La grandeur d’une personne ordinaire, ce qui la rend singulière, son « individuation », se mesure aux petits détails de l’humilité qui révèlent son esprit et sa personnalité.

Encore faut-il entendre la voix de ces multitudes de visages ordinaires dont personne ne connaît le nom. Cette voix surgit au cœur de la cité, dans l’imaginaire des bruits de la ville, sur la place publique, dans les lieux communs.Le sociologue, Pierre Sansot décrit ce concert urbain comme « la poétique du quotidien ». C’est l’espace public qui est le cadre adéquat de la médiation entre humains. Pas l’écran, pas plus la tablette ou le smart phone. « L’espace public valide l’idée d’un vécu personnel spécifique. Il entérine l’expérience du monde de l’individu. Il peut dès lors le faire accéder à la possibilité de définir l’histoire. Mais avant toute chose, il offre à l’individu une preuve tangible de son existence. Ceux qui n’accèdent pas au discours public perdent, en ce sens, l’accès à leur propre existence », souligne Cynthia Fleury (Les irremplaçables. op.cit.).

Cette problématique de l’intelligence discrète, valeur recours des invisibles, – d’autres parleront d’adresse – , a été au cœur de plusieurs communications et articles des spécialistes de la Grèce antique, Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne, dès 1962, à propos d’images grecques, tirées du bestiaire mythologique antique (La métis des Grecs. Les ruses de l’intelligence. Champs Flammarion. 1979). Les deux historiens des mythes grecs se sont intéressés à la question du double, du miroir, de l’image, du semblant et du faux-semblant, du caché et du dévoilé. Dans la pensée grecque archaïque, le poulpe ou la seiche sont doués de métis, cette qualité de l’insaisissable. Cette métis leur permet de prendre la couleur du sable, de se confondre avec le rocher, de se camoufler en créant l’obscurité avec leur encre, bref de se rendre invisible. Cette métis s’applique aux humains ordinaires qui n’ont pas le pouvoir de l’autorité, mais ont le savoir de la société. Pierre Sansot les nomme « les gens de peu » ( Presses universitaires de France. 1992).

Ce processus d’émancipation par rapport aux tuteurs (les visibles) est plus facile à conquérir à plusieurs qu’individuellement. C’est pourquoi l’illumination progressive des inventeurs du quotidien et autres hommes ordinaires est suspendu à quelques prérequis : que l’usage public de la raison, la libre circulation des idées et des opinions, de manière orale ou écrite, soient érigés au rang de droit humain. Chez les invisibles assumés qui privilégient l’empathie à l’image de soi, pas besoin de s’attacher à l’identité pour donner du sens. C’est par l’urbanité, le lien avec les autres, le fait d’ « être urbain », la faculté d’être de plain-pied dans la société, que s’opère la reconnaissance individuelle du citoyen. Dans le monde autosuffisant des visibles dont la quête obsédante est celle de l’identité fixe, cette altérité est manquante. Etymologiquement, l’expression « être urbain » renvoie à la politesse et à la civilité, soit à un ensemble de conduites qui rend harmonieuse et désirable la rencontre avec les autres dans la cité. La cité est en quelque sorte la chance des invisibles, leur espace de reconnaissance, là où se régénère le tissu social. Les lumières de la ville, la place publique, le café, le marché, la vie commerçante, sont autant de pages où s’écrivent des récits libres de la vie simple. Les hommes deviennent libres quand leur parole compte.

Lumières de la ville

Des cités animées de sentiments, permettant de varier des expériences ? Nous y sommes ! « La ville est un organisme sensible », soutient Nigel Thrift, géographe à l’université de Warwick (UK). Pour lui, dans les mégalopoles mondiales, « l’être humain ne semble plus le seul acteur réel. Cet assemblage de gens, d’objets, de flux, produit un environnement urbain qui paraît doué de sentiments ». C’est aussi, selon François Jégou, directeur de Strategic DesignScenarios , des “communautés créatives”, qui “n’attendent pas, mais qui inventent, pour résoudre les problèmes eux-mêmes, mutualiser, coopérer ».

Les citoyens activistes ont trois préoccupations majeures : le sens de la communauté, la simplicité des échanges, la recherche d’un ancrage chargé d’histoire. “L’urbanisme c’est notre affaire”, soutient Thierry Paquot, philosophe de l’urbain. Une étude de La Fabrique de la Cité le montre. La cité est le pays de la philosophie où se définit la prééminence de la parole et du discours, où la discussion joue un rôle central. Il ne peut y avoir de liberté hors de la cité. La philosophie se fait dans le débat continu, dans les « lumières de l’urbain » chères à Hannah Arendt, sur la scène même de la vie.

En réalité, ni la visibilité ni l’invisibilité ne sont des qualités naturelles. Ce sont des façons d’être ou de ne pas être au rendez-vous de l’histoire. Elles forment deux modalités de considérer la société ou plutôt deux tonalités qui, selon les évènements, se superposent, s’entrelacent ou se disputent. Elles se répondent au lieu de se faire face. Elles forment des pôles autour desquels s’articulent des valeurs liées à la constitution du lien social : être puissants et admirés selon qu’on est admis ou pas comme personnalité en vue ; être égaux et faire le buzz selon la popularité qu’on a acquise ou pas sur le web ; être à part. La vedette ne tient l’affiche que parce qu’elle a des fans ou des admirateurs. L’égo sur internet se satisfait d’être « liké » et populaire, mais tel n’est pas le but. Ambivalence de la visibilité, à la fois sentiment d’exister intensément et de ne pas mériter son prestige. Ambivalence aussi de l’invisibilité, à la fois force et faiblesse, exclue et inclue dans l’autre, solitaire et solidaire.

La dualité apparente du visible et de l’invisible procède d’une société hypermoderne de plus en plus opaque, de moins en moins lisible. Pierre Rosanvallon évoque une société à la recherche d’elle-même : « celle-ci est devenue illisible, introuvable à ses propres yeux, comme à ceux de l’observateur » (Le Parlement des invisibles. Points. Essais. 2020). Comme le souligne Rosanvallon, « la difficulté à lire la société plonge ses racines dans l’individualisme constitutif de la modernité ». Cet individualisme contemporain est largement sous l’emprise des réseaux de connexions de fibres entremélées. Les technologies du numérique favorise des précipités de visibilité et d’invisibilité devenues illisibles, facilitant des chimies démocratiques plates et douteuses. Pour une grande partie de la jeunesse, celui ou celle qui n’est pas interconnecté mondialement, via Instagram ou Youtube, n’existe quasiment pas. Une socialisation non visible, est quasiment synonyme de déficience voire d’anormalité. Ne pas utiliser Internet équivaut à refuser la société. Avec la promotion des égos, possibles à loisir sur Facebook ou Twitter, s’offrent aux invisibles des promesses de lien social à l’échelle du globe. Il suffit de s’inscrire pour être l’égal de tous, à façon, jusqu’à la plus simple intimité. Telle est la solution exprimée par les nouvelles générations.

Si d’un côté, l’invisible s’attache à ce point au visible pour s’y conformer, en toute égalité, comme cela arrive sur les réseaux en ligne, si d’un autre côté, le visible fatigué, fuyant les flashs et les foules, est à ce point incité au repos de l’invisible pour gagner en authenticité et se créditer d’un peu de poésie, quelle est donc l’opération, au-delà de ces paresseuses facilités, qui permet de mieux exprimer sa volonté existentielle ? Il suffit de faire un pas de côté et s’écarter de la dualité pour voir les choses sous un autre angle. Cet angle où se positionne l’invisible éclairé est la lisibilité, là où précisément se tient l’être à part.

Place à la lisibilité : le visage 

Etre « lisible » au lieu d’être visible ? Soit faire le cheminement qui conduit à être soi-même, dans l’ombre, sans volonté de se fixer dans une image ou dans une identité, qu’on soit visible ou invisible. Etre éclairé ? Etre libre, peut-être ? Ou encore être imprévisible ! Non, l’invisibilité n’est pas synonyme d’inexistence, du moins si on l’envisage sur le plan individuel. La visibilité n’est pas non plus le monde du paraître, pour peu qu’on admette que toute personne a besoin, désire ou nécessite de mettre en scène, non pas son égo, mais sa personne, ou plutôt sa personnalité.

Il existe une personne très proche qu’on ne reconnaît jamais parce qu’elle est continuellement invisible et imprévisible: soi-même ! Il existe en effet une sorte de lisibilité de l’ « invisible éclairé » capable de se mesurer à la force du visible, capable aussi de se projeter dans ce qui n’est pas.Ce que l’invisible volontaire et conscient défend du point de vue personnel, c’est un ressort de lisibilité, un art de faire, une écriture de lui-même, une intégrité, un talent, des valeurs, une façon d’exister et non une « asocialité », comme voudraient le faire croire ceux qui pensent que la société se vit, fichée devant la conformité des postures ou des fonctions. Rien de tel. Les gens de peu sont, bien au contraire, les plus socialisés. Et peut-être les plus libres ! Sans doute parce qu’ils ne sont pas fixés dans une image d’eux-mêmes, ils sont mus par des choses qui ne sont pas, ou qui ne sont pas encore, des choses imprévisibles. S’il ne possède pas de capital, l’invisible s’impose sans chercher à se montrer. Sa modération, sa pudeur, sa réserve composent aussi son épargne, sa fortune. Force des créateurs, des acteurs de la société qu’on trouve parmi les inventeurs, les découvreurs, parmi les amateurs d’expériences et les explorateurs du lointain. Solidité et vigueur des individus nés de rien arrimés à la terre et au grain qui résistent aux épreuves du temps et de la nature. Loin des médiations qui se donnent pour vrai, ils expriment leur vitalité dans une pratique du Réel.

Concrète, la figure de l’invisible éclairé, « à part », ne connaît pas les contraintes et turpitudes des visibles qui se regardent. Lorsqu’il s’engage dans la lisibilité de l’individuation, l’invisible  exprime sa curiosité et se choisit librement, sans contingence de visibilité. Du moins, c’est là son dessein. Il se fait lui-même, sans réseau, ni soutien. Il est acteur de sa propre surprise, non déterminé par des résultats ou des cotes de popularité. Il va à l’aventure de sa propre pensée, mais reste dans l’ombre. Penser tient alors de l’aventure, lorsque l’on chemine à travers les paradoxes qui composent le mystère de la vie humaine (Lire Vladimir Jankélévitch. Flammarion. 2017).

Dans le portrait de l’invisible qui assume l’aventure se dessine la possibilité de préserver un espace intérieur dont la présence la plus simple se manifeste par le visage. « Visa-je », dirons-nous, soit voyage à la rencontre de l’autre. Pourquoi parler de visage quand on tente de comprendre la présence de l’invisible ? Parce que le visage est le seul endroit du corps qui est toujours nu. Il représente la plus incroyable des intimités. Et peut-être bien, pour certains, la plus risquée des aventures. La force des invisibles qui n’ont pas peur de l’être, c’est d’avoir un visage qui se voit dans le réel et non dans l’illusion.Le sujet de l’invisible se constitue dans le visage d’autrui. Seul l’autre voit l’invisible tandis que le visible est incapable de se voir.L’autre est le médiateur indispensable pour accéder à la conscience authentique de soi.L’image de soi est pure matérialité. « L’image est sans visage, pure forme sans expression et par là négation violente de l’altérité » soutient Emmanuel Lévinas. Elle n’a pas d’expression. Ce n’est jamais soi sur la photo ou dans le miroir. Celui qui se regarde dans la glace n’a pas de relief. « Quand je me regarde dans le miroir , ce n’est pas moi que je vois, et certainement pas non plus celui que voient les autres. D’abord parce que mon image est inversée. Ensuite parce qu’elle est réduite à une surface plane, alors que la tête réelle est en trois dimensions », indique Clément Rosset  dans des Entretiens avec Alexandre Lacroix ( La joie est plus profonde que la tristesse. Stock. 2019). Finalement à force d’être face à l’injonction ou à la tentation de la visibilité pour exister, celui qui reste à part est plus libre. La prise de conscience d’une intériorité invisible permet de revaloriser l’espace, de lui donner une perspective. Mais attention, danger. « Le désir d’invisibilité totale est impossible car il conduit à la mort et à la déréliction, souligne Eugène Enriquez ( Les tyrannies de la visibilité. Le désir d’invisibilité. Eires. 2011). Un désir d’invisibilité bien tempéré (on sait depuis Bach que le tempérament permet l’accord rigoureux des instruments et la variété des modulations) signale des sujets, animés par un idéal hors du commun qui ne reconnaissent pas aux autres le droit de les juger négativement et qui ont fait de leurs clivages, de leurs brisures le fondement même de leur existence et de leurs œuvres ». Tel est quelque fois le destin incertain de l’invisible éclairé vers l’individuation, aspirant à la lisibilité.

Revenons à George Berkeley. « Etre, c’est être perçu ou percevoir », dit le philosophe empiriste, théoricien de la vision. Il semble prudent de relativiser pareille plus-value du visible. Il serait en effet insultant d’affirmer qu’exister socialement ou individuellement se résume à appartenir au monde d’en haut, aux gens illustres. La célébrité n’est pas la grandeur. Et l’invisibilité n’est pas synonyme d’inexistence. On ne peut la condamner au non être. L’invisibilité agit dans le lisible de l’existence, dans un rapport immédiat à la conscience. Soit partir de sa vie, de ce que nous vivons, pour aller au delà de ce que nous voyons. Ce que l’invisible possède et que rate le visible, c’est le regard, le regard supposé éclairer le chemin du Réel et de la vérité, chemin dont le visible, assuré par son capital, veut faire l’impasse. Le ressort de la lisibilité est un moyen pour mieux marcher sur l’avenue de l’existence. Au cours de cette marche, être, c’est être lisible, c’est rencontrer l’imprévisible. Comme le dit le peintre Georges Braque, c’est « l’imprévisible qui créé l’événement ».

La librairie et le Premier homme

Le registre de la « lisibilité » qu’utilise l’invisible pour exprimer sa liberté vise une forme de reconnaissance fondée sur la connaissance et le partage, à la frontière du sensible et de l’intelligible. Etre lisible,c’est se détacher des images et des sondages qui sont les mamelles du visible dans l’actualité. C’est aussi résister à l’invisibilité subie, mettre en avant les mots et les arguments, être intelligible. C’est enfin la possibilité de se mettre à distance de son moi, d’échapper à l’identité qui nous enserre dans une communauté, une essence ou un système. La lisibilité cerne l’illisibilité d’un milieu technique arrivé à son point de complexité extrême et devenu hostile. Elle considère la personne dans une dimension plurielle. Elle favorise l’implication dans le récit, au milieu des personnages. Bref, il s’agit de regarder autrement le monde, comme dans un livre, pour mieux lire l’histoire en train de se réaliser. Rosanvallon parle d’ « individu-histoire ». Cet homme, à la fois invisible et visible, mais aussi singulier dans sa posture est un homme qui lit ! Par ses lectures, il déborde le système et gagne sa liberté. Dès lors l’histoire du monde sera l’histoire de la liberté. Le lieu privilégié de cette liberté du « lisible », c’est la librairie !

L’individu-histoire, libre et délivré

Faire le choix du « lisible » est une affaire de livre. Il s’agit de questionner l’histoire relationnelle qui organise la rencontre avec l’autre dans un monde marqué par les inégalités. A ce titre, l’invisible est imprévisible. La conscience permet de décoller de l’être qui est ce qu’il n’est pas et qui n’est pas ce qu’il est. L’objectif n’est pas d’exposer ce paradoxe de façon visible mais de le rendre lisible sous forme de projet. L’invisible qui se donne d’être lisible s’engage dans une partie où se déroule l’énigme sur soi. Tandis que le visible, qui vit dans l’illusion paresseuse, peine à en sortir, car il perdrait la reconnaissance. Il y a dans le lisible une dimension phénoménologique qui veut que ce qui définit son regard sur lui-même est ce qui lui apparaît dans l’immédiat. C’est le phénomène tel qu’il se livre en essence et non ce qui se donne en apparence ( le visible), en opposition à la réalité. Dans le visible, la forme, le relief n’est pas visible. Le miroir, l’écran sont plats. Tandis que dans l’invisible qui se donne à lire, il y a une forme. Ainsi l’homme du livre est-il l’homme libre qui fabrique l’histoire. Historique parce qu’il est libre. Libre parce qu’il veut simplement exister ou être reconnu dans son choix, pouvoir choisir et être aimé. Il ne se ment pas à lui même. Tout simplement humain !

Dans la Lettre volée (Histoires extraordinaires. Folio. 1973), Edgar Poe décrit cette invisibilité de la lettre comme introuvable par ceux qui restent abusés par la visibilité. Ce que les gens visibles ne regardent pas, c’est la vérité. Peut-être en est-il ainsi parce que la vérité crève les yeux à force d’être sous le regard. Comme s’ils n’en voulaient pas. Dans le texte de Poe, le narrateur et le policier Auguste Dupin qui cherchent ce document n’ont aucune solution à proposer au préfet et celui-ci repart, dépité. «  Ce que relate la Lettre volée est, on le sait, l’invisible du visible : la lettre que recherche un officier de police est en permanence sous ses yeux et ne rencontre pourtant jamais son regard, en raison d’un léger surcroit de visibilité qui, permettant au regard de constamment voir, lui interdit de jamais regarder » note Clément Rosset ( in Logique du pire. Eléments pour une philosophie tragique. PUF. 2008). Du côté de la lettre se lisent les noms, s’entendent les voix et se devinent les visages des invisibles. Le visible n’a pas complètement étouffé la parole. On peut se faire reconnaître par son simple nom, son œuvre, sans être vu. Seul celui qui est libre et non encarté voit la lettre volée.

L’individuation

A ce stade de la lecture, implicitement, un mot nous accompagne: « l’individuation ». Ce processus de transformation intérieure permet à l’individu de gagner en distinction et en maturité, d’affirmer sa personnalité, le rendant capable de démêler des éléments en apparence contradictoires, qu’il s’agisse de visible ou d’invisible, du moi ou du nous. Cette forme d’acculturation est une ouverture sur le monde. En cela, l’individuation se différencie de l’individualisme qui est une individuation détournée, une forme de repli vers le « chacun pour soi », une réduction du monde. Comme l’écrit Cynthia Fleury (Op. cit. Les irremplaçables ), l’individualisme qui caractérise notre époque est en fait « une individuation pervertie au sens où l’individu est persuadé que la recherche de son autonomisation peut se passer de la production qualitative de liens sociaux ». Tout autant égalitariste qu’inégalitariste, précise-t-elle. Au sens de Pierre Rosanvallon, l’individuation se définit comme un individualisme de singularité, soit « une construction et une reconnaissance dynamique des particularités de chacun. Elle se complète par la modification de la perception de nos droits et devoirs dans une logique de réciprocité. La reconstruction du lien social que cela entraine stimule par là même la communalité ou l’idée du concitoyen partageant une sphère publique commune »

Le prisme de l’individuation permet d’envisager sur un autre plan qu’économique  la tension des inégalités. Pour refonder l’idée d’égalité dans les sociétés actuelles, et apporter une réponse efficace à la croissance actuelle des inégalités, Rosanvallon propose de dépasser les théories de la justice, centrées sur le problème de l’égalité des chances, pour « s’appuyer sur une philosophie de l’égalité comme relation sociale. » L’idée d’égalité pourrait ainsi être redéfinie afin de construire une « société des égaux », basée sur une philosophie de la relation sociale, fondée sur les notions de singularité, de réciprocité et de communalité. Telles sont les conditions, selon Rosanvallon, d’une solidarité plus active.Ce langage des biens communs et de l’entraide est celui que connaissent surtout les invisibles, les gens de peu, évoluant davantage dans l’économie du partage que dans la propriété.

Universalité de l’artiste

La tension entre visible et invisible, n’est pas condamnée à l’antagonisme. Elle s’avère élastique. Le goût du pouvoir est incorrigible :  celui qui arrive au sommet tient à son astre comme à la prunelle de ses yeux, prêt à cumuler plusieurs fonctions satellitaires pour garantir son capital, pour compenser la poésie du monde qui lui est généralement refusée. Mais il sera difficile au visible de concilier la publicité de son image avec l’exigence de sincérité qu’il nourrit « à la longue ». Du côté de l’invisible, la difficulté est autre. Même s’il est doté d’une forte ambition, le visa de séjour pour le haut ne lui sera pas accessible sans obstacles. La tentation de se voir « grandi » est à sa portée, soit par besoin d’imiter, soit par « l’universalité du besoin d’art » dont parle Hegel (Introduction à l’esthétique. Champs. 2009). Pour cela, l’invisible doit lever les yeux vers le ciel dans la nuit. Lafigure libre de l’artiste aide à passer la lisière entre visible/invisible, facilitant ainsi la lisibilité.

Rembrandt qui a si souvent fait son autoportrait illustre l’expérience du créateur. L’artiste a l’habitude de se peindre lui-même grâce au miroir reflétant son image optique. Cette image dans le miroir représente son « moi ». A côté du miroir se trouve le chevalet sur lequel la toile accueille le travail du peintre, le soi de l’artiste, son autoportrait. L’autoportrait ainsi représenté regarde à jamais l’amateur, le visiteur. Reste le peintre lui-même. Il est invisible. Comme l’explique Paul Ricoeur dans un article qu’il consacre à Rembrandt, cet « autre » qu’est le peintre n’a rien d’un Narcisse qui à force de s’aimer, voit son image se briser. Dans l’autoportrait de Rembrandt, le peintre s’examine. Il garde la distance. Mais il se reconnaît.

Le besoin de reconnaissance est acrobatique. La beauté est la lumière du paraître de l’artiste. Parce qu’il est à la fois « un » et « autre », singulier et pluriel, exposé et solitaire, l’artiste occupe une place à part, hors du champ du pouvoir. Parcequ’il est invisible et sans histoire, il a cette faculté de voir des choses là ou personne d’autre n’en voit. L’artiste est celui qui inspire des révolutions, libère des énergies, suscite des modes, fonde des écoles. Là encore, il s’illustre. Il rend visible ce qui fait sens. Il voit l’extraordinaire dans l’ordinaire, dans le dépassement de la réalité. L’œuvre d’art est l’expression grâce à laquelle l’homme s’extériorise, en prenant conscience des mouvements de son âme, de ses sentiments « en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres yeux ».

Même si la vie de l’artiste confine souvent à la mélancolie, la joie de créer est ce qui le fait « être ». Joie exceptionnelle que celle de l’artiste qui a réalisé sa pensée. « Partout où il y a joie, il y a création », écrit Bergson. Pouvons-nous supposer, comme le fait Bergson « que la vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la différence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre à tout moment chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’aggrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde ?.. » (L’énergie spirituelle. PUF. 2017)

Le texte littéraire de l’écrivain peut être vu, de prime abord, comme la représentation lisible (à travers les mots, les formes du discours) de l’invisible, c’est-à-dire de la pensée et des sentiments. Telle est la figure marginale de l’auteur qui, par sa fonction dans la société, symbolise la résolution de l’antagonisme entre la promotion de l’égalité pour tous et la rareté du talent. « Les artistes sont des initiateurs d’égalité », explique Nathalie Heinich ( lire L’élite artiste. NRF.Gallimard. 2005). L’artiste est « celui qui, dans l’imaginaire collectif, unit l’aspiration démocratique à la communauté et l’aspiration élitaire à la singularité » explique-t-elle. En conciliant la facture de l’excellence d’un côté et l’« envie » démocratique de l’autre, l’artiste réunit à la fois la promotion de la supériorité de l’art et en même temps l’exaltation de l’égalité. L’idéal républicain est tout entier inscrit dans cette conciliation permettant aux capacités individuelles de l’homme ordinaire d’accéder à la création, selon ses efforts ou son aptitude.  Laissons parler Nathalie Heinich : « Le paradoxe de l’artiste intègre le talent (inné), la démocratie ( chacun y a droit) et la méritocratie (elle ne dépend que du talent individuel) …/… En se constituant idéalement comme singulier, c’est-à-dire, littéralement, « hors du commun », l’art paie de son renoncement au pouvoir et à l’insertion sociale sa capacité à représenter un privilège démocratiquement acceptable, parce que ni aristocratique (sans pouvoir), ni bourgeois (sans insertion). D’où le partage de l’artiste en trois idéal-types, renvoyant chacun à l’une de ces dimensions axiologiques, ainsi conjuguées dans cette chimère aussi robuste qu’improbable : l’artiste mondain, incarnation d’une aristocratie désormais renvoyée au passé ; l’artiste engagé, incarnation de la démocratie expérimentée au présent ; et l’artiste bohème, incarnation de la singularité projetée dans l’avenir. Ainsi peuvent se conjoindre, ne fût-ce qu’imaginairement, les trois substrats fondamentaux de la grandeur que sont le privilège (aristocratie), le mérite (démocratie), et la grâce (vocation),  célébrité bâtie sur la naissance, le pouvoir ou le savoir ».


Le roman de la société

Il y a ainsi un espoir poétique de l’invisible. Dans l’invisibilité, le lisible retrouve le calme bienfaiteur des espaces aérés qui lui permettent de s’inspirer et de se mettre légèrement en dehors du monde. Ni visible, ni invisible, mais lisible comme dans un roman. Le lisible témoigne, raconte, inspire sans retour, sans nécessité de reconnaissance.

Se dissimuler est un art, quand la parole et le silence, à l’abri du bruit médiatique, deviennent, par la magie de l’invisible, source d’intensité du savoir. L’œil qui écoute est l’œil de l’attention. Il est aussi l’œil de l’esprit concentré éprouvé par le sujet qui se fiche ou résiste aux « rich média ». Il est l’œil qui rechigne à l’usage massif des smart phones et tablettes numériques, étranger aux jeux vidéo, et rebelle face au “trop-plein” d’info-balais. Les poètes savent nous faire sentir la vérité dense de la pause et du soupir. Autant de libertés que n’arrivent pas à transmettre les sophistes et amateurs de rhétorique. Par des écritures, des arts de faire, des notes de musique, des tableaux, des pratiques culturelles, les poètes cherchent simplement à parler du mystère de l’autre. S’il y a parmi eux une intention visible, c’est la visibilité de l’esprit. Dans le rêve, par exemple, le dormeur, les yeux fermés, voit des images invisibles à l’oeil nu mais qu’il mémorise à son réveil et qu’il peut décrire précisément. C’est l’esprit qui voit. Ainsi, en poussant plus loin ce point de vue, les aveugles ne seraient pas ceux qu’on croit, ni les «voyants » ceux que l’on pense.

Les visionnaires, les philosophes, les savants ont cette faculté de réalité invisible dont le sens est étrange. L’imagination inspiratrice, ce que l’on a jamais vu et qui vient à l’esprit en état éveillé, est-elle antérieure à l’intelligence se demande Maurice Merleau-Ponty, dans Sens et Non-sens ( Gallimard. 1996) ? « Il nous faut retrouver un commerce avec le monde et une présence au monde plus vieux que l’intelligence ». « Cette adhésion à l’invisible, voilà la poésie première, voilà la poésie qui nous permet de prendre goût à notre destin intime, écrit Gaston Bachelard. (L’eau et les rêves ; Ed. Jose Corti. 1942). Elle nous donne une impression de jeunesse ou de jouvence en nous rendant sans cesse la faculté de nous émerveiller. La vraie poésie est une fonction d’éveil ». Elle ouvre la pensée de l’imprévisible. Dès les premières lignes de Du côté de chez Swann ( A la recherche du temps perdu. Folio. 2001), Marcel Proust choisit son camp : « Une obscurité douce et reposante pour mes yeux mais peut-être plus encore pour mon esprit. » Au-delà du regard du visible, s’exprime le regard d’une vision que l’on voit à l’œuvre chez les gens de talent. « L’œil écoute », résume Paul Claudel. Le roman est regard. Il apprend à voir la forme de l’invisible, au-delà du visible. Ainsi se lit le défi du roman : faire la lumière sur l’individu sans éblouir sa singularité.  Le roman, peuple de personnages, est l’enfant rebelle de la démocratie, il est sa liberté, sa perspective. L’individu la fait vivre.

L’enjeu de l’invisible irréductible à la mainmise du visible, celui que nous qualifions de « lisible », est de donner toute sa place à la prose du quotidien afin qu’elle agisse comme contrepouvoir face à la puissance des antennes. Aussi bien la littérature représente-t-elle un accès central à l’individuation. « L’espoir réside dans la grammaire », rappelle George Steiner (op.cit) . Dans certaines circonstances, la voix singulière qui déchire le silence dans la rue porte plus loin que les discours qui se tiennent à l’écran pour la simple raison qu’elle témoigne de l’envie de vivre.

Traditionnellement, raconter sa vie est la façon la plus humaine de parler du réel, au plus proche de la vérité, là où se ressent la porosité du grain de l’existence. La prose et la poésie s’y emploient. Le chant, la satire des moeurs, les poésies exprimées dans la culture populaire compensent l’invisibilité des gens, permettent de déchiffrer l’opacité des styles de vie dans l’ombre des conditions négligées. Tel est le roman de la société. « Les individus sont autant déterminés par leur histoire personnelle que par leur condition sociale » soutient Pierre Rosanvallon. Dans Le Parlement des invisibles, il évoque ces politiques d’un genre particulier, qu’il appelle les « représentants poétiques ». Il cite un député imprimeur, Théodore Lebreton : « Il appartient au poète prolétaire de manifester. C’est à lui de porter la lumière au fond de ces limbes obscurs où se chant si souvent encore des vertus radieuses. » On rencontre ces figures de l’homme-foule dans les feuilletons d’Eugène Sue, de Ponson du Terrail. Rosanvallon cite également Victor Hugo dans l’œuvre duquel se tiennent « les êtres de nuit tâtonnant dans l’invisible  ou souterrainement perdus dans les veines de l’ombre ». Le roman de la société, observe Rosanvallon, expose ces gens de peu en pleine lumière, les rend familiers. Il pourrait également citer « l’ethnologue» Zola qui nous apprend tellement plus sur les mœurs et les inégalités de l’époque que les analyses chiffrées qui nous renseignent aujourd’hui. La grandeur du peuple invisible est là, reprenant confiance et consistance, dans ces lignes, dans ces pages, dans ces livres. Tellement plus riche que la mémoire des visibles ! La grandeur est moins dans le visible où domine la fable des apparences et des hommes pressés que dans le lisible, dans ce qui n’a pas besoin de s’exposer mais qui se lit, comme dans un livre, à condition de prendre son temps. La lecture est un antidote à la tyrannie de la visibilité. Le lisible est un homme lent. Merci au livre de briser la solitude et d’apporter la consolation. Merci au livre de nous prêter l’éternité, d’offrir au lecteur l’accès à l’infini du visage dont Lévinas souligne qu’il est un des traits de la littérature.

L’être du livre n’est jamais pauvre

J’emprunte à Mona Ozouf son hommage à la cause des livres. Elle témoigne cet amour des textes à travers un magnifique livre-interview (Pour rendre la vie plus légère. Les livres, les femmes, les manières. Stock. 2020). « La littérature et l’histoire, sur la chaine usée des destinées humaines, n’ont jamais fini de broder les motifs de la complexité humaine. Telle est la cause des livres …/… J’y vois aussi surgir l’événement intempestif, la rencontre inattendue, la surprise des sentiments.»

Avec un livre dans la poche, l’être n’est jamais seul, jamais pauvre. Le livre est à la portée de tous. La littérature allège l’existence. Il n’y a pas de masse, pas de poids, pas de choc dans les mots. Elle fait entrer l’histoire dans le concret. Grâce aux livres, les pensées découvrent la nuance, déclinent l’individualité au pluriel. Lire, c’est retrouver le contact avec l’humanité réelle, être accessible aux imprévus que la vie jette sur le chemin. Nous ne nous connaissons vraiment qu’en séjournant dans les recoins d’humanité que constituent les œuvres d’art et de culture, là où le beau et la vérité finissent par se confondre. En ouvrant le livre, c’est la vie qui donne rendez-vous avec les trois figures qui ont accompagné jusqu’ici le propos. D’une part, l’invisible ; le destinataire, le lecteur qui tourne la page et trouve dans le texte un agrandissement de mémoire et d’imagination. D’autre part, le visible ; le ou les personnages du roman, miroirs devant lesquels le lecteur doit pouvoir s’identifier. Le troisième est un mixte : lecteur et auteur. Lire un roman et c’est le corps du personnage qui nous imprime. Une complicité féconde entre lecteur et l’auteur s’instaure. Celui qui lit, le lecteur, silencieux, solitaire, va de mot en mot, avec le monde dans sa poche. Celui qui écrit, l’auteur, fabrique un univers, représente des paysages, fait vivre des personnages et les ballade dans l’intimité de chacun. Ce processus d’ensemble traduit l’activité qui produit le pacte de lisibilité. Ce pacte permet à l’individu de prendre pleinement sa place d’acteur dans le théâtre de la vie sociale dont la scène la plus amicale est l’intimité de la Librairie.

La littérature représente tous les secours et les recours contre les parasitages quotidiens de l’esprit. Le livre trace au fil des pages la ligne entre le bien et le mal qui traverse chacun, sur le chemin où les contraires tracent la courbe du sens de la vie, là où des rencontres inédites se montrent inspirantes. Mona Ozouf se réfère à la philosophe Simone Weil, rendant visite aux ouvrières du Puy pour les inciter à la grève : « Elle leur lit Sophocle. Elle pense que c’est Sophocle qui va être la meilleure leçon à leur dispenser ». Rappelons aussi Albert Camus qui toute sa vie durant, a voulu parler au nom de ceux à qui la parole est refusée. Dans « Le Premier homme », Camus relate la naissance de l’être du livre dans son expression la plus achevée. C’est sa propre histoire qu’il raconte, celle d’un enfant ordinaire d’Alger, orphelin de père et l’accès à la connaissance d’un garçon ordinaire parler au nom de ceux à qui la parole est refusée.

S’il existe un idéal de l’ « être-livre » ordinaire, une part essentielle doit en revenir à Louis Germain, l’instituteur d’Albert Camus, cet homme attentionné qui a su détecter en celui qui allait devenir Prix Nobel de littérature, des qualités intellectuelles et morales lui permettant de faire émerger son talent. Dans une lettre à son instituteur datée du 19 novembre 1957, soit deux années avant sa mort, Camus écrit : « On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché, ni sollicité ( le Prix Nobel). Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé » (Le Premier homme. Folio. 2019). Le voilà cet homme simple et universel qui fait, qui pense, qui aime, avec l’autre en tête et non le moi au ventre, cet homme qui sait inspirer comme il respire.  Chaque être, peut sans tambour ni trompette, sans écran et sans honte, lutter contre le défaitisme et la fatalité, se hisser au niveau du grand homme s’il en a la clairvoyance, le courage et s’il a fait, au cours de son existence, la bonne rencontre.

Pour clore, on pardonnera cette facilité de mentionner Camus : « Et lui qui avait voulu échapper au pays sans nom, à la foule et à une famille sans nom, mais en qui quelqu’un obstinément n’avait cessé de réclamer l’obscurité et l’anonymat, il faisait partie aussi de la tribu (…), cheminant dans la nuit des années sur la terre de l’oubli où chacun était le premier homme, où lui-même avait du s’élever seul, sans père […] et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme un homme pour ensuite naître aux autres, aux femmes, comme tous les hommes nés dans ce pays. » (Le premier homme. Op.cit.)

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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