Dans un livre justement appelé « L’entraide, un facteur de l’évolution » (Du Sextant.2010), le géographe russe remet en cause l’accent mis par le darwinisme sur la compétition et la lutte entre les animaux d’une même espèce comme facteur d’évolution. Il entend démontrer que s’aider mutuellement contribue davantage à la création et la prospérité des sociétés humaines que la compétition de chacun contre tous. Pour Kropotkine, la compétition n’est pas la force motrice. Les hommes sont naturellement prédisposés à s’entraider sans le besoin d’un chef.  Ceux qui survivent ne sont pas ceux qui sont les plus compétitifs mais les plus « coopératifs ». Au cours de ses voyages, Kropotkine se rend compte que les peuples traditionnels étaient naturellement sociables… sans l’aide de l’Etat. C’est l’Etat qui réprime notre enclin naturel à coopérer. Il donne l’exemple des « guides » du Moyen-Age, ces groupes ad hoc, improvisés et coopératifs, formés temporairement par le rassemblement d’individus partageant un but et un espace commun. Mettant l´accent sur l´instinct de sociabilité de l´homme, il dénonce l´individualisme qui imprègne la société bourgeoise et les théories de la lutte pour la vie. Il conçoit une société nouvelle fondée sur de libres associations. On relève dans le livre de Jean-Marie Pelt de tels développements sur l’intelligence régulatrice de la nature. « Dureté et rigidité sont compagnons de la mort. Fragilité et souplesse sont compagnons de la vie » disait le philosophe chinois Lao-Tseu. Jean-Marie Pelt explique ainsi que notre société humaine, livrée à un esprit de compétition exacerbé, où les prédateurs de la guerre économique sont venus renforcer les rangs des guerriers dans la lutte pour le « toujours plus », est promise aux cataclysmes, financiers ou nucléaires, si elle n’entend pas cette leçon de la nature qui fait de l’égoïsme la maladie mortelle des plus forts et de la solidarité la force indéfectible des faibles.La grandeur du modeste, la force du faible, le discret, le pudique, illustrent le combat des Apolliniens contre les Dyonisiens.  

Le ressort de l’équilibre

Un autre aspect vient ici concrétiser la dimension politique du phénomène de l’intelligence ordinaire et de la force des faibles : l’équilibre. L’équilibre est un apprentissage qui devrait s’apprendre au moment où les enfants se mettent à utiliser la règle et l’équerre. L’équilibre n’est ni médiocrité, ni conservatisme, comme le pensent les Occidentaux qui ont particulièrement méprisé cette notion. L’équilibre est au contraire « principe de raison », mesure, mise en harmonie des forces et des tensions, juste proportion, exercice de la sagesse contre l’excès dont abusent nos sociétés inéquitables et orgueilleuses.

La notion d’équilibre est largement commentée en économie. Curieusement, alors que la thèse officielle du capitalisme abreuve l’opinion de tout un arsenal d’arbitrage rationnel, se référant au prétendu équilibre des marchés financiers, se réclamant de la rigueur pour stabiliser l’économie, force est de constater que la réalité économique présente un attirail tout contraire, celui de l’ « hybris », soit la démesure, le déraisonnable, l’outrancier.  L’exubérance irrationnelle des circuits de la finance qui fait loi et aboutit aux écarts de fortune défie la raison. C’est ainsi que l’état bipolaire de notre société s’habitue à la démesure ultralibérale. Une société qui vit économiquement avec une intensité démesurée et éprouve des difficultés à remplir ses obligations régaliennes, passe par des périodes de dépression et d’énergie qui défient les lois de l’équilibre. Ce siècle de l’hybris et de la bipolarité, comme le surnomme Elie Hantouche, (Sommes-nous tous bipolaires ? Livre numérique. 2018), accentue le clivage entre les très riches et les très pauvres. La surconcentration du capital au XXIème siècle rappelle les niveaux d’inégalités des démocraties occidentales du XVIIIème et XIXème siècles. Ultracapitalisme d’un côté, hyperdirigisme de l’autre, conduisent aux inégalités dont les sociétés sont atteintes, à grands coups de dérégulations et de logiques autoritaires.

L’hybris: La maladie de la démesure

La maladie de la démesure est au coeur du dérèglement de nos rapports à la nature. Le réchauffement climatique en est l’expression la plus évidente. Dans la société contradictoire, les individus peinent à imaginer comment se comporter face aux excès, qu’il s’agisse des abus de pouvoirs, de la puissance d’accélération des technologies, de l’économie galopante, de la fréquence des épisodes extrêmes du climat, de la poussée démographique dans les mégalopoles, du creusement des inégalités et bien d’autres forces difficilement maîtrisables. Il est intéressant ici d’évoquer « la part maudite » de Georges Bataille, lorsqu’il parle de la dépense illimitée et de la transgression. Pour lui, l’excès est le point où ce qui est pensable n’est précisément plus pensable. L’excès extermine la pensée, excède le jugement, radicalise l’opinion, se perd dans l’ignorance. Quand l’excès est extrême, il s’épuise. Plus rien n’est dicible. Vivre l’excès, c’est s’anéantir dans la démesure, accepter sa perte, renoncer, sans rien sauver. Impossible à vivre ! L’intensité de l’excès, déployée au nom de la jouissance dans l’expérience des limites, mène à l’abîme. La démesure est donc aujourd’hui la cause même des crises économiques et sociales. Elle est aussi la cause du dérèglement environnemental et des autres désordres fondamentaux. Elle correspond à peu près à ce qu’Aristote appelait la chrématistique  (la richesse) qu’il oppose à « l’oïkos nomos », qui veut dire « l’organisation de la maison », rappelle le philosophe Patrick Viveret dans « La sobriété heureuse ».

le sens de l’équilibre et la tempérance

Miser sur la mesure, privilégier la tempérance, promouvoir l’équilibre des décisions, autant de facultés qui permettent de résister à l’épreuve du temps et surmonter l’hybris et les malentendus. En biologie, l’horloge centrale est l’une des fonctions primordiales de la vie quotidienne. Dès que notre horloge biologique qui rythme les comportements alimentaires, la pression artérielle, la température corporelle, le sommeil se dérègle, nos corps sont plus exposés aux maladies. L’exemple qui vient aussitôt à l’esprit est celui du jet lag. Le décalage horaire en avion déconnecte le cycle régulier du sommeil dans un cycle de vingt-quatre heures. Résultat: cela va prendre plusieurs jours pour que vos cellules se réajustent. L’équilibre est ce à quoi veut aboutir l’être humain, prêt à passer du temps pour tailler, polir de beaux outils et faire quelque chose de bien, d’harmonieux. «  Un pithécanthrope n’aurait pas pu tailler ses cailloux sans en avoir le besoin. Il n’aurait pu leur donner une forme aussi belle et régulière qu’il la fait s’il n’avait obtenu que cet outil fut équilibré, symétrique, bien fait » écrit André Leroy-Gourhan ( Les racines du ciel. Belfond. 1982). Le sens de l’équilibre est un descredo du philosophe Jean-Michel Besnier, auteur de « La sagesse ordinaire » (Editions du Pommier. 2016). Ce dernier appelle à une sagesse active de l’ordinaire en initiant une forme de résistance à la puissance du magister technologique par des micro-actions allant dans le détail des choses. La sagesse est forcément ordinaire, insiste-t-il, « elle porte les valeurs soucieuses de préserver la vulnérabilité et la conscience de la fragilité, qui sont le véritable privilège de l’humain ». Et le philosophe de prôner “la sobriété à l’endroit des offres technologiques, l’humilité devant la démesure des promesses, la tempérance dans l’usage des machines ou le souci de l’autre toujours menacé d‘immersion dans l’anonymat numérique…”. La notion d’« équilibre de Nash » développée par le mathématicien éponyme (John Nash), représente le stade, pendant un jeu, où chaque joueur, amené à faire un choix, en arrivant correctement à prévoir ce que va faire l’autre, maximise son gain, compte tenu de cette prévision et peut ainsi rationnellement se déclarer satisfait par le résultat. Le raisonnement est qu’aucun d’entre eux ne peut changer son choix sans affaiblir sa situation personnelle. Autre maître dans l’art de l’équilibre : Baruch Spinoza (op.cit. Ethique),pour qui le véritable équilibre est en mouvement. Il est le produit de rééquilibrages en perpétuel mouvement, de fluctuation. L’équilibre est en risque constant de déséquilibre. Sa plasticité est sa qualité. Sa mobilité est sa force. Pour éviter le piège de l’équilibre immobile, passif et improductif, deux alternatives se présentent : faire acte de volonté en exerçant son libre arbitre mais au risque de l’illusion, ou bien faire preuve de raison, en utilisant sa plasticité imaginative et sa sensibilité. Pour Spinoza, le bien et le mal ne sont pas forcément des illusions de la conscience comme le pense Nietzsche. Il explique simplement qu’il ne faut pas les prendre pour des absolus.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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