J’évoquais, dans mon précédent article ce « temps déraisonnable » qui rend notre époque particulièrement confuse et livrée à des polémiques sans fin où les arguties le disputent au mensonge, en toute bonne foi… Un événement qui fait aujourd’hui la une de l’actualité me paraît relever, dans les commentaires qu’il suscite, de cette forme particulière de rationalisation déraisonnable qu’est la dissonance cognitive, à laquelle nul n’échappe, et qui nous évite d’accepter des réalités qui nous déplaisent : « l’affaire » Vincent Lambert.

Déni de réalité

Rappelons d’abord ce qu’est la dissonance cognitive : une tension intérieure qui se manifeste chez une personne, chez chacun d’entre nous en fait, lorsque nous sommes pris entre deux types de cognitions (système de pensée, croyances, émotions, attitudes) qui entrent en contradiction entre elles. Notre esprit, pour réduire cette tension, va alors chercher à résoudre cette contradiction interne en la justifiant le plus souvent par des arguments pseudo-rationnels. Aucun fumeur, par exemple, ne saurait aujourd’hui ignorer que le tabac est source de nombreuses maladies et qu’il est à peu près sûr, en continuant à fumer, de souffrir de l’une d’elles et d’abréger son existence. Pourtant il continue et si on l’interroge sur cette aberration suicidaire, il répondra la plupart du temps « Oh, il faut bien mourir de quelque chose ! », ou alors il argumentera que son grand-père a vécu jusqu’à 90 ans en fumant un paquet par jour, ou encore, plus sincère, il avouera qu’il accepte le risque au profit du plaisir immédiat que lui procure son addiction.

C’est ce mécanisme qui rend si difficile la lutte contre le tabagisme, l’acceptation des limites de vitesse sur les routes (ce ne sont pas elles qui ont diminué la mortalité routière, mais, prétend-on, l’amélioration des routes ou des voitures), et qui nourrit le climato-scepticisme (comment croire au réchauffement climatique, s’il continue de faire froid en hiver ?…).

Déni de justice

En ce qui concerne Vincent Lambert, on assiste à un florilège de biais rationnels en particulier de la part de ceux qui veulent le maintenir en vie coûte que coûte. Ainsi certains s’étonnent de la précipitation avec laquelle ses médecins veulent le « débrancher » alors que cela fait dix ans que l’infirmier accidenté est dans un coma avec des lésions irréversibles et six ans que la première décision de ne plus l’alimenter a été prise par l’équipe médicale. Il est quand même spécieux d’affirmer que celle-ci agit dans l’urgence. Entre-temps, je crois, il y aura eu cinq décisions de justice qui toutes sont allées dans le même sens, s’appuyant sur la loi Léonetti, pour se prononcer contre une « obstination déraisonnable » à maintenir artificiellement le patient en vie.

Ce sont les parents de Vincent Lambert qui en ont appelé à la justice, et celle-ci leur donnant tort à chaque fois, jusqu’au niveau de la Cour européenne, ils crient désormais à un déni de justice. Étrange logique qui veut que la loi ne soit acceptable que lorsqu’elle va dans notre sens.

Ils arguent que leur fils n’est pas en fin de vie puisqu’il ne relève pas effectivement de soins palliatifs médicamenteux et qu’il est seulement alimenté et hydraté par sonde. Certes, leur fils n’est pas, stricto sensu, en fin de vie, il peut peut-être tenir encore des années avec des perfusions, mais sa vie n’est-elle pas finie depuis longtemps ? Il s’agit ici d’un conflit de valeurs, concernant ce qu’est la vie, dont on peut débattre à l’infini et que nul ne peut trancher.

C’est pourquoi, dans une société de droit, la seule attitude raisonnable est de s’en remettre à la justice qui dit ce qui est légal de faire ou de ne pas faire, en fonction des informations les plus objectives dont elle dispose et des valeurs communément admises par cette même société et qui évoluent au fil du temps, et non de vouloir imposer ses propres valeurs, fussent-elles honorables. Dans la France de 2019, le législateur, élu du peuple, a légiféré en son âme et conscience, et avec mesure, contre l’acharnement thérapeutique. Il l’a fait à la demande du corps médical qui, en vertu des progrès de la médecine, se trouvait pris dans des problèmes éthiques qu’il ne pouvait résoudre seul, et à celle d’associations qui s’interrogeaient sur le droit à mourir dans la dignité. Sauf nouvelle évolution de la loi, il n’y a donc pas à discuter, dès lors que celle-ci est respectée, d’autant que la personne qui a légalement la tutelle de Vincent Lambert est sa femme, et non ses parents, et que celle-ci est d’accord pour l’arrêt des soins. Et c’est pourquoi il est inconvenant et absurde d’en appeler au président de la République que l’on pourrait accuser, quelle que soit sa position, d’interférer avec la justice, piège dans lequel il n’est pas tombé.

Déni de responsabilité

En réalité, il ne devrait pas y avoir « d’affaire » Vincent Lambert. Celle-ci n’est née que d’une dissonance cognitive de ses parents, incapables d’accepter la disparition de leur fils (il est vivant) et soumis à des valeurs catholiques extrêmes (la vie est sacrée) et, qui, pour régler ce conflit interne, l’ont extériorisé sur la scène publique en espérant une catharsis évidemment impossible. Car, si l’on y réfléchit un peu froidement, raisonnablement, ce qui est possible à quelqu’un qui n’est pas directement touché par ce drame, que signifie cet acharnement des parents pour maintenir artificiellement en vie leur fils, qui n’a plus depuis longtemps son mot à dire sur sa propre volonté de vivre ou de mourir ? Ce n’est que pour eux, pour se maintenir eux-mêmes en vie, peut-être, et pour ne pas remettre en cause leurs croyances personnelles qu’ils se battent ainsi jusqu’au bout de leurs forces. Et jusqu’à quand ? Que se passerait-il quand eux-mêmes mourront (le père à 90 ans), si leur enfant était encore en vie ? Ce serait donc, cette fois, à la société, à la justice de décider ? Leur combat peut paraître admirable, il me semble, personnellement, douteux, égoïste et même irresponsable.

Et il recouvre une autre dissonance qui traverse tout le catholicisme et qui m’a interpellé très jeune puisque j’ai été élevé au pain et au vin de cette religion, avant de me tourner vers des nourritures moins symboliques. Comment peut-on affirmer que toute notre vie terrestre n’est qu’une transition vers la vie éternelle, la seule qui mérite d’être vécue, aux yeux d’un chrétien, et être aussi attaché à celle d’ici-bas, s’acharner contre la mort qui devrait nous en libérer ? Si vraiment Monsieur et Madame Lambert croient que la vraie vie est ailleurs, ils devraient se réjouir que leur fils quitte ce monde de misère pour le Paradis auquel ses souffrances lui permettront certainement d’accéder sans détour. Si la mort est une délivrance, comme le dit l’Église, pourquoi refusent-ils de délivrer leur enfant, de lui rendre sa pleine conscience, auprès des anges ? Que les chrétiens aient peur de la mort, comme tout un chacun, me fait quelque peu douter de leur foi.

Déni de valeurs

C’est aussi un catholique, mais qui ne brandit pas sa foi comme un étendard, que j’entendais ce matin, 20 mai 2019, sur France Inter, s’exprimer sur le même sujet : François-Xavier Bellamy, tête de liste Les Républicains pour les élections européennes. Professeur de philosophie, il parle de manière claire, construite, en évitant les dérives émotionnelles souvent utilisées par ses confrères en politique, et c’est appréciable. Pour autant, il n’a pas échappé à quelques dissonances cognitives. Sachant que son parti est lui-même divisé sur l’affaire Vincent Lambert, il lui fallait louvoyer. Il a notamment repris l’argument étrange que la cessation des soins pour ce cas précis et jugé comme tel puisse faire jurisprudence pour 1 500 autres personnes actuellement en situation semblable, comme si toutes les équipes médicales s’occupant de ces patients allaient s’engouffrer dans la brèche pour les euthanasier dans la foulée. Or, chaque cas est particulier et je ne sache pas que la justice ait traité globalement du sort de tous, ni même qu’elle ait été appelée pour régler d’autres conflits de famille. Dans la plupart des situations, cela se règle entre médecins et entourage du patient, dans le respect de la loi.

Mais c’est un autre point de son discours qui m’a fait réagir. Il a en effet évoqué la valeur de la vie comme une valeur essentielle de nos sociétés occidentales et que celle-ci devait être protégée au maximum quelles que soient les contraintes. Nous ne pouvons qu’approuver. Pourtant, quelques minutes plus tôt, interrogé sur l’immigration, et bien que la journaliste lui eût fait remarquer que celle-ci avait bien diminué d’un facteur 10 depuis le pic de 2015, il estimait que nous n’avions pas à ouvrir nos frontières et nos cœurs à tous ces gens qui, au fond, veulent venir vivre dans notre pays pour sortir du coma où ils sont artificiellement plongés dans le leur. Il s’indignait que des hommes, des femmes, des enfants meurent chaque jour en Méditerranée, mais n’était pas prêt pour autant à les accueillir, préférant les renvoyer d’où ils venaient, vers une agonie quasi certaine. Une vie n’a pas de prix donc, mais celle des migrants coûte cher… Il y a des vies moins sacrées que d’autres.

Je ne jette pas la pierre au politique devant défendre un programme, je souligne simplement que le philosophe n’est pas exempt de tensions dissonantes qui le contraignent à des gymnastiques rationnelles scabreuses.

Déni de démocratie

Ce fonctionnement de notre esprit, qui nous permet de nous arranger avec la réalité, est indispensable à notre survie mentale et nous évite, sans doute, de devenir fous. Il est le fruit de l’évolution et des interactions permanentes entre notre pensée, nos émotions, nos croyances. C’est un moyen de justifier et de rationaliser après coup nos actions, de leur trouver une cohérence. Agir et penser de manière totalement rationnelle nous est impossible puisque la pensée sert essentiellement à donner du sens à ce que nous ressentons. Être raisonnable, c’est donc avant tout être conscients que nous ne le sommes guère, rester attentifs aux ruses de la raison qui nous guettent à chaque affirmation et admettre d’autres points de vue que le sien, transiger sur le nôtre. C’est à ce prix que vivre ensemble est possible.

Mais en raison de l’individualisme, voire de l’égotisme qui dominent désormais la société contemporaine et de la survalorisation des émotions qui les accompagnent, chacun tend à croire que ses idées, ses arguments, ses valeurs sont la vérité et que ce qu’il pense ou veut est ce que tout le monde doit penser ou vouloir. La République des égaux s’est ainsi muée en invivable démocratie des ego dont chacun estime qu’il en est le parangon.

De la sorte, le débat citoyen ou politique est devenu impossible. Les adversaires dans l’arène médiatique refusent toute concession à l’autre, s’enferment dans des monologues d’autodéfense de leurs idées, seules valables à leurs yeux, et campent sur des positions censées séduire leurs électeurs, même lorsqu’ils ont conscience d’émettre des contre-vérités, des mensonges ou des promesses qu’ils ne tiendront pas.

Ce qui devrait être la force de l’actuelle majorité est aujourd’hui sa faiblesse : la volonté de convaincre par la pédagogie, de faire appel à la raison alors que la plupart des « citoyens » ne veulent plus rien comprendre du réel et n’attendent que d’être confirmés dans leurs croyances, confortés dans leur appartenance, rassurés dans leur prétendue identité. C’est ainsi qu’on se retrouve avec 34 listes aux Européennes, dont les deux tiers affichent des revendications extrêmement sectorielles et narcissiques. Il s’agit de parler de soi, de mettre en avant ses propres préoccupations en croyant que tout le monde va s’y intéresser.

Que l’affaire Vincent Lambert, un problème qui ne concerne au départ que quelques personnes en désaccord, soit devenue une quasi affaire d’État, sur laquelle tout le monde est appelé à réagir, qui déchaîne les passions et se nourrit d’argumentations fallacieuses, est bien le symptôme du dérèglement généralisé de notre raison commune.

PS : Au moment de mettre cet article en ligne (21 mai), j’apprends qu’une ultime décision de justice, au rebours des précédentes, ordonne la reprise de l’alimentation de Vincent Lambert. Elle fonde son arbitrage sur une vidéo par ailleurs diffusée sur les réseaux sociaux. Un avocat des parents s’époumone : « On a gagné ! », l’autre parle de « remontada », la mère crie « Victoire ! ». Formidable époque où la vie d’un inconscient se joue donc aux tirs au but, un match diffusé en direct sur Facebook avec les likes des internautes. Un temps décidément déraisonnable.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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