D’infox en polémiques absurdes, nous vivons désormais sous le régime très antidémocratique de l’émotion, de la colère, de la vengeance, du mensonge et de la déraison, toutes exaspérations relayées et exacerbées à l’envi par les médias et les partis politiques. Dans le pays de Descartes, on semble avoir oublié que, si « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée […] ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, le principal est de l’appliquer bien ». Ainsi l’agilité d’esprit française s’est aujourd’hui mise au service des raisonnements les plus farfelus au détriment de toute objectivité et au-delà de toute mesure. 

Détournement d’attention

La dernière polémique en date est une parfaite illustration de ce phénomène. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, lui-même sous le coup de l’émotion et certainement trop vite, a parlé d’une « attaque » à propos de l’intrusion de manifestants du 1ermai dans l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. A l’analyse des faits, le mot était sans doute « inapproprié », comme on dit aux États-Unis. Mais cette erreur d’appréciation qu’il reconnaît lui-même, même si elle n’était pas sans arrière-pensée, justifie-t-elle qu’on demande immédiatement la démission du ministre ? Et quelle commune mesure y a-t-il entre un mauvais choix lexical et l’irruption par la force – les grilles de l’hôpital étaient cadenassées – d’un groupe de manifestants informe dont certains prétendaient se réfugier dans les salles de réanimation occupées par des malades gravement atteints et que le moindre germe extérieur aurait pu condamner. On se demande, au passage, quel est le niveau de réflexion de ces écervelés qui ne paraissaient pas comprendre qu’on n’entre pas dans un bloc opératoire comme sur un rond-point.

Cette action n’était peut-être pas une attaque délibérée, comme il y en eut, rappelons-le, depuis le début du mouvement des gilets jaunes, envers des ministères, des lieux publics comme l’Arc de Triomphe, des commerces ou des domiciles privés de députés, mais, au premier abord, ça pouvait y ressembler. Et quoi qu’il en soit, il s’agit clairement d’une violation « inappropriée » d’un lieu public, même si certains, peu regardants sur les arguments, cherchent à la justifier par la fuite des manifestants devant une charge de police. On voit bien ici à quoi sert « l’attaque » contre le ministre : à détourner l’attention de cette immixtion injustifiable dans un hôpital et à en faire porter la responsabilité par le gouvernement, au détriment de la réalité des faits.

Image par image

C’est d’ailleurs le schéma qui préside au traitement médiatique et politique des violences commises par les gilets jaunes et leurs affidés black blocs : on prétend, contre l’évidence des faits, qu’elles ne sont qu’une réponse aux violences policières, c’est donc la faute du gouvernement. A chaque manifestation du samedi, plus de place est donnée dans la presse et dans les commentaires politiques aux excès des policiers qu’à ceux des casseurs. Telle militante septuagénaire est blessée – ce qui est regrettable – par une charge pour l’expulser d’un endroit où il était interdit de manifester. Nos journaux passent une semaine à enquêter et à visionner des vidéos image par image pour voir si elle n’a pas été poussée, voire frappée par un policier. On ne frappe pas une vieille dame, certes, mais un policier qui a ordre de charger a-t-il le loisir de faire le tri entre les personnes qui courent devant lui ?

Tel boxeur impulsif se sert de son sport pour mettre KO un gardien de la paix. On démontre bien vite que, noblement et vidéos à l’appui, il voulait défendre la veuve et l’orpheline agressées par la gent d’armes. Et on lance une cagnotte pour payer sa défense.

Tel flic, tout récemment, est pris en photo, un pavé dans la main. Nous en avons là encore pour quelques jours d’analyse d’image pour savoir d’où venait ce pavé et ce qu’il en est advenu, alors que personnes ne semble s’intéresser à l’origine et à la destination de ceux que les black blocs lancent par centaines.

Tel secrétaire général de la CGT est obligé de se faire exfiltrer de son cortège du 1ermai parce que des excités gilets jaunes, avec lesquels il cherche vainement à faire « convergence », le houspillent et lui jettent des bouteilles. La palme de la mauvaise foi lui revient quand il explique son exfiltration, dans un communiqué, par « une répression inouïe et sans discernement », alors que les forces de l’ordre essayaient de le débarrasser de ses assaillants.

Les violences policières sont d’autant plus condamnables, si elles sont disproportionnées, que, dans une démocratie, la violence est le monopole de l’État. Il y a certainement eu des débordements dans les réactions policières ces derniers mois qu’il faudra évaluer et juger. Mais affirmer que ce sont elles qui sont à l’origine de toutes les violences que nous vivons depuis novembre dernier dépasse l’entendement. S’il y a eu des blessés parmi les manifestants, on oublie un peu vite que leurs blocages intempestifs et désorganisés des routes et des ronds-points ont provoqué une douzaine de morts. Et les policiers ne vont pas tous les samedis extraire des gilets jaunes de leur lit pour leur taper dessus. Je crois même qu’ils préféreraient rester dans le leur pour faire la grasse matinée le week-end.

Conforter les prédictions

Toujours dans le cadre de cet excès de bile d’une toute petite frange de la population, les commentaires de la conférence de presse du Président de la République, suite au grand débat, témoignent de ces égarements de la raison auquel il devient difficile de faire face. Déjà, la querelle sur les chiffres des participants au grand débat, dans des réunions ou sur internet, relevait de la casuistique. L’État revendiquait 1 500 000 contributions. Aussitôt, des journalistes se sont lancés dans une comptabilité et une analyse de textes jésuitiques pour prouver qu’il y avait des doublons et des copiés-collés sur le site officiel et que les chiffres étaient surévalués. On était sans doute plus proche du million de contributeurs. On s’en doutait un peu. Mais un million de personnes se mobilisant pour un tel débat, objectivement, ce n’était jamais arrivé et cela paraît donc plutôt un succès. Or, le but des commentateurs, par leurs calculs, était surtout de montrer que, finalement, ce n’était pas autant une réussite que cela et que, de toute façon, ça ne servirait pas à grand-chose. Beaucoup ayant annoncé l’échec du débat avant même qu’il commence, il s’agissait de conforter leurs prédictions de Cassandre.

Ils s’en sont donc donné à cœur joie au lendemain de la conférence de presse avec cette antienne : Emmanuel Macron n’a pas répondu aux attentes des gilets jaunes. Personne ne semble s’être avisé qu’il était le Président d’une nation de 67 millions d’habitants et de 47 millions d’électeurs, que c’est d’abord à eux qu’il devait légitimement s’adresser. Il avait d’autant moins à répondre aux seuls gilets jaunes qu’on ne sait plus ce qu’ils demandent, qu’ils refusent tout dialogue et surtout qu’ils ne représentent, avec leur noyau dur de 30 000 irréductibles, que 0,04 % de la population. On peut ne pas être d’accord avec les propositions du chef de l’État, on peut contester sa vision de l’économie (et personnellement je la trouve contestable) ou des institutions, mais son rôle n’est pas de donner satisfaction à un groupuscule qui s’auto-entretient dans ses délires sur Facebook. Que n’aurait-on dit, d’ailleurs, sur sa lâcheté, s’il avait accédé aux exigences de celui-ci, en commençant par démissionner, puisque c’est ce que ces extrémistes attendent ?

Esprit critique

Je me suis jusqu’ici surtout appuyé sur les événements qui scandent notre actualité depuis six mois pour montrer combien leur interprétation était souvent sujette à caution ou à tout le moins partiale, montant en épingle des faits sans grandes conséquences et laissant de côté des informations beaucoup plus importantes : ces gilets qui nous obscurcissent inutilement l’horizon, par exemple, alors que le climat et notre planète se dégradent, que la guerre menace. Je ne cherche pas spécialement à défendre ce gouvernement qui, à mon sens, prend de bonnes et de mauvaises mesures, règle des problèmes et en crée d’autres, comme tout gouvernement qui a les mains dans le cambouis. Mais je suis frappé de voir que « l’esprit critique » français s’exerce sur lui à un point tel que jamais aucune de ses décisions ne crée le moindre assentiment de la part de l’ensemble des « acteurs » de la société. Qu’il décide de rembourser beaucoup mieux les lunettes et les prothèses dentaires, ce qui paraît a priori une mesure consensuelle, et voilà qu’on n’en retient que la possible augmentation des mutuelles. Qu’il augmente la prime d’activité pour soutenir le Smic, ce que chacun réclamait, et voilà qu’on se demande comment seront financés les 10 milliards que cela coûte. Qu’il supprime l’ENA, critiquée de toute part, et voilà que ce n’est plus opportun. Qu’il veuille réduire le nombre de parlementaires, comme beaucoup de Français le souhaitent, et voilà que c’est un déni de nos institutions. Qu’il privatise les aéroports de Paris, et voilà que ceux-là mêmes qui voulaient se faire élire à la dernière présidentielle sur leur programme de privatisation concoctent un référendum d’initiative populaire avec leurs pires ennemis pour l’en empêcher. Rien, aucune mesure ne trouve grâce aux yeux de la presse et des opposants politiques, comme s’il fallait abattre coûte que coûte ce gouvernement et surtout son chef jupitérien que l’on a encensé au moment de son élection.

Médiocratie

Peu m’importe, encore une fois, le destin d’Emmanuel Macron qui a pris sa chance en connaissant les risques de la fonction. Je ne suis pas là pour le défendre et il se défend plutôt bien, ce qui ne fait qu’irriter plus encore ses adversaires. Ce qui m’inquiète, c’est cette atmosphère délétère de dénigrement systématique, d’arguties fallacieuses, de traque de petites phrases, de déclarations intempestives, de tweets insultants, de condamnations a priori, de commentaires de café du commerce qui décrédibilisent autant ceux qui en usent que ceux qui les subissent et qui conduisent à une perte de confiance totale envers le monde politique. Ce qui m’inquiète, c’est que mon pays soit décidément ingouvernable parce que ses élites comme l’ensemble des citoyens semblent ne plus voir que leur intérêt personnel et immédiat.

Les opposants sont certes là pour s’opposer, mais, dans une démocratie, pas à n’importe quel prix. Pas au prix du reniement de leurs propres valeurs et du mensonge permanent. Pas au prix de liaisons dangereuses entre les extrêmes. Pas au prix, surtout, de la perte de toute objectivité et de toute raison, de toute possibilité de consensus pour notre bien commun.

Les journalistes sont là pour vérifier les informations, les relayer, les hiérarchiser, en analyser les conséquences possibles, nous alerter sur les dérives des gouvernants. Pour autant, cela doit-il les conduire à ne voir le monde que par le petit bout de leur lorgnette, à ne sélectionner que les infos qui font du buzz, à tout critiquer systématiquement, à ne parler toujours que du verre à moitié vide, à ignorer que dans ce monde se produisent aussi de belles choses ? L’esprit de dérision qui s’est emparé de la société médiatique, son relativisme forcené (tout se vaut pourvu que ça se vende), son manque de rigueur intellectuelle, sa captation par un petit nombre d’industriels ne favorisent pas non plus le vivre ensemble. Le contre-pouvoir nécessaire que les médias représentaient s’est mué en un simple pouvoir de nuisance qui cherche plus souvent à détruire qu’à construire et, au mieux, à courtiser l’audience. La médiacratie est devenue une médiocratie.

Quant aux citoyens, qui ont remplacé le sens de la cité par l’entre-soi des réseaux sociaux, ils sont de plus en plus nombreux à se défier de tout et de tous, à adopter les thèses complotistes les plus improbables, à n’accepter de vérité que celle qu’ils s’inventent, inspirée souvent de sites spécialisés dans la désinformation.

Vérité incertaine

Derrière tout cela, je ne peux m’empêcher de voir la défaite de ce qui a fait la force de la France et de l’Europe, la défaite de la raison et des Lumières. J’entends même dire, aujourd’hui, que la raison a été un instrument de domination – ce qui a été en partie vrai, bien qu’elle ait été en même temps un instrument de libération, y compris pour ceux que nous avons opprimés grâce à elle – et qu’il faut donc y renoncer pour s’abandonner, sans doute, au règne des sentiments confus et des passions tristes, des mouvements de foule et des colères brutes, des extrémismes et des obscurantismes, des populistes logorrhéiques et des tyranneaux incultes.

La raison a ses faiblesses, elle n’a pas toujours raison, elle est parfois victime de ses propres biais cognitifs et des sentiments qui l’animent, elle peut se tromper sur le chemin de la vérité, elle sait que celle-ci est toujours au-delà, toujours incertaine, mais au moins elle la cherche, elle tente de cerner la réalité pour agir en étant capable de remettre en cause ses certitudes. Elle est le seul garde-fou à l’ubris, la démesure des hommes qui se déchaîne et se généralise aujourd’hui, sous couvert, paradoxalement, de la rationalisation technologique.

Il faudrait donc raison garder pour retrouver la mesure de l’humain et reprendre en main notre destin. Mais je sens bien que cette sagesse raisonneuse est un peu triste pour mes contemporains. Il est tellement plus drôle de jouir de tous les excès.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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