Michel Marian vient de publier aux Editions Tallandier, ….« L’Arménie et les Arméniens. Les clés d’une survie », dans une collection qui présente des pays et des peuples sous une forme encyclopédique « en cent questions ».  Dans un souci d’objectivité, l’auteur présente des synthèses réalisées à partir de l’état de la recherche et des comparaisons établies par les agences internationales. Il décrit  une histoire, une culture, un système de valeurs qui ont assuré aux Arméniens la continuité de leur identité. Il décrypte aussi la relation particulière que la France, premier pays d’accueil en Europe, entretient avec la communauté arménienne et montre la résilience d’un peuple en marche vers un idéal démocratique mais encore aux prises avec son passé. Un livre nécessaire pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui en Arménie.

https://www.tallandier.com/livre/larmenie-et-les-armeniens-en-100-questions/

Biographie:

Michel Marian est agrégé de philosophie. Ancien élève de l’ENS (Ulm) et de l’ENA, il a été maître de conférences à Sciences Po Paris jusqu’en 2013.  Il collabore régulièrement à la revue Esprit. Il publie, en 2009, Dialogue sur le tabou arménien, avec Ahmet Insel, un échange sans concession mais amical.  Il est aussi  l’auteur d’un livre remarqué : Le Génocide arménien. De la mémoire outragée à la mémoire partagée (2015), ouvrage dans lequel il suit les Arméniens sur le chemin séculaire de leur quête de justice, exigeant la réintégration de leur malheur dans la mémoire universelle.

Entretien avec Michel Marian

– Quel est  le sujet de ce livre ?

Le sujet est celui d’un petit peuple à l’histoire longue, dont on se demande comment il a survécu. La clé la plus évidente de cette survie est ‘le va-et-vient perpétuel entre un foyer d’origine, un haut plateau entre Anatolie, Caucase et Mésopotamie, assez tôt dépossédé de sa souveraineté territoriale, et des colonies à la fois adaptées à leurs pays d’accueil et y trouvant des ressources intellectuelles et matérielles pour aider la patrie à se perpétuer en se rénovant.  L’instrument le plus puissant de cette cohésion dans la dispersion a été une Eglise nationale, défendant son particularisme à tous les niveaux. Mais ce cadre, qui a duré quinze siècles, est aujourd’hui secoué par le renversement du rapport démographique entre le foyer, coincé plus étroitement que jamais entre de puissants voisins,  et une diaspora qui représente plus des deux tiers des Arméniens. Il est aussi marqué par la perte d’influence de l’Eglise et les métamorphoses de la famille qui était  l’autre grande institution.de reproduction du peuple arménien.

– Le sous-titre de votre livre « les clés d’une survie en 100 questions » laisse entendre une intention pédagogique particulière ?

J’ai travaillé sur le génocide, en m’attachant notamment à la façon dont il a structuré la mémoire des Arméniens et des Turcs. Je tente ici de présenter aux Arméniens et à ceux qui s’intéressent à leur histoire, une vision plus complète de leur culture, en faisant revivre la galerie de portraits personnels ou de figures collectives qu’offre l’histoire arménienne et en faisant résonner des échos entre ses époques, ses multiples lieux et la situation actuelle, plus complexe  qu’au temps du génocide. J’espère que les cent réponses, ou beaucoup d’entre elles, formeront une collection de vignettes soignées comme des enluminures et traversées d’une ironie bienveillante, qui permettra à ceux qui le souhaitent de puiser des raisons d’attachement, voire des éléments d’identité.

– Quelle relation les Arméniens entretiennent-ils avec la politique ?

Très souvent au contact des mondes en mouvement, les Arméniens sont fiers d’avoir été des pionniers en matière de démocratie, en rédigeant… en Inde à la fin du XVIIIe siècle, une Constitution, ou bien en instituant le vote des femmes dès 1918. Mais aujourd’hui l’évaluation de leur démocratie ne peut se faire qu’en référence à l’espace post-soviétique. Elle est l’un des rares pays de cet espace à n’avoir pas remis le pouvoir à d’anciens leaders communistes après l’indépendance. Mais elle a connu ensuite une glaciation de 20 ans, où le pouvoir en place se maintenait par tous les moyens, de la pression locale, de l’achat de voix , du bourrage des urnes et même, en 2008, de la répression meurtrière. Jusqu’à ce qu’en 2018 un mouvement de protestation contre la perpétuation au pouvoir du président sortant, aboutisse sans violence à un changement de régime.

– Comment ce changement de pouvoir s’est-il traduit dans les faits?

C’est ce qu’on a appelé la « révolution de velours », à juste titre puisqu’elle n’a fait aucun blessé en un mois de manifestations. Adoubé ensuite par des élections saluées par l’OSCE, le nouveau premier ministre Nikol Pachinian a entrepris un programme de lutte contre la corruption  et de prise en compte de la question sociale, qui lui a valu un soutien prolongé de l’opinion. Las!, en 2020, la guerre a repris avec l’Azerbaïdjan pour la province du Karabagh, contrôlée par les Arméniens depuis la précédente guerre, dans les années 90.  L’Azerbaïdjan, fortement soutenu par la Turquie, a lancé une offensive victorieuse et Nikol Pachinian a subi une défaite largement due à l’impéritie mais aussi au refus de négocier sérieusement qui avait été la ligne constante de ses prédécesseurs. On peut comprendre, je l’explique dans le livre, que les Arméniens du monde entier, après le génocide,  aient investi sur le Karabagh le symbole de terres, et d’églises, à sauver/ Mais le maximalisme territorial est souvent contre-productif. Le résultat en a été que l’élan démocratique impulsé pendant deux ans est brisé par une opposition qui réclame quotidiennement dans la rue la démission de Pachinian. Si cela arrivait, ce qui n’est pas souhaitable, on pourrait encore miser sur les nouvelles générations qu’il a fait accéder au pouvoir, à condition qu’elles ne soient pas trop tentées par l’émigration.  La presse est libre, la télévision est même plutôt dominée par l’opposition.  les manifestations, jusqu’à aujourd’hui, ne sont pas réprimées. Mais ce qui n’a toujours pas vu le jour, c’est une opposition responsable et légaliste, dont l’existence ferait s »éloigner le spectre d’un coup d’Etat ou du changement par la violence.

– Quel est le rôle de la Russie ?

Si vous vous promenez dans les rues de la capitale, Erevan, vous avez l’impression que les raisons sociales des magasins sont de plus en plus en caractères latins, mais si vous lisez un mode d’emploi, de machine ou de médicament, il sera presque toujours en cyrillique. La Russie contrôle toutes les infrastructures du pays, elle abrite la plus forte diaspora arménienne ( avant les Etats-Unis), et elle a, avec la dernière guerre, ajouté à sa base militaire, son quasi monopole des ventes d’armes, et sa garde de la frontière turque, une force d’interposition au Karabagh .La question est de savoir si le pari de Pachinian, une sorte de finlandisation où  la sécurité restait dans les mains de Moscou mais où le développement et la mutation interne se feraient sur un modèle occidental , si ce pari est encore viable. Probablement qu’il ne l’est qu’à une condition: le début d’échanges avec la Turquie et l’Azerbaïdjan. C’est difficile à avaler pour tout Arménien, et donc à formuler pour presque tout homme politique du pays  Mais si, à la différence des décennies précédentes où elle adorait les « conflits gelés », la Russie demande l’ouverture de toutes les routes de la région, alors c’est le chas de l’aiguille par lequel pourra passer le développement de l’Arménie.

Quel avenir entrevoyez-vous pour l’Arménie ?

Je renvoie à ma réponse précédente pour la dimension géopolitique de cette question. On peut y ajouter deux autres dimensions. D’abord, en économie,  une résilience  malgré la brutalité des épreuve par lesquelles est passée l’Arménie. Elle est par exemple l’Etat post-soviétique qui a pu refaire croître le plus vite sa main d’oeuvre agricole quand  la rupture des liens soviétiques l’a rendu nécessaire.  Elle a retrouvé une capacité d’exportation. Par exemple avec ses vins, dans le sillage des produits de qualité, comme les Arméniens l’avaient fait au XVIIe siècle avec le café, au XIXe  avec les grands hôtels en Asie, ou au XXe avec le caviar. Mais aussi en diffusant sa pédagogie novatrice en informatique avec les écoles Tumo, qui ont essaimé aussi à Paris. Ensuite, au plan de la culture,  la diaspora, pourrait, à partir de cet attachement si frappant à ses origines et son passé, réinventer une singularité culturelle qui ne peut plus être celle de l’Eglise ou du nationalisme. Et l’Arménie devrait diminuer sa dépendance existencielle vis-à-vis de pays éloignés, Russie comprise, et trouver les moyens de faire reconnaître sa place par ses voisins, ce qui n’est pas encore vraiment le cas.