En général, quand on évoque des choses très lointaines, on parle d’années-lumières. Il faudra désormais parler d’ « année-corona ». En ce temps de confinement, les proches sont si loins, le temps paraît si long, et la mort rôde dans les esprits. La pandémie est obsédante avec sa comptabilité morbide. En l’espace d’un éclair, le mutant Coronavirus, de son petit nom Covid 19, nous plonge dans un monde effrayant qui nous éloigne les uns des autres. Le temps du corona est rare et sans amour.

Le refuge des livres

Combien de temps, nous autres hommes pressés, allons-nous passer ainsi, à domicile, sans bouger, dans la solitude ? Comment éviter que l’enfermement et la peur prennent le dessus ? Bien sûr, il y a le soin que nous pouvons apporter aux autres, l’engagement, l’entr’aide, la solidarité, l’expertise pour certains. Mais sur le plan personnel, quel remède ? Préserver sa vie intérieure est aussi une façon de se battre. Une issue mystérieuse, bien que simple et pas cher, permet de nous évader et de continuer à vivre en société, tout en restant chez nous : la lecture !

J’emprunte à Mona Ozouf son hommage à la cause des livres. Elle témoigne cet amour des textes à travers un livre-interview (Pour rendre la vie plus légère. Les livres, les femmes, les manières. Stock. 2020). « La littérature nous pourvoit de dons que nous n’avons pas, dit-elle. Il y a une sorte d’immense liberté que donne la pratique des livres et que nous n’avons pas. La démultiplication de l’existence dans la littérature est une chance précieuse ». De cette liberté, nous avons tant besoin en ces temps de coronavirus. Besoin de se recentrer sur la vie intérieure pour mieux supporter ce qui nous arrive, besoin de réactiver une sensibilité délaissée, le temps que le fléau disparaisse. Nécessité de se retirer du monde pour quelques semaines, quelques mois, cent jours, prédisent les savants les plus clairvoyants. La littérature nous y aide. Dans la lecture, nous devenons en quelque sorte invisibles au monde. Et parfois, ce retrait est salutaire, bénéfique. « L’espoir réside dans la grammaire », rappelle le regretté George Steiner. Il y a ainsi un espoir poétique de se rendre invisible, retiré, confiné. Pour peu que l’on sache partir à la recherche du temps perdu…

« Cette adhésion à l’invisible, voilà la poésie première, voilà la poésie qui nous permet de prendre goût à notre destin intime, écrit Gaston Bachelard (L’eau et les rêves. Ed. Jose Corti. 1942). Elle nous donne une impression de jeunesse ou de jouvence en nous rendant sans cesse la faculté de nous émerveiller. La vraie poésie est une fonction d’éveil ». Elle ouvre la pensée de l’imprévisible. Dès les premières lignes de « Du côté de chez Swann » ( A la recherche du temps perdu. Folio. 2001), Marcel Proust choisit son camp : « Une obscurité douce et reposante pour mes yeux mais peut-être plus encore pour mon esprit. » Au-delà du regard du visible, s’exprime le regard d’une vision que l’on voit à l’œuvre chez les gens de lettres. « L’œil écoute », résume Paul Claudel. Le roman est regard. Il apprend à mémoriser la forme de l’invisible, au-delà du visible. Ainsi se lit le défi du livre : faire la lumière sur l’individu. Rebelle à l’ordre figé, le roman peuplé de personnages est l’enfant rebelle de la démocratie, il est sa liberté, sa perspective. L’individu la fait vivre.

Les poètes, plus que d’autres, savent nous faire sentir la vérité dense de la pause et du soupir. Par des mots, des arts de faire, des notes de musique, des tableaux, les artistes en général cherchent simplement à parler du mystère de l’invisible auquel il faut bien donner une forme, un nom, une histoire. S’il y a parmi les auteurs une intention visible, c’est la visibilité de l’esprit. Dans le rêve, par exemple, le dormeur, les yeux fermés, voit des images invisibles à l’oeil nu, mais qu’il mémorise à son réveil et qu’il peut décrire précisément. C’est l’esprit qui voit. L’œil qui écoute est l’œil de l’attention aux choses essentielles, aux beautés du temps long.  Dans la mémoire du temps, celui qui lit retrouve le calme bienfaiteur des espaces aérés, des paysages romanesques qui lui permettent de s’inspirer et de mieux habiter en dehors du monde. Il s’agit pour le lecteur de devenir lisible comme dans un roman d’évasion.

Les visionnaires, les philosophes, les savants ont aussi cette faculté de réalité invisible dont le sens est étrange. L’imagination inspiratrice, ce que l’on a jamais vu et qui vient à l’esprit en état éveillé, est-elle antérieure à l’intelligence se demande Maurice Merleau-Ponty, dans Sens et Non-sens ( Gallimard. 1996) ? « Il nous faut retrouver un commerce avec le monde et une présence au monde plus vieux que l’intelligence ».  

Avec un livre, l’être n’est jamais seul. La littérature allège l’existence. Il n’y a pas de masse, pas de poids, pas de choc dans les mots. Elle fait entrer l’histoire dans le concret. Grâce aux livres, les pensées découvrent la nuance, déclinent l’individualité au pluriel. Lire, c’est retrouver le contact avec l’humanité réelle, ressusciter un passé, être accessible aux  imprévus que la vie jette sur le chemin. Nous ne nous connaissons vraiment qu’en séjournant dans les recoins d’humanité que constituent les œuvres d’art et de culture, là où le beau et la vérité finissent par se confondre. Lire un roman peut transporter le lecteur dans le corps du personnage. L’identité du personnage ne se conçoit que comme le produit  d’une complicité féconde entre lecteur et l’auteur. Celui qui lit devient ainsi proche d’un travail de création Celui qui écrit, l’auteur, fabrique un univers, représente des paysages, fait vivre des personnages et les façonne. L’auteur est invisible et solitaire, on l’oublie. Ce processus d’ensemble traduit l’activité qui produit le pacte de lisibilité. Ce pacte permet à l’individu de prendre pleinement sa place d’acteur dans le théâtre de la vie sociale.

La littérature représente tous les secours et les recours contre les parasitages quotidiens de l’esprit. Le livre trace au fil des pages la ligne entre le bien et le mal qui traverse chacun, sur le chemin où les contraires tracent la courbe du sens de la vie, là où des rencontres inédites se montrent inspirantes. Mona Ozouf cite la philosophe Simone Weil, rendant visite aux ouvrières du Puy pour les inciter à la grève : « Elle leur lit Sophocle. Elle pense que c’est Sophocle qui va être la meilleure leçon à leur dispenser ». Ajoutons aux hommages Albert Camus qui, toute sa vie durant, a voulu parler au nom de ceux à qui la parole est refusée. Dans « Le Premier homme », Camus raconte la naissance de l’être du livre dans son expression la plus achevée. C’est sa propre histoire qu’il évoque, celle d’un enfant ordinaire d’Alger, orphelin de père et l’accès à la connaissance d’un garçon ordinaire qui veut parler au nom de ceux à qui la parole est refusée.

Lire la vie des autres est une manière de raconter sa vie mais surtout de vivre une vraie vie. N’est-ce pas la façon la plus humaine de feuilleter le réel, au plus proche de la vérité, là où se ressent la porosité du grain de l’existence ? La prose et la poésie s’y emploient. Le chant, la satire des moeurs, les poésies exprimées dans la culture populaire compensent l’invisibilité des gens, permettent de déchiffrer l’opacité des styles de vie dans l’ombre des conditions négligées. Tel est le roman de la société. « Les individus sont autant déterminés par leur histoire personnelle que par leur condition sociale » soutient Pierre Rosanvallon. Dans son livre « Le Parlement des invisibles », il évoque ces politiques d’un genre particulier, qu’il appelle les « représentants poétiques ». Il cite un député imprimeur, Théodore Lebreton : « Il appartient au poète prolétaire de manifester. C’est à lui de porter la lumière au fond de ces limbes obscurs où se chante si souvent encore des vertus radieuses. » On rencontre ces figures de l’homme-foule dans les feuilletons d’Eugène Sue, de Ponson du Terrail. Rosanvallon cite également Victor Hugo dans l’œuvre duquel se tiennent « les êtres de nuit tâtonnant dans l’invisible  ou souterrainement perdus dans les veines de l’ombre ». Le roman de la société, observe Rosanvallon, expose ces gens de peu en pleine lumière, les rend familiers. Il pourrait également citer « l’ethnologue» Emile Zola qui nous apprend tellement plus sur les mœurs et les inégalités de l’époque que les analyses chiffrées qui nous renseignent aujourd’hui. La grandeur du peuple invisible est là, reprenant confiance et consistance, dans ces lignes, dans ces pages, dans ces livres. Tellement plus riche que la mémoire des gens visibles, qu’on voit partout sur les écrans ! La grandeur est moins dans le visible où domine la fable des apparences que dans le lisible, dans ce qui n’a pas besoin de s’exposer mais qui se lit, à condition de prendre son temps. Débordée par l’excès des images pressantes qui tuent l’imagination, la lecture est un antidote à la tyrannie de la rapidité. Trop pressé, trop occupé, trop informé. Pas le temps, pas le temps, le visible est l’homme rapide. Le lisible est un homme lent. Merci au livre de briser la solitude et d’apporter la consolation. Merci au livre de nous prêter l’éternité, d’offrir au lecteur l’accès à l’infini du visage dont Lévinas souligne qu’il est un des traits de la littérature.

Se rendre lisible, c’est se rendre disponible pour retrouver le temps, s’impliquer dans un récit avec les autres, « démultiplier son existence », comme dit Mona Ozouf. Lire offre la possibilité de se mettre à distance de son moi, d’échapper à l’identité qui nous enserre dans une communauté, une essence ou un système. Bref, il s’agit de lire le monde pour mieux voir l’histoire en train de se réaliser. S’engage avec la page une partie où se déroule l’énigme sur soi. Se rendre lisible,c’est se détacher des images et se mettre à distance de son moi.  Qu’il est parfois heureux d’échapper à l’identité qui nous enserre dans une communauté, une essence, une actualité ou un système ! Qu’il est bon de s’impliquer dans le récit avec les autres ! Tout de suite, tout va mieux. Tel est le secours individuel, le soin de soi. Trouver dans les livres l’histoire, les histoires du temps, des autres et se redonner du souffle. L’homme qui lit devient un individu-histoire. Il s’enrichit, comme jamais il en a eu le temps ou l’occasion. Ainsi l’homme du livre est-il l’homme qui se fabrique une histoire. Cela lui donne le privilège de surmonter les évènements.

S’il existe un idéal de l’être-livre ordinaire, une part essentielle doit en revenir à Louis Germain, l’instituteur d’Albert Camus, cet homme attentionné qui a su détecter en celui qui allait devenir Prix Nobel de littérature, des qualités intellectuelles et morales lui permettant de faire émerger son talent. Dans une lettre à son instituteur daté du 19 novembre 1957, soit deux années avant sa mort, Camus écrit : « On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché, ni sollicité ( le Prix Nobel). Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été  pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé » (Le Premier homme. Folio. 2019). Le voilà cet homme simple et universel qui fait, qui pense, qui aime, avec l’autre en tête et non le moi au ventre, cet homme qui sait inspirer comme il respire.  Chaque être, peut sans tambour ni trompette, sans écran et sans honte, lutter contre le défaitisme et la fatalité, se hisser au niveau du grand homme s’il en a la clairvoyance, le courage et s’il a fait au cours de son existence la bonne rencontre.

Pour clore ce petit voyage en confinement, une fois encore, pardonnez le plaisir de citer Camus : « Et lui qui avait voulu échapper au pays sans nom, à la foule et à une famille sans nom, mais en qui quelqu’un obstinément n’avait cessé de réclamer l’obscurité et l’anonymat, il faisait partie aussi de la tribu (…), cheminant dans la nuit des années sur la terre de l’oubli où chacun était le premier homme, où lui-même avait du s’élever seul, sans père […] et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme un homme pour ensuite naître aux autres, aux femmes, comme tous les hommes nés dans ce pays. » (Le premier homme. Op.cit.)

Savez-vous quoi ? Depuis que le confinement nous oblige, l’idée de sortir dans la rue, d’aller au cinéma, de m’asseoir à la table d’un café me paraît comme une chose magnifique, incroyable, surréaliste. Comme dans un roman ! Vite, il faut tourner la page…

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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