Un ami, un inspirateur, un homme exceptionnel vient de mourir : Daniel Cohen.

Place-Publique.fr et son partenaire ICE (Initiative Citoyens en Europe) l’ont cotoyé pendant de nombreuses années. Il a nourri nos discussions prospectives, sur l’Europe, l’économie mondiale, les inégalités sociales. Nous perdons un être cher qui manquera beaucoup au débat intellectuel.  Nous publions ici quelques textes issus de nos rencontres et de nos lectures en sa compagnie.

Trois leçons sur la société post-industrielle.

Il faut relire « Trois leçons sur la société post-industrielle » ( Seuil). C’est à trois exercices de lucidité que nous convie Daniel Cohen. Il nous renseigne sur les évolutions à venir.

Dans la première leçon, il décrit comment le capitalisme du XXIème a détruit la société industrielle. Il rend possible l’impensable : l’usine sans travailleurs, et le développement de jeunes « inemployables ». Dans cette société dîte de la connaissance, les salariés subissent les risques, les clients deviennent les donneurs d’ordre et les actionnaires des rentiers. Pour étayer son propos, Cohen évoque plusieurs ruptures: technologique, avec l’avènement d’internet ; sociale dans l’organisation du travail avec la flexibilité, la polyvalence, l’optimisation du temps; culturelle, avec la recomposition des familles et la naissance de l’individualisme informatique ; mais aussi financière et économique.

Paradoxe ! Dans cette nouvelle économie postindustrielle (2ème leçon), on est proportionnellement trois fois moins mobile qu’il y a cent ans. La production n’est plus verticale mais horizontale. Les firmes deviennent stratèges et rivales. Il faut donc réviser les belles idées de Montesquieu sur le «doux commerce des hommes » dit Cohen. Le divorce entre riches et pauvres s’accentue entre pays mais aussi au sein d’une même société.

Dans la 3ème leçon, l’auteur analyse les différents modèles sociaux européens: la solidarité sociale garantie par l’état providence à la scandinave, le plein emploi fondé sur le bon fonctionnement des marchés à la britannique, et le modèle méditerranéen dans lequel les plus démunis sont pris en charge ni par l’état, ni par le marché, mais par le jeu des solidarités intra-familiales. Il souligne l’étrangeté française encore habitée par les valeurs cléricales de l’égalité face à Dieu et les valeurs aristocratiques. Dans sa définition positive, ce modèle abolit l’origine sociale de ses élites. Mais il est en même temps corrompu par l’endogamie sociale. « La république cesse d’être une et indivisible pour devenir le champ clos de la reproduction sociale » écrit Cohen. Pour faire face aux conséquences de la disparition des lieux de mixité sociale, des univers clos se constituent. Là où les crises sociales sont les plus criantes – les cités – les solidarités familiales ne jouent pas. Et c’est le religieux qui devient alors la solution à la solitude sociale.

Les nouvelles inégalités

On connaît depuis toujours, ce qui oppose les jeunes aux vieux, les prolétaires aux bourgeois, les démunis aux nantis, ce qui divise progressistes et conservateurs, gens beaux et gens laids. Il y a également des façons de catégoriser plus récentes: d’un côté, les ratés de la mondialisation, les « losers », les « sans » ( domiciles fixes, emplois) ; de l’autre côté, ceux à qui le monde a profité, ceux qui ont tous gagné, les nantis, les « win win ». « La crise a fait monter la polarisation entre les gagnants et les perdants, les optimistes et les pessimistes, ceux qui manifestent un degré de satisfaction élevé dans leur vie et les autres » écrit Daniel Cohen in « Les origines du populisme ». Le Seuil. 2019). On oppose aussi deux générations, celle du « plein » (des mythes, des idéologies) et celle du « vide » qui s’écarte du monde pour se nicher dans le développement personnel ou dans la solitude sociale. La division la plus médiatisée, devenue la plus politisée, est la division entre les élites qui s’épanouissent dans une économie mondialisée et la grande majorité des gens que l’on classe souvent dans la catégorie mal ficelée du « peuple ». Dans ce cadre se déploie un clivage plus complexe basé sur la reconnaissance sociale: d’une part, les gens célèbres; et d’autre part, le monde des invisibles, les personnes ordinaires. A partir de cette distinction qui décrit la société hypermédiatisée d’aujourd’hui, est à l’œuvre une nouvelle lisibilité des inégalités et du capital social. Le prisme de l’individuation (individualisme de singularité) permet de considérer, sous un autre aspect que l’aspect socio-économique, la tension des inégalités qui a, jusqu’à présent, fortement compromis la possibilité que chacun prenne sa place d’acteur dans le théâtre de la vie sociale.

La mondialisation

Comme le rappelle l’économiste Daniel Cohen dans « La mondialisation et ses ennemis » (Grasset. 2004), « la mondialisation fait tout simplement partie depuis toujours de l’histoire humaine. La diversité des cultures, qu’elle résulte des hasards de l’écologie ou de l’esprit humain, rend irrépressibles, dès l’origine, les apports et les emprunts croisés entre les civilisations ». Pays extraverti culturellement et économiquement, la France comme la plupart des pays industriels est, au premier chef, partie prenante de cette globalisation. Pas seulement pour le commerce de bouche, le luxe mais aussi pour sa qualité de vie et sa culture. L’ouverture du monde est indéniablement un bienfait, pour le meilleur mais aussi, il faut le reconnaître… pour le « moins bien » ! Parce qu’elle fait peu de cas de la notion de citoyenneté, la mondialisation, en tant que système engoncé dans « l’économisme », reste en effet empreinte d’ambigüité. Le modèle de la massification et la financiarisation de l’économie ne satisfait pas aux souhaits quand on parle d’échange. La mondialisation ne tient pas ses promesses, reprend Daniel Cohen (op.cit), « elle fait voir aux peuples un monde qui bouleverse leurs attentes ; le drame est qu’elle se révèle totalement incapable de les réaliser ». La compétition économique y règne en maître produisant des disparités grandissantes entre individus et des phénomènes de déterritorialisation. La globalisation a transformé la hiérarchie des puissances, engendré des fractures sociales et générationnelles, bousculé les valeurs démocratiques, suscité frustrations et rejets.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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