par Yan de Kerorguen

Les idéologies sont mortes, dit-on ! Pas tout-à-fait. Sous couvert d’humour, un conformisme tient la distance: le raillisme ! Soit l’enclin quasi-industrialisé à tourner en ridicule tout savoir jusqu’à défier l’intelligence. Autrement dit, un système de conditionnement conçu et réalisé sur le mode de l’insulte. Depuis belle lurette, il fait rire certains et désole les autres. Comme Emile Zola qui, déjà en 1866, dans un article, « Mes haines » (in Ah ! Vivre indigne, vivre enragé… ! Livre de Poche. 2013) s’en offusque : « Je ne veux pas que les sots nous écrasent », écrit-il, en incriminant « les gens nuls et impuissants », « les railleurs malsains », « les sots » et les « cuistres ». Cette sorte d’idéologie zéro qu’affectionnent, au premier chef, les politiciens, les animateurs, et autres communicants qui passent le plus clair de leur temps à égrener des jugements triviaux et gratuits est-elle vraiment du domaine de l’humour ? La réponse est non. Elle est davantage un système de management fait pour divertir que pour faire rire. « Ces petits jeunes gens qui ricanent, ne pouvant imiter la pesante gravité de leurs papas », Zola les hait.

La raillerie qui rentre dans la catégorie du cynisme sert le plus souvent de marchepied au délit d’opinion, au fantasme conspirationniste et à la méfiance généralisée. Sous prétexte de plaisanterie, ce procédé commode utilisant  les coups bas est aujourd’hui porté au plus haut du relativisme ambiant. La société s’habitue à la violence verbale surtout lorsqu’elle a le rire facile. A la différence de l’ironie qui s’intéresse à la vérité et évolue en état de paix, la raillerie poussée à bout réside dans le mensonge et se développe dans la guerre. L’esprit indigent du railleur se déploie dans le but de bafouer l’adversaire, sans lui laisser sa chance. Les experts de l’outrance, se complaisent dans la provocation chronique, transformant de façon pavlovienne la phrase maladroite de l’accusé en sentence assassine. Pas de pitié pour celui qui dit un mot de trop, le condamné à mort sera châtié par la vindicte. Son réflexe : dégoupiller. Peu lui importe les dégâts. Il cultive la politique du pire et la terre brûlée avec, pour étendard, la radicalité. Chacun pour soi, après moi le déluge, peu importe le reste. Les railleurs ont pris le pouvoir. Le cynisme tient le haut des médias. Où êtes-vous artistes de la nuance, vous nous manquez ?

Que nous vivions sous le règne de la raillerie n’est pas pour déplaire aux publics. Le système railleur tourne en boucle. Le sociologue Gilles Lipovetsky, dans son ouvrage L’Ere du Vide (Gallimard. 1983), l’a fort bien observé. L’indifférence généralisée qu’il décrit dans la société individualiste post-moderne implique l’irrésistible enclin à tout prendre à la rigolade. La fin des grands récits a laissé la place aux mauvaises blagues. Le jeu cruel du tir sur l’ambulance sous les quolibets, ou l’acharnement à piétiner celui qui est déjà cassé, est en train de redevenir un sport national. Un sport qui a eu son heure de gloire du temps de Zola : « Nos rieurs, ceux qui ont une réputation de belle humeur, sont des gens funèbres qui prennent n’importe quel fait, n’importe quel homme dans la main et le pressent jusqu’à ce qu’il éclate…/… Il y a, à Paris, toute une armée qui tient en éveil l’hilarité publique ; la farce consiste à être bêtes gaiement, comme d’autres sont bêtes solennellement. » (Mes haines. op.cit). Faisant office de doctrine politique, à longueur de temps, d’antenne et de tweets, cette vision goguenarde du monde fournit un principe unique à l’explication du réel. L’hilarité de ceux qui se tiennent les côtes devant l’infortuné à terre est de nos jours celui qui par ses excès dédaigneux est en train de rudoyer l’esprit critique et de conforter le repli individualiste des gens.

Maîtres en sarcasme et bonimenteurs

Rentrons dans le détail. Le cynique qui clabaude sur les réseaux sociaux et dans les shows télévisés, n’argumente pas. Il utilise la technique quasi imparable de l’insinuation et l’esbroufe. Il détourne l’attention, esquive la réflexion et ruine les débats par son tapage. Amateur de compétition, le rieur brutal aime la rapidité. Il est expéditif. Son obsession est de tirer le plus vite possible, de façon à ce que l’agressé – souvent le bouc-émissaire – n’ait pas le temps de riposter. Trouver le mot qui cingle, la phrase qui cisaille, à l’emporte-pièce. Par l’usage immodéré du sarcasme et du dédain, le railleur disqualifie toute forme d’expertise ou d’éminence en s’attachant aux défauts physiques ou aux tics de langage. Dans la société du commentaire sur « tout et son contraire » dont le raillisme est le principal agent, la politique est dégradée. Dans l’univers malveillant du ricaneur, la politique se résume aux petites phrases tirées de leur contexte. Il faut amuser la galerie. La raillerie remplace la raison et la copie l’original. Sans relâche, le railleur jubile dans l’anathème et la malveillance. Le railleur est un populiste, adepte du « tous-pourrisme ».

Voici que les maîtres en sarcasme et les imitateurs impertinents se mesurent aux intellectuels, donnant le tempo du référentiel en vogue. Et les voilà imités, à leur tour, par ceux-là mêmes qu’ils imitent. Le système se mord la queue. Les médias télévisuels et internet sont les plus férus docteurs de loi mimétique. C’est la loi de la vexation universelle. La mise en boucle des sarcasmes répète à l’infini les mêmes images de la personne à abattre, prise en défaut. Bonne chasse ! Dans ce déversoir à mauvaise daube qui fait de l’anecdote l’égal de l’essentiel, c’est à qui sera le meilleur tireur. Il suffit d’écouter autour de soi, comment s’exprime cette emprise relativiste au sein de la société de consommation individualiste. Signe d’une inquiétude grandissante, les médias audiovisuels fournissent les exemples les plus visibles de ce nihilisme contagieux en érigeant en gros titre le « sarcasme » comme information à part entière et comme arme à tout faire. Le danger est que ce débinage fielleux, ordonnant les bûchers et administrant les listes noires, se produit sans répit jusque dans la diffamation et l’incitation à la haine.

« Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule » écrit Jean Racine (Œuvres complètes) …où les médias sont comme des poissons dans l’eau, pourrait-on ajouter. Le paradoxe du railleur est patent : faire du mal fait du bien. Il est difficile à admettre moralement qu’on puisse faire acte de méchanceté intentionnellement. Et pourtant rien de plus commun. La méchanceté est une des choses les mieux partagées. Friedrich Nietzsche en convenait : «voir souffrir fait du bien»..

Le hâbleur narquois est à classer dans la catégorie du pervers narcissique A l’instar du pervers narcissique, l’individu rempli d’aigreur est incapable de supporter le désir de l’autre. L’autre le met hors de soi. Le goût du sarcasme induit le « doping de l’excitation », selon l’expression de Stefan Zweig ( In Le monde d’hier. Belfond. 1082). «La méchanceté ne détruit pas, elle désagrège» avance Vladimir Jankélévitch. Le méchant touche sa victime dans ce qu’elle a de plus intime. Il gagne la confiance et la transforme en défiance. Il prend plaisir aux machinations malveillantes : casser des unions, semer la zizanie, humilier l’adversaire, défaire des ententes. A la différence des socratiques, qui pensaient que nul n’est méchant volontairement, Jankélévitch, se référant explicitement aux nazis, estime qu’il y a des coupables qui commettent l’inexcusable par pure méchanceté. La méchanceté, c’est du concret. La méchanceté est une passion de notre époque, au travers de laquelle humilier, s’en prendre aux défauts et aux faiblesses de la personne, devient un principe actif. Elle représente une des expressions de la banalité du mal. Le railleur est en général anonyme ou du moins ne prend pas sa part de responsabilité dans la moquerie qu’il inflige. Il se veut l’écho de la masse, de la banalité de l’opinion. C’est la raison pour laquelle les imitateurs et les animateurs sont si populaires. Le dérapage attire l’attention. L’excès, le défaut, la brutalité, captivent davantage que la sagesse. Il n’est qu’à voir les émissions de téléréalité, conçues pour donner libre champ à la haine. Master Chef, Cauchemar en cuisine, Le maillon faible, Secret story, Koh Lanta, tout est mis en scène pour rabaisser, offenser, éliminer. Le succès fulgurant des ouvrages s’attachant à livrer les détails croustillants de la vie privée des personnages publics, en dit long sur cette passion navrante du voyeurisme de l’intime. Tout est permis. Le vocabulaire décomplexé envahit internet et affiche sur les réseaux sociaux ses prétentions et son fiel. La cruauté persiffleuse qui utilise le cynisme comme grille d’analyse annonce insolemment la mort des idées. Mais aussi le mort de la société. La raillerie est asociale. Elle ne permet pas la vie en société.

Aujourd’hui, être mordant est bien vu

Ainsi a-t-on remplacé dans les médias, le mot « débat » par le mot anglais « battle », pour dire combien ce qui marche, c’est l’agression. Les magazines politiques où se complaisent commentateurs et critiques se transforment en rings, combat qui n’intéresse que les communicants mais assez peu les chercheurs. Etre mordant est bien vu. Celui qui ne l’est pas est considéré comme une chique molle ou un fruit sec. Etrangers à l’humour qui vise la vérité, à la plaisanterie qui est pure joie, le sarcasme et la raillerie participent de la mise à mort. Ils diffament, pour la détruire, la personne prise pour cible. Dans L’homme qui rit (Gallimard Folio. 2002), Victor Hugo écrit : « Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. Les hommes dès qu’ils sont réunis […] ont toujours au milieu d’eux un bourreau tout prêt, le sarcasme. » Quand il parle des railleurs dans ses écrits et diatribes, l’écrivain Alain Finkielkraut, qui subit régulièrement la crudité des sarcasmes, évoque le « gloussement unique » et « la vulgarité malfaisante » qui se répand sur les forums de discussion. Il dénonce « un monde non seulement qui fait des blagues, mais qui ne fait que des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui fait blague de tout ». L’homme le nez dans la poussière, voilà ce qui fait jouir les médias du sarcasme. Toute défaillance de la cible est bonne à prendre pour descendre son homme. Qu’on se le dise, aucun défaut ne sera pardonné. Le ricanement de l’amuseur désigne des victimes sacrificielles. Voilà, en forçant le trait, la France irrespirable dans lequel nous évoluons complaisamment. Seules les références lettrées peuvent nous sortir de l’anecdotique TV et du zapping blagueur que nous servent à gogo les fabricants de piques et autres présentateurs de programmes. Lorsque l’humiliation fait monter l’audimat, il devient malaisé de s’opposer à une telle emprise au risque de paraître « pisse-froid » et rabat-joie. Bonne chance aux courageux qui osent s’y coller.

 

Il n’y a pas que les comiques qui s’adonnent à la raillerie, les dirigeants du monde ont leur quota. Le modèle du locataire de la Maison blanche fait école. Voici l’histrion, au devant de la scène politique. Le grotesque a pris place dans l’agora. L’homme fait place au mime, et le sage au bouffon. Au sens premier du terme, l’histrion est un mime qui jouait, accompagné à la flûte, les premières farces importées d’Étrurie et les satires. Se donnant en spectacle en utilisant des effets outranciers, il est un mauvais acteur, un cabotin qui en fait trop pour amuser la galerie mais qui sait utiliser leur duplicité. Le reality show permanent du président américain, dont les médias nous gavent, est particulièrement saisissant. Son atout est dans cette duplicité. Les réseaux sociaux et les séquences télévisuelles lui font une publicité gratuite, augmentant à chaque coup, à chaque outrance, la puissance de sa marque  échevelée: la marque Donald Trump. Certains naïfs pensent qu’en flattant l’égo de l’histrion, cela calmera ses ardeurs et l’aidera à s’équilibrer mentalement. Il n’en est rien. L’histrion est aveugle, incapable d’autodérision. Le pire, c’est qu’il prospère.

Les railleurs manquent d’humour

Le paradoxe du raillisme est son manque d’humour ! Dans L’art du roman, Milan Kundera cible une époque tristement comique parce qu’elle a perdu le sens de l’humour : la nôtre. Il s’en prend aux « agélastes», c’est-à-dire ces personnes, manquant d’humilité et de lucidité, qui ne savent pas rire d’eux-mêmes. Le railleur est un tel agélaste. Il ne rit pas, il ricane. Sourire en coin, il collectionne les insinuations et les insultes, les allusions sibyllines sur la vie privée des gens, utilisant l’autre à des fins personnelles. Alain Finkielkraut les considère comme des dangers publics : « Ne vous y trompez pas: l’esprit de sérieux fait maintenant des blagues. Les agélastes sont devenus humoristes. Ils sanctionnent par le rire tous ceux qui pensent en dehors des clous. » Le railleur ne sait pas rire. Du moins, il a le rire mauvais, comme le souligne un chercheur du CNRS, Gérard Rabinovitch (auteur de «Et vous trouvez ça drôle ? Variations sur le propre de l’homme», éd. Bréal, 2011) Ce dernier qualifie cette obsession du sarcasme de « vandalisme verbal ». Si l’on consulte le dictionnaire, le mot vient de sarkasmos « rire amer », du verbe sarkazein « ouvrir la bouche pour montrer les dents », « mordre la chair ». Au sens figuré, on verse dans l’« ironie mordante ». Finalement, rien de drôle dans la raillerie. Le railleur se moque, mais lui-même est incapable d’autodérision. Il possède la cruauté, il lui manque le talent et l’esprit. Bref, il n’a pas le sens de l’humour.

Coluche avait ce don particulier de dire en peu de mots ce que d’aucuns expriment dans des livres entiers. «Tant qu’on fait rire, ce sont des plaisanteries. Dès que ce n’est plus drôle, ce sont des insultes. » Derrière ses audaces et son goût pour la grossièreté, il possédait une certains intelligence du philosophe que n’a pas en revanche le cinéaste Roberto Benigni qui, sous prétexte d’humour, cède à la facilité malsaine en utilisant la relativisation. Dans son film « la vie est belle », ce dernier raconte comment un père essaye, pour préserver son fils, de transformer un camp d’extermination en camp de vacance. Comme un malaise ! En mélangeant grossièrement le burlesque à l’effroyable, l’auteur transforme une tragédie non présentable en farce grotesque. Le message du film consiste à démontrer que la vie est belle même dans l’épouvantable, pour peu qu’on fasse rire. Il effectue là un exercice de banalisation du mal et gomme sans complexe la tragique singularité de la Shoah. La morale de l’histoire qu’il entend faire passer par le rire, c’est que l’horreur concentrationnaire nazie est une horreur comme les autres. Aussi bien, les esprits crédules peuvent-ils se dire, qu’après tout, ce qu’on nous raconte sur l’enfer nazi est très exagéré. Peut-être est-ce même, comme le soutiennent les négationnistes, des racontars. « Le sens de cette histoire paraît alors simple, souligne le psychanalyste Laurent Meyer ( in Cahiers jungiens de psychanalyse 2/2002 (n° 104)  : si l’enfant a survécu, c’est parce qu’il a su ne rien croire de cette horrible réalité et jouer pour de vrai. Au point que c’est lui qui, aujourd’hui, raconte cette histoire. C’est là que le film, d’insupportable, devient pour moi effrayant ».
Bref, pour reprendre une image prosaïque, un homme ou une femme qui glisse sur une peau de banane peut faire rire, mais, si en tombant, il s’ouvre le crâne, il y a de forts risques qu’on ne rit plus.

L’irrévérence joyeuse

Ne pas confondre raillerie et irrévérence. Soyons sans ambiguïté, il ne viendrait à aucune personne sensée l’idée d’interdire l’esprit railleur et de condamner sans procès l’humour méchant, même quand il n’est pas drôle. Bien maladroit et stérile serait celui qui se risquerait à pareille idiotie. Recourir à l’offense, défier les codes moraux et ridiculiser certains groupes de la société, en chosifiant les individus, leurs croyances, leurs attributs physiques, fait en effet partie d’un héritage culturel qui a ses lettres de noblesse. Il est avantageux d’habiter un pays où par tradition, grâce au génie de Rabelais, de Zola en passant par Molière et Voltaire, on peut parler et se moquer de tout, en riant de bon coeur. Il faut dire que ces derniers se moquent surtout des sots, falots et vaniteux. Molière s’en prend aux dévots, aux tartuffes, aux pédants, aux bourgeois radins et pères abusifs. C’est plaisant. Les Français ont la chance de vivre sous un climat où la libre pensée et la liberté d’expression ne sont pas négociables, ou l’inconvenance et la satire sont des atouts culturels. Il est heureux, d’une certaine manière, que les railleurs existent, ne serait-ce que pour dénoncer le conditionnement de certains d’entre eux quand ils font système. Pas question d’en faire des victimes en les condamnant. Juste les brocarder pour leur manque de talent. Mais d’abord cette interrogation : quelle est la frontière entre le ricanement cynique du tout se vaut, tout s’équivaut, tout est permis, et la tradition gaillarde et irrespectueuse qui donne à la France ses lettres les plus savoureuses ?

Contre le défouloir mercantile des sombres agélastes qui ne savent pas rire et des tristes amuseurs qui croient savoir, bienvenue à l’irrévérence joyeuse des iconoclastes, des pamphlétaires et des blasphémateurs. La différence entre l’humour de ces derniers et la prétention des premiers, c’est le talent. A l’opposé du système de l’humiliation porté par le raillisme se trouve la liberté des dérailleurs. Tels les rédacteurs et dessinateurs de Charlie Hebdo. Tout le monde connaît la fameuse phrase de Beaumarchais inscrite au fronton de la liberté d’expression. « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur. Il n’y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits ». « Mieux vaut ami grondeur que flatteur », dit un autre proverbe. La liberté de rire ou de dénoncer est le gage de la franchise et donc d’une certaine loyauté, gage de sincérité, de probité et partant de respect. Car on tient celui qu’on critique pour capable d’accepter la contradiction. En cela, on l’estime. A la différence de la raillerie, le message bête et méchant revendiqué par Charlie Hebdo relève du désordre, de la parenthèse humoristique et de la libre expression. Le magazine, fondé en 1970, pratique l’irrévérence en s’attachant à révéler la réalité absurde de certaines situations. Il s’agit de prêter à rire pour amorcer une réflexion, ou tout simplement, rire pour ne pas pleurer. Impossible de mettre l’iconoclaste Charlie sur le même plan que le prétentieux agélaste. Alors que le rire de Charlie est social, désinvolte, en sympathie avec la conscience commune, au contraire la raillerie de l’agélaste, incapable d’autodérision, se place du côté de la volonté de nuire. Charlie Hebdo, on aime ou on n’aime pas. La plume facétieuse et le coup de crayon des journalistes et des dessinateurs du magazine assument le mauvais goût et l’esprit potache. Donnant une image volontairement déformée de la réalité, ils assurent la permanence de l’esprit satirique, élément essentiel de la tradition grivoise. Leurs dessins et caricatures font partie intégrante de cet esprit licencieux cher à la France des Lettres. Elle puise son comique dans l’observation des travers de la société. Certes, l’irrévérence de Charlie ne fait pas forcément dans l’élégance, mais en jetant de l’huile sur le feu, la méthode provoque la conscience. Le double ressort de Charlie Hebdo est la transgression et la provocation. Il y a derrière la flamme de Charlie Hebdo l’expression d’une conviction, d’une volonté de désacraliser empruntée aux fêtes de Carnaval, signe de liberté de conscience de l’esprit français. Dans la communauté éphémère du rire, « Cabu, Charb maintenaient cette tradition du rire grotesque, gaulois, rabelaisien, carnavalesque, qui est l’un des traits les plus fondamentaux de l’identité française », écrit l’historien Antoine Compagnon (Le monde des livres 15 janvier 2015). L’esprit Charlie croque les pouvoirs, les religions, les capitalistes et les politiciens, mais n’incite pas à la haine. Il s’attaque à la vanité, ce défaut essentiellement risible que relève Henri Bergson, dans son livre sur le rire (Payot. 2012). Charlie Hebdo est un acteur de la vie publique. Il annonce la couleur. C’est son métier que de se moquer des puissants, des institutions, des idoles et des symboles. Sa raison d’être est celle du contre pouvoir. Ni Dieu, ni maître ! Charlie ne se soucie guère du bon goût. Pas plus ne se soucie-t-il de la morale. Le message est politique : contre l’ordre, contre les pouvoirs, contre les conformismes. Rien qui ne les place sous les fourches caudines de Spinoza. Ce que condamne Baruch Spinoza, c’est la méchanceté, le mépris, ce qui participe de la haine, l’esprit de vengeance, la volonté d’humilier, la jouissance de la souffrance. Pour lui, le rire est une contribution à l’épanouissement de l’être. « Le rire, comme la plaisanterie, est pure joie, et par conséquent, pourvu qu’il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n’est certes qu’une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. »

La démarche de Charlie Hebdo est de forcer le trait sur des non-dits. Ce style d’humour n’est ni menaçant ni excluant. Pas de vengeance, pas de règlements de compte, pas de méchanceté gratuite. Juste la liberté de pensée qui n’implique pas la politesse ou le bon goût et n’a nul besoin de laisser-passer. Une caricature du prophète Mahomet, un dessin d’humour noir, une charge éditoriale contre les curés ne sont pas nécessairement publiés pour dénoncer mais pour déranger, pousser à réfléchir. En évoquant avec détachement les choses les plus horribles ou les plus contraires à la morale en usage, la fonction de ces licences est aussi de déstabiliser et, de pousser les lecteurs à prendre du recul par rapport à l’actualité. C’est ainsi que les Charlie rabelaisiens, anarchistes et anticléricaux font d’une certaine manière partie du patrimoine. Cette singularité est une garantie. Telle est la solitude de la France, quand on la compare à ses voisins, solitude d’une longue lutte pour les droits de l’homme et la laïcité. Telle est sa force : empêcher toute forme de présence ou d’ingérence du clergé, dans l’organisation de la vie publique, et prévenir toute interférence entre Église et pouvoir politique. Charlie Hebdo défend une conception radicale de la laïcité, contre les « communautarismes » religieux et ethniques, contre les extrêmes droites, en même temps qu’il soutient une éthique de la tolérance. « Si le rire sacrilège et blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, si ce rire là, peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui on peut rire de tout, on doit rire de tout : de la guerre, de la misère et de la mort! D’ailleurs est-ce qu’elle se gêne la mort, elle, pour se rire de nous ? » indique l’humoriste Pierre Desproges, qui affichait son plus profond respect pour le mépris qu’il a des hommes (Le tribunal  des flagrants délires  28 sept 1982).

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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