C’est entendu, la Russie possède la seconde plus grande armée du monde et son équipement militaire n’a d’équivalent qu’aux USA. C’est vrai, elle possède le plus puissant arsenal nucléaire du monde, forte du missile Sarmat, une arme de nouvelle génération capable de détruire une mégapole de 20 millions d’habitants. C’est sûr, elle dispose aussi d’une rente pétrolière et gazière massive qui lui sert de monnaie d’échange et de chantage. C’est beaucoup, mais ces avantages sont-ils congrus pour satisfaire aux besoins de la population russe et suffisants à Poutine pour prétendre diriger le monde ?

En fait, la Russie est un pays qui exhibe volontiers ses forces mais cache mal ses faiblesses. La Russie ne possède pas de richesse en termes de productivité et son économie est loin derrière les Etats-Unis, l’Union Européenne, la Chine mais aussi derrière la France, l’Allemagne, l’UK… La baisse du PIB devrait être supérieure à 11 % pour l’année 2022. Faiblesse aussi sur le plan démographique. La population décline avec une moyenne d’âge de 55 ans. En 2050, selon les prévisions, la courbe pourrait stagner entre 130 et 140 millions de personnes. On recensait 149 millions d’habitants en 1995. Cette angoisse est déterminante pour comprendre ce qui a conduit le plus grand territoire de la planète (17 millions de km2) à brusquer le cours du monde en envahissant son voisin l’Ukraine.

Anecdotiquement, la « grandeur russe», pour celui qui se voit comme le nouveau tsar, se résume en cette phrase célèbre de Zbigniew Brezinski : « Sans l’Ukraine, la Russie est un pays. Avec l’Ukraine elle est un empire ». Pour Poutine, « c’est Dieu qui veut la fusion de l’Ukraine avec la Russie ».  Mais ce n’est là qu’un prétexte servant de récit. La « grandeur russe » a des ressorts plus complexes, liée d’une part ; à la façon dont le pouvoir est exercé, d’autre part ; à l’idée d’une humiliation fondamentale qui appelle la guerre contre un ennemi méprisé : l’Occident ! Cela fait plus de dix ans que Poutine se prépare à l’affrontement sous les yeux d’un monde décontenancé par tant d’ardeur. Mais force est de constater, après quelques mois de guerre, la seconde armée du monde ne connaît pas le succès escompté. Une question se pose dès lors avec insistance: la Russie de Poutine a-t-elle les moyens de sa grandeur ?  

Le viol des lignes rouges

Après 1991, à la chute de l’URSS, parmi les 15 républiques devenues indépendantes, quelques unes connaitront des sorts particuliers. La Moldavie, la Géorgie, le Kirghizistan, et l’Ukraine deviennent des pays souverains. Ces « révolutions de couleur » se tourneront-elles vers l’Occident et l’OTAN ? Ou bien resteront-elles dans le giron russe ? L’armée de la Fédération de Russie n’a pas hésité à donner une réponse brutale à cette question: ce sera l’intervention militaire! En 1992, en Géorgie (avec la sécession de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Sud) ; en 1992, en Moldavie ( avec la sécession de la Transnistrie) ; de 1999 à 2000, en Tchétchénie  (pour garder le contrôle de ce « trou noir », dont Poutine, arrivant au pouvoir, fait alors un de ses principaux boucs émissaires). Des régions entières se voient arrachées à la souveraineté de ces pays, pour passer manu militari sous orbite du Kremlin, dans le cadre d’un «fédéralisme à la carte ».

A chaque fois, le même processus se répète: quand un conflit se calme d’un côté, il se ravive de l’autre. Moscou entretient la flamme patriote contre les velléités  d’indépendance. Se succèdent les paroles non tenues, les menaces et les intimidations jusqu’à aujourd’hui. Le plus spectaculaire est le non respect du mémorandum de Budapest relatif à l’arme nucléaire. Signé en 1994, il engage Moscou, Washington et Londres à préserver l’indépendance de l’Ukraine en échange du retrait de l’arme atomique du territoire de cette dernière. Avec l’invasion de l’Ukraine dix huit ans plus tard, Poutine s’asseoit sur ce traité. Bafoué aussi le traité d’amitié russo-ukrainien signé en 1997, qui interdit à la Russie et à l’Ukraine de s’envahir l’un l’autre et de se déclarer la guerre. Puis, il y a eu la punition du leadership arménien face à l’Azerbaïdjan; la soumission du peuple belarus  par le président illégitime Loukashenka, dans le but, probablement, de constituer une véritable « union » de la Russie et de la Belarus à la première occasion ; enfin plus récemment, l’intervention russe de maintien de l’ordre au Kazakhstan, qui rappelle les tristes heures du Pacte de Varsovie ( Budapest 1956, Prague 1968). 

Vladimir Poutine, élu en 1999, trouve le moment idéal pour jouer sa carte d’influence lorsque le président US Barack Obama impose une ligne rouge en Irak sur l’utilisation des armes chimiques par le régime de Bachar El-Assad. Cette interdiction américaine ne sera pas respectée et les bombardements chimiques contre les civils se développent. Poutine se met aux côtés du dictateur pour l’aider à réprimer toute opposition. La Russie établit également des alliances avec l’Iran. Profitant de la non ingérence américaine dans les histoires de l’Europe et du Moyen-Orient, la Russie s’installe sur la carte géostratégique de la planète. Le message lancé alors est clair : l’ordre du monde sera russe.

Opération militaire spéciale

En 2014, a guerre du Donbass, en Ukraine, marque une nouvelle étape. Vladimir Poutine annexe purement et simplement la Crimée, démarrant ainsi une guerre jamais déclarée. Les territoires gagnés au cours de cette première guerre d’Ukraine procurent un avantage très net à Moscou. Au point de vue politique, ils empêchent l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. En effet,  un pays doit assurer le contrôle intégral de son territoire pour adhérer à l’Alliance atlantique. Au niveau militaire, ces zones  occupées lui permettent de stationner des troupes et d’attiser les tensions. Enfin, ils représentent un commode et opportun ennemi de l’intérieur.

Tout en se défendant de toute velléité guerrière, Poutine jette de l’huile sur le feu, cherchant à exister en meilleure place sur la scène des Empires.  Il met tout en oeuvre pour redorer le blason de la grandeur passée et défier le monde occidental. Il n’hésite pas à affirmer que tout agresseur voulant frapper la Russie avec des armes atomiques sera « détruit ». « L’agresseur doit comprendre que le châtiment est inévitable (…). Et nous, en tant que victimes d’une agression, en tant que martyrs, nous irons au Paradis. Eux, ils crèveront tout simplement, ils n’auront même pas eu le temps de se repentir », a lancé le président russe au cours d’une conférence du club Valdaï organisée à Sotchi (sud-ouest)..

En apparence, les tentations guerrières de Vladimir Poutine semblent n’avoir qu’un seul objectif : la reconquête de l’empire perdu, considérant, en bon ex-agent du KGB, que l’Union soviétique n’est pas morte et qu’il suffit peut être juste de montrer ses muscles pour reconquérir les territoires de l’Ex-URSS qu’il considère comme une mission sacrée, donc sans limites. En cela, il est inspiré par les autocrates qui se sont succédés sur le trône impérial. Les souverains russes ont souvent revu et corrigé le passé pour construire l’avenir et réécrire l’histoire à leur façon. Vladimir Poutine n’échappe pas à la règle. Avant d’assister à la cérémonie des JO d’hiver, le 3 février 2022, deux autocrates bien connus tenaient propos sur leurs patineurs et skieurs respectifs. Du moins, le pensaient certains journalistes soit disant bien informés. La vérité est que  Vladimir Poutine était tout simplement en train de prévenir Xi Jinping de son intention d’envahir l’Ukraine en lui précisant toutefois, que par politesse, cette « opération spéciale » ne se déroulerait qu’une fois les compétitions terminées. Une semaine plus tard,  le 24 Février 2022, l’armée russe envahit l’Ukraine. Au petit matin, des colonnes de chars se mettent en branle, menaçant les grandes villes du pays. L’ « opération spéciale » est engagée. Jamais Poutine n’utilisera le mot « guerre »

Une grandeur russe mal placée

Selon le récit du Kremlin, l’Ukraine actuelle serait un état « artificiel » dont l’existence ne serait qu’une sorte d’accident de l’Histoire. La formation de l’état ukrainien ne serait au fond qu’une conspiration occidentale visant à créer une « Rus’ anti-Moscou », gouvernée par des « nazis».

La Russie est l’héritière naturelle de la Rus’ Kiev,  affirme le président russe pour justifier l’invasion du territoire ukrainien.  Qu’en est-il vraiment ? La Rus’ Kiev, première capitale des Rus, est l’ancêtre de l’Ukraine autant que celle de la Russie et de la Belarus. Elle est la matrice des trois nations slaves orientales, Ukraine, Belarus, Russie, fondée par les Varègues (ie. les Vikings) au IXème siècle. Elle est, à cette époque, une prospère fédération de principautés administrées par les édiles de Kiev. Les Slaves voyaient en Kiev le foyer de leur identité,  le centre spirituel de la région dont témoigne la cathédrale sainte Sophie. Le baptême de la Rus’ de Kiev en 988 est dû aux missionnaires byzantins et non pas à la Russie. A l’époque où Kiev est l’une des principales capitales du monde, Moscou n’est qu’un petit village. Puis surviennent les invasions mongoles. Quand Kiev est détruite par ces cavaliers venus des steppes, Moscou prend la place et impose la culture pratique des Mongols, ajoutée au traditionalisme moscovite. Moscou s’agrandit alors et devient, au XII ème siècle, la capitale de la région. En 1325, l’église orthodoxe s’installe à Moscou. Les Riourikides laisseront la place aux Romanov au tout début du XVII ème siècle.

L’historiographie montre ainsi que l’Ukraine est à l’origine une nation à part entière et non un morceau détaché de la Russie. Ce n’est qu’en 1721 que l’état moscovite s’est transformé en Empire de Russie. Les tsars adoptent la forme asiatique de gouvernement, à la manière mongole. Dans ce régime au pouvoir absolu, il n’y a d’autre autorité que celle centrée sur la personne du tsar. Ils s’affirment volontiers comme des Asiatiques de l’ouest et non des Européens de l’est, au moins jusqu’avant Pierre le Grand et Catherine II. Dans cette narration impériale, la Russie se définit comme la protectrice des nations slaves orientales. Mais ce fut pour les peuples de l’actuelle Ukraine une union forcée, que les communautés autonomes cosaques, éprises de liberté, ont combattu pendant des siècles, en se soulevant contre Moscou. Comme l’explique Bruno Tertrais (Le viol de l’Ukraine. Le Grand Continent 22 fev 2022), il est donc faux de formuler des revendications territoriales sur l’héritage de la Rus de Kiev, comme cela a été construit plus tard dans le postulat de la “réunification” avec la Russie. Cette façon de voir n’est pas seulement fausse, mais inadéquate.

Ce n’est ni la race ni la langue qui définit la nation mais le projet consenti que les hommes ont en commun, partageant le désir de vivre ensemble et la volonté de continuer à faire valoir l’héritage du passé. Comme l’écrit l’historien français, Ernest Renan, « une nation est une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. L’homme n’est esclave ni de sa race ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. »

Comme de nombreux autocrates russes avant lui, Vladimir Poutine est marqué par l’aspect tragique de l’épique russe. Hanté par le fantôme de la guerre froide, il est isolé et radicalisé, dans la crainte d’un empoisonnement ou d’un assassinat, convaincu qu’il est entouré de traitres potentiels. Ce qui l’oblige en bon paranoïaque à gouverner par la peur. En réalité, au regard de ses prédécesseurs, sa figure est mineure. Elle n’est pas de taille à rivaliser avec ceux qu’il admire dans le Panthéon russe : Staline, Alexandre I, le Prince Vladimir, Nicolas I qui rêvait du « contrôle des détroits », mais surtout Pierre le Grand auquel il aime se comparer. La référence est audacieuse. Car si Pierre le Grand est un bâtisseur pro-européen s’entourant, pour la construction de Saint-Petersbourg, d’architectes et d’ingénieurs italiens, allemands et français, Poutine le Petit est un destructeur tourné vers l’Asie. Malgré son assurance lorsqu’il déclare « nous sommes un peuple de vainqueurs, c’est dans nos gènes », le pseudo Tsar dissimule mal ses faiblesses et ses complexes. Pour gagner en stature, il lui a fallu trouver des idéologues capables de traduire ses aspirations et de lui fournir avec beaucoup de prétention, un narratif en lettres Majuscules. 

Les mauvais génies de Poutine

Un nom est associé à la révolution russe de 1917 : Raspoutine. Anecdotiquement, il est intéressant de noter ici la similarité du nom avec celui de Poutine. Sans doute, l’ex-agent du KGB a-t-il vu, dans la mystique des prophètes et conspirationnistes, un renfort qui pouvait influer sur son destin. Son choix de devenir espion n’est pas indifférent. Une chose est sûre, à l’instar de Nicolas II, son entourage est peuplé de mauvais génies. Tous vent debout contre l’Occident.

Le plus traditionaliste, c’est Alexandre Douguine. Un gourou antilibéral, introducteur des idées de la Nouvelle Droite à Moscou et animateur de la mouvance ultra-nationaliste. Cet antimoderne conservateur, admiré par nombre de militants proches de Marine Le Pen et d’Eric Zemmour, croit au choc des civilisations. Il souhaite le déclin du monde de l’Ouest, et prône la limitation des libertés, l’interprétation « traditionnelle » de la famille et le soutien inconditionnel envers une Église orthodoxe russe qu’il voit comme un élément central de la renaissance de la Russie en tant que grande puissance. Depuis une vingtaine d’années, Douguine diffuse ses théories auprès d’une génération entière d’activistes radicaux, de militaires et de nostalgiques du bolchevisme. Se méfiant des peuples frontaliers, il défend depuis longtemps le dépeçage de l’Ukraine au nom de sa doctrine «eurasiatique », prolongement moderne de la pensée slavophile contre la pensée universaliste du modèle occidental. La matrice de Douguine, c’est la rupture avec le libéralisme, ce monde interlope, aux mains des homosexuels, des banquiers juifs et de l’internet.

Autre idéologue, planificateur de l’agression russe en Ukraine et promoteur de la « dénazification » : Timofeï Sergueïtsev. Ce proche de Poutine a le sens du paradoxe malfaisant et de l’inversion de la réalité. « Combattre le nazisme », c’est d’abord liquider le président Zelenskiy ( qui est juif) . «La durée de la dénazification ne peut en aucun cas être inférieure à une génération, celle qui va naître, grandir et mûrir dans les conditions de la dénazification », avance-t-il dans un article de RIA Novosti.

« Les criminels de guerre et les nazis actifs doivent être punis de manière exemplaire. Il faut procéder à un nettoyage total, écrit-il dans un texte ( décrit comme le « Mein kampf » de Vladimir Poutine). C’est cette intention d’éradication – l’intention des Russes d’éliminer l’entière nation ukrainienne – qui explique pourquoi le président ukrainien Zelenskiy a dénoncé le « génocide » en cours. Pour Sergueïtsev, la guerre menée par Poutine ne doit pas s’attaquer seulement à l’Ukraine, mais à l’ensemble des valeurs européennes et occidentales. Et il précise : « L’Occident collectif est lui-même le concepteur, la source et le sponsor du nazisme ukrainien. L’Occident est responsable d’un effondrement civilisationnel, contre lequel la Russie doit faire rempart ».  

« Il y a un ennemi territorial, un frère ennemi, l’Ukrainien ! Mais plus encore, il y a un ennemi fondamental : l’Occident », renchérit Vladislav Sourkov, le Steve Bannon de Poutine. Cet homme de l’ombre est le plus « raspoutinien » des propagandistes russes et le plus cynique du théâtre « poutinien ». D’origine tchétchène, il a changé son nom pour se présenter comme plus russe que les Russes. Ce dernier théorise l’idée de « démocratie souveraine », censée célébrer l’autoritarisme «soft» du nouveau tsar. L’année 2014 a marqué  » la fin du cheminement épique de la Russie vers l’Occident, la fin des tentatives répétées et invariablement vouées à l’échec de devenir partie de la civilisation occidentale, d’entrer dans la « bonne famille » des nations européennes, soutient Vladislav Sourkov, dans un texte intitulé La solitude du sang-mêlé. La Russie, poursuit-il, est « implantée à l’Est et à l’Ouest, à la fois européenne et asiatique, sans être pleinement asiatique ni tout à fait européenne. Notre appartenance culturelle et géopolitique rappelle l’identité vagabonde d’une personne issue d’un mariage mixte ». Depuis la mi-Avril, le faucon semble ne plus avoir les faveurs du maître du Kremlin. Il figure dans la liste des expurgés du système, comme des centaines d’autres, militaires, espions, entrepreneurs.

Pour ces mauvais génies de Poutine, le temps de la vengeance du monde slavo-orthodoxe sur l’Occident est arrivé. Peu leur chaut que les Ukrainiens soient eux-mêmes slaves et en partie orthodoxes.

La faute à l’étranger : l’Europe

A l’instar du président de la République Populaire de Chine, le chef de la Fédération de Russie possède une lecture binaire et xénophobe de la civilisation moderne. Les deux autocrates tiennent les étrangers, principalement les Européens et les Américains, comme les responsables de leurs malheurs, qu’ils soient économiques ou politiques. Poutine en veut à l’Occident collectif, à tous ceux qui soutiennent les valeurs occidentales. Sa fixation, c’est la puissance américaine. Mais sa haine va surtout à l’Europe. Pour l’ex-agent du KGB, c’est l’Occident qui a manigancé la chute de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. La fin de l’URSS est à ses yeux « la plus grande catastrophe géopolitique du siècle ». A cause des puissances libérales qu’il considère en déclin, la Russie, roulée dans la farine, a été reléguée à l’arrière plan de l’histoire. Le récit national russe, lu et corrigé par Poutine, s’enracine dans l’idée que la Fédération est une forteresse assiégée qui doit prendre sa revanche contre le monde occidental et regagner l’influence qu’elle avait.

L’Union Européenne est ainsi la principale cible de Poutine. C’est elle le principal bénéficiaire de l’ouverture des pays de l’Est. Et c’est elle qui serait d’abord ciblée, en cas d’utilisation de l’arme nucléaire. Elle représente la principale menace morale. Les nations démocratiques issues des Lumières imposent leurs normes en diffusant les idées modernes inauthentiques de la raison, du droit et de la liberté. Le président russe s’enorgueillit de penser que l’UE est intrinsèquement faible et dégénérée, qu’elle ne peut rien entreprendre sans l’Oncle Sam et qu’elle n’interviendra pas dans un conflit sans son aval. Bref, la mondialisation pollue la civilisation slave et orthodoxe dont il s’autoproclame le gardien. Il faut renverser la table !

La revanche de l’humilié

A Munich en 2007, lors de la 43e Conférence internationale sur la Politique de sécurité, dans un discours virulent face aux dirigeants US et européens, le président de la Fédération de Russie affiche clairement la couleur. Utilisant une rhétorique de guerre froide, il dénonce l’élargissement de l’OTAN qui œuvrerait à l’affaiblissement de son pays. La faute principale de l’instabilité mondiale revient aux prédateurs occidentaux, explique-t-il, laissant entendre que l’Ouest aurait cherché à rabaisser la Russie par l’abandon économique, l’absence de coopération internationale et l’asphyxie stratégique. Au terme de ce discours menaçant, il annonce le retour d’une nation russe triomphante, capable de tenir tête aux grandes démocraties égoïstes. On va créer notre propre monde, souligne-t-il. Le nouvel ordre mondial s’appuiera sur la grandeur de l’Empire russe !

Toujours la même antienne : la Russie a été humiliée ! Cette « mauvaise petite musique » selon l’expression de Jean-François Bouthors ( Esprit mars 2022), est relayée par plusieurs intellectuels ( Vedrine, Carrère d’Encausse, Mélenchon). Le régime de Poutine accuse le monde d’avoir enfoncé le clou après la chute de l’URSS et d’avoir dicté sa loi au mépris de l’identité russe selon le principe que ceux qui se sentent humiliés en veulent à ceux qui les ont aidé. Les humiliés en veulent à leurs créanciers de ne pouvoir les rembourser. « Je ne suis pas votre larbin » lance-t-il à ses homologues occidentaux. Un thème qu’il reprendra  au stade Lojinsky au début de la guerre pour justifier son intervention en Ukraine. « Ils nous regardent de haut, ils nous méprisent ».

En réalité, force est d’admettre que l’URSS s’est disloquée toute seule. Moscou n’a pas supporté la chute du mur de Berlin et celle de l’URSS. En réalité, force est d’admettre que, à coup de purges, l’URSS s’est disloquée toute seule. La vulgate d’une Russie méprisée par l’Occident entre en contradiction avec la réalité historique.Les puissances occidentales ont toujours pris garde de ne pas vexer les autorités russes. Au contraire, le FMI a fourni d’importants prêts qui ont souvent été dilapidés dans la corruption. L’OTAN s’est engagée dans les années 1990 à ne pas s’élargir à l’Est. D’ailleurs de quel droit l’Organisation Atlantique aurait-elle pu décider à la place des Etats d’Europe centrale et orientale, nouvellement indépendants ? La vocation de l’Otan n’est pas d’agresser, ni de faire la guerre, mais de protéger ses membres. N’est-ce pas plutôt la Russie qui n’a jamais réussi a trouver sa place dans le monde post-guerre froide ? Bref, pour tenter de sortir de cette posture d’humiliée, la Russie se dispense de tout examen de conscience. Pétri de ressentiment envers les occidentaux accusés d’avoir financé la chute de l’URSS, le Kremlin gomme, dans son récit, qu’en réalité, le pire ennemi de la Russie, c’est la Russie elle-même : les purges, les procès, le goulag, la dissidence, les famines, les massacres, à travers son histoire stalinienne et totalitaire.A l’issue de cette conférence de Munich, Poutine n’est déjà plus dans le monde présent mais dans la fiction d’une Russie ancestrale impériale. Elle lui impose de reconquérir les territoires de l’ex-URSS, de restaurer le bloc de l’est, de diviser l’Europe honnie et ces démocraties chancelantes, dont il sait, convaincu de leur lâcheté, qu’elles ne sont pas déterminées à faire le coup de poing. La Russie s’avère ainsi dans l’impossibilité de mener une guerre moderne, incapable de regarder la vérité en face.

Le mensonge russe : la « maskirovka »,

L’aigreur de Poutine est celle d’une Russie multiséculaire, submergée par l’impression de n’être nulle part et la conviction que « le monde veut nous détruire ». 

L’excuse est toujours la même chez les agresseurs aux ambitions expansionnistes : protéger les frères persécutés. Les Allemands avec les Sudètes en 1938, les Serbes avec les minorités serbes de Bosnie en 1992, les Russes avec les séparatistes pro-russes en 2014. « Nous sommes victimes de pogroms ukrainiens des néonazis de Kiev. Il faut dénazifier ».

Le régime de Poutine est devenu le maître d’une illusion ou la défaite est une victoire, où le mensonge occupe la place de la vérité, où les Ukrainiens se voient affubler du nom de nazis. Ceux qui ont du mal à réaliser leur aspiration vers la grandeur, nourris par la rancoeur, dénient leur responsabilité. Ils se considèrent souvent comme des victimes et non des agresseurs. En psychologie, ce mécanisme de défense s’appelle « la projection » : dans l’incapacité d’assumer sa propre agressivité, le sujet l’attribue à un autre, désigné ainsi comme persécuteur. Le mécanisme constitue un élément central et constitutif de la psychose paranoïaque. Ce sentiment de victimisation suspend toute jugement pour ce qu’ils font aux autres. Les agresseurs ne ressentent pas d’empathie pour ceux qu’ils agressent. C’est le cas, par exemple des Serbes, lors du nettoyage ethnique commis contre les Bosniaques en 1992-1994 ). Aujourd’hui, la Serbie ne se rappelle que de sa propre peine ( les missiles US sur Belgrade) et s’absout des souffrances qu’elle a infligées aux Bosniaques et aux Kosovars. Moscou reconnaît dans la psyché de son allié de Belgrade le même paradoxe existentiel: transformer une défaite en victoire. Serbes et Russes, qui ne parlent que de grandeur, se disent injustement sanctionnés par l’Histoire. La transformation de la réalité et la manipulation aident à cette mystification.

Dans le cerveau de Poutine, mentir est une seconde nature. Le mensonge a remplacé la vérité.  Avec le concours des complotistes de tous bords, il fait de la tromperie un art stratégique. Quand Poutine utilise un mot, il veut souvent dire le contraire. Par exemple, quand il parle de la faiblesse de l’Europe, son ennemi premier, il sait bien qu’au fond la démocratie est plus forte, car en elle, il y a un rêve. Ceux qui n’ont pas de rêve gagnent rarement. La bataille des mots, l’exagération, la désinformation représentent l’autre arme du maître du Kremlin. Cette manipulation porte un nom : la Maskirovka ! Il s’agit de ne jamais laisser paraître ses intentions pour mieux tromper l’adversaire et semer le doute. En 2014, pour cacher sa première irruption dans le Donbass, la Russie n’a pas hésité à mettre en place un convoi humanitaire de plus de 250 camions blancs peints à la hâte. Cette doctrine de la duperie militaire s’enseigne dans les académies militaires russes depuis des décennies. « Les instructeurs russes insistent beaucoup sur cet outil, sur l’importance de la dissimulation et de la surprise dans la guerre », explique Gustav Gressel, spécialiste de la Russie au Conseil européen des relations internationales.

Forts d’un cynisme absolu, les propagandistes relaient cette doctrine. Ils sont experts dans la capacité à inverser la réalité. La lecture des faits de l’actualité par les médias d’état est régie par la constante de la duperie et l’inversion des responsabilités, selon le schéma complotiste qui veut que le mensonge est la plus efficace des vérités. Sur les chaînes de TV Rossiya, des rédacteurs connus, Vladimir Soloviev, Dmitri Kisselev et d’autres sont à l’œuvre pour diffuser la haine et fausser les esprits.

Ainsi, lorsqu’ils expliquent l’invasion de l’Ukraine par la préparation d’un génocide des nazis ukrainiens contre les Russes, c’est un crime à grande échelle sur la population ukrainienne que l’armée de Poutine est en train d’effectuer. Ce que les Russes dénoncent, c’est ce qu’ils annoncent qu’ils vont faire pour les autres. Ils prêtent aux autres leurs propres intentions. Ils accusent l’adversaire des crimes qu’ils commettent. De mensonge en supercherie, Poutine attribue à l’ennemi le mal qu’il est en train de faire. Ainsi les Russes seraient victimes des « pogroms ukrainiens nazis ». Bref, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. Etre bourreau, c’est en réalité être victime. Telle est la version officielle russe. Ce n’est pas la Russie qui mène la guerre d’agression, c’est l’Ukraine, crie Moscou. Le culot de l’inversion va jusqu’à affirmer que les civils ukrainiens massacrés par l’armée russe à Boutcha, près de Kiev, l’ont été par des Ukrainiens eux-mêmes. L’accusation insulte d’abord son auteur.

Lorsque les médias d’Etat font croire à l’opinion russe que l’OTAN fomente la destruction de la Russie, la ficelle est un peu grosse. Poutine réécrit l’histoire car la Russie et l’Otan ont été partenaires jusqu’au moins en 2000, avant que le maître du Kremlin ne décide que l’Otan était une menace. Les stratégèes russes savent bien que la mission de l’OTAN a été définie dans un but uniquement défensif pour protéger ses pays membres et n’a donc aucun mandat, ni pour défendre un pays non-membre (l’Ukraine), ni pour attaquer une force étrangère. Lorsque dans  les mois précédents l’invasion du territoire ukrainien, l’armée de Poutine, manoeuvrant à la frontière ukrainienne, est accusée de préparer une intervention, l’état-major explique qu’il s’agit juste d’un entraînement. Aussitôt, Poutine se défend d’une quelconque agression. Bien que sur le point de commencer l’attaque, il continue d’affirmer que c’est un entrainement. Quelques semaines plus tard, l’armée russe attaque l’Ukraine. Il s’agit d’une « opération spéciale » pour  répondre aux provocations  ukrainiennes et libérer les peuples russophones persécutés par les Ukrainiens, justifie le Kremlin. 

La puissance de la destruction

Vladimir Poutine est prêt à tout et veut aller vite. La lenteur le contrarie. La résistance ukrainienne lui impose la durée. Son aigreur belliciste est sans concession, sans négociation possible. Il ne connaît que le rapport de force. Sa méthode, c’est la prédation. Ce qu’il appelle « Opération militaire spéciale » en Ukraine, c’est la volonté de briser le peuple en utilisant ; le pillage, la démolition, le viol, le vol des récoltes de céréales, la déportation des familles, le meurtre des civils. Bombarder d’abord, envoyer l’infanterie après, puis raser la ville si elle s’avère imprenable. Punir ces traitres d’Ukrainiens qui veulent faire bande à part et préfèrent l’Europe; secourir les populations russes extérieures en prétextant qu’elles sont en danger; tenir son rang de puissance militaire et faire oublier le déclin économique du pays, telles sont parmi les principales raisons qui l’amènent à l’agression à l’extérieur, et à la répression en interne. Tel est le modèle récurrent en Russie. Quel que soit le régime, tsariste, soviétique ou post-soviétique, la méthode est la même: faire table rase !

Homme tellurique, ivre de pouvoir, le chef du Kremlin s’en est pris à beaucoup de gens depuis qu’il est le maître des lieux. D’abord, au sein de la population des villes ; manifestations réprimées, milliers d’arrestations, emprisonnements des opposants, interdiction des associations humanitaires. Mais aussi à travers la toile de l’internet : déploiement des cyberattaques aux Etats-Unis et intervention massive de trolls et de bots lors d’élections en Europe. Dans l’adversité, il se raidit et va jusqu’au bout. Mais il rencontre des obstacles majeurs. Son agence de renseignements, le FSB (ex-KGB) manque de professionnalisme. Son armée sur laquelle il a misé l’essentiel de sa stratégie est mal organisée. La menace nucléaire qu’il agite en exhibant sur la télévision d’état, son super Missile nucléaire Sarmat 2, pour effrayer ses adversaires, est le seul élément dont il dispose pour certifier sa « grandeur » et bluffer l’ennemi. Elle repose sur l’étendue de sa démence et l’énormité de son cynisme. Mais faut-il seulement prendre cette bravade au sérieux ?

Les Russes vivent une guerre à l’ancienne ou les vies des soldats n’ont pas d’importance. Pas grave pour lui, la « chair à canon » est composée de jeunes des minorités pauvres, Bouriates, Daghestanais, Mongols…Les officiers de l’armée fédérale mènent l’opération spéciale sans compter, gaspillant leurs équipements militaires et brûlant leurs cartouches inconsidérément. Les stocks s’amenuisent, les approvisionnements en munitions sont de plus en plus aléatoires. L’état major qui a déployé des dizaines de milliers d’hommes mal formés, dispersés sur le territoire ukrainien, n’a pas réussi le projet de guerre éclair que Poutine promettait : faire tomber l’Ukraine en trois jours. Le scénario qui se dessine est celui d’une guerre sans performance militaire avec des pertes humaines considérables, dont plusieurs hauts gradés. Les soldats se plaignent du froid et des conditions d’hygiène. La démoralisation se fait sentir au sein du contingent. La relève est mal assurée. La Russie possède certes la plus forte armée du monde nucléaire, mais sa logistique est défaillante. C’est une machine qui avance lentement sans se soucier de savoir si les blindés sont bien entretenus. Manque de carburant, de ravitaillement en vivres. Sans oublier les fautes dans la communication et la transmission des ordres.

Plusieurs dizaines de milliers de soldats russes tués. Plus de cent mille hommes hors combat. Une douzaine de haut gradés ciblés par les snijpers, des centaines de tanks détruits par les forces ukrainiennes, des avions abattus par dizaines…. Les généraux russes ne se souviennent probablement pas du désastre militaire pendant les campagnes contre le khanat de Crimée à la fin du XVIIème siècle. Ils devraient en tirer une leçon. La Russie fut battue non pas à cause de la puissance de l’armée adverse mais par son incapacité logistique, et sa désorganisation. Cette même histoire se répète en Ukraine. Il est sans doute plus facile d’amorcer une conquête que de tenir des positions acquises. Côté ukrainien, les dégâts humains et matériels sont tout aussi considérables.  

La défaite de l’homme seul

Dans le choc des volontés, la Russie est perdante. Face à la motivation d’une armée d’enfants de la patrie combattant pour préserver son indépendance et sa liberté, s’oppose une armée russe confuse, dont les soldats recrutés hors de la vie civile, mercenaires, supplétifs,  ne savent pas pourquoi ils se battent. Dans son exercice de la radicalité, la conquête de Poutine est plus idéologique que pragmatique. Moralement, il a perdu toute légitimité internationale tant il s’est attiré l’opprobre du monde civilisé. Refusant toute rationalité, le nouvel ordre que le maître du Kremlin entend construire est tragique. Au KGB, le discours est connu : «nous avons toujours pensé que c’était tout ou rien. Ou bien nous tenions le pays fermement ou bien il se désagrégeait » (cité  par Marc Galéotti. Brève histoire de la Russie). Bref, n’est pas Tsar qui veut. Pierre le Grand a défait Charles XII et la Suède, offrant à la Russie un accès à la mer Baltique et la plaçant comme arbitre des affaires européennes. Alexandre Ier a vaincu Napoléon et occupé Paris. Staline a vaincu Hitler et conquis Berlin. En comparaison, le nom de Poutine restera à jamais comme celui qui a envahi l’Ukraine, massacrant des civils et détruisant des villes, sans parvenir à l’occuper et à l’assujettir.  Il devient un paria qui se raccroche, comme il peut à la religion qu’il brandit comme fer de lance d’un patriotisme nourri d’orthodoxie. Il renoue avec le concept de Troisième Rome, sur le modèle des idées expansionnistes de la Rome impériale antique, avec Moscou comme  « capitale originelle ». La troisième Rome est solide et il n’en sera pas de quatrième. La guerre menée par les soldats de Poutine est une guerre sainte. Il y a un orthodoxisme radical comme il y a un islamisme radical, avec un Dieu vivant à sa tête, le Patriarche Kyril, ex agent du KGB, seizième Patriarche de Moscou et de toutes les Russies.

Stephen Kotkin, un historien de Princeton écrit :  « On se souviendra de Poutine comme étant celui qui voulait ramener l’Ukraine dans la sphère d’influence russe, mais qui, au contraire, a renforcé une nation ukrainienne modernisée, tournée vers l’Occident. Il demeurera le dirigeant qui a voulu défaire l’Otan, mais qui, au final, a relancé cette alliance militaire. Ironie de l’histoire, l’Otan qui avait disparu des écrans radars, est revenu « grâce » à Poutine au premier plan européen. En témoigne la multiplication des candidatures d’adhésion ( Ukraine, Finlande, Suède, Bosnie-Herzégovine, Géorgie ). Poutine pourrait même entrer dans les livres d’Histoire comme étant le dirigeant qui, de façon involontaire, a jeté le doute sur la pérennité du régime. Bien sûr, il peut se refaire et arriver à tourner en victoire ce qui, au départ, a tout d’une erreur de calcul et une surestimation de ses forces. Mais, même dans ce cas, sa réputation de chef de guerre a été endommagée, tandis que sa réputation de meurtrier, elle, n’en a été que confortée ». A l’évidence, le prestige de ce qui fut la grande armée rouge est écorné. Poutine a mal joué. Il a fait le pari de la fragilité occidentale et a misé sa stratégie sur la peur qu’il inspirait en évoquant la troisième guerre mondiale et la possible utilisation du nucléaire.

Contre l’avancée des blindés russes, les Ukrainiens ont défini une tactique de contr’offensives. Ils développent une défense de guérilla urbaine et de tranchées qui contraint les Russes à rester longtemps sur place. Le génie des Ukrainiens est d’avoir résisté sans hésiter et d’avoir su, par leur exemple, inciter leurs alliés baltes, moldaves ou polonais, à ne pas craindre les menaces. A la faveur cruelle de l’agression de Moscou, l’Union Européenne a enfin un récit qui la ressource à son projet d’origine ; l’union, désormais soudée contre le totalitarisme guerrier autour des valeurs de détermination dont fait preuve l’Ukraine. A quelque chose, malheur est bon, la tragédie de la guerre a permis à l’Ukraine de recouvrer et consolider son identité nationale. Quant aux Etats-Unis, Poutine a réussi à les faire revenir sur le devant de la scène diplomatique. Leur renfort militaire massif les fait apparaitre à nouveau comme essentiel sur le plan du leadership international. La Russie se voit, elle, affaiblie, et sa réputation très endommagée. Certains se demandent déjà si le maître du Kremlin n’est  pas en train de perdre la guerre. S’il s’assure de la victoire, sur quelles ruines pourra-t-il construire ses improbables succès militaires et gérer un pays en ruine? Quand bien même, il se rendrait maître de tout ou partie du territoire ukrainien, Poutine régnerait sur une nation traumatisée, meurtrie, hostile à l’occupant. Rejetée par la communauté internationale, la grandeur de la Russie se voit d’ores et déjà ternie.

Sans l’avouer publiquement, la démographie est le cauchemar qui hante le sommeil du maître du Kremlin. La natalité est en chute libre depuis les années 1990 et la mortalité est massive. La population devrait diminuer d’un million en deux ans ; 535.500 personnes en cette année 2022, et 533.400 l’an prochain. A cause du COVID, il faut compter un million de décès de plus. La démographie pourrait chuter de quatre à douze millions d’ici à 2035. Autre phénomène, le pays se vide de ses habitants. 8 millions de Russes ont déjà fui la Russie. Les intellectuels, les enseignants,démissionnent de leurs postes. Beaucoup se retrouvent derrière les barreaux. De nombreux artistes qui ne voient pas d’avenir dans leur pays se réfugient en Europe ou en Turquie. La fuite des cerveaux est aussi particulièrement forte. Selon les chiffres fournis par le Financial Times, le pays aurait ainsi enregistré le départ de 70 000 chercheurs et ingénieurs. La route de l’exil est largement empruntée par les salariés du secteur de la high tech, souvent pour échapper à la conscription devenue obligatoire. Il n’y a plus assez de soldats russes pour combattre. Une façon de limiter ce déclin démographique est choquante : déporter les victimes, femmes et enfants, du Donbass vers la Russie, sans espoir de retour. Perdre la guerre aura comme résultat, pour celui qui a précipité son cours, de se retrouver devant la Cour Pénale Internationale de justice. Sous le coup de condamnations pour crimes de guerre et contre l’humanité, le dictateur finira par rejoindre les parias de l’humanité.

Le déclin économique russe

L’ogre soviétique du temps des communistes, c’est fini ! L’autocrate du Kremlin a négligé l’économie du pays. Il  a tout misé sur son armée, mais elle ne répond pas à ses attentes. Non seulement, elle est incapable de remporter les objectifs fixés – Kiev, Kharkiv..- mais sur nombre de fronts, elle se replie sur ses arrières. « Poutine est un flambeur, un cupide et un envieux », comme le décrit Sergueï Pougatchef, un de ceux qui a placé l’ex-agent du KGB au pouvoir! Il ne pense qu’au gain immédiat. Le budget militaire laisse des trous dans la caisse.  Il a peu investi. Malgré son partenariat avec la Chine, l’économie russe est en piteux état. La Russie n’a pas accompli sa transition vers le capitalisme mais Poutine, lui, grâce à ses amitiés vénéneuses, entretenues depuis sa jeunesse, ce qu’il appelle « la famille », a plutôt bien profité de son intégration dans la mafia. Il a facilité la corruption à laquelle les oligarques doivent leur fortune. Majoritairement rentière, l’économie survit surtout grâce à sa fonction de station service. Les grandes compagnies contrôlent une partie significative des infrastructures énergétiques qui assurent le transit et l’exportation des hydrocarbures d’Asie centrale vers l’Europe. Elles exploitent les champs pétrolifères et gaziers, gèrent les raffineries et financent la construction des infrastructures. Ce qui a permis à la Russie de conserver sa place d’acteur prépondérant dans la région. Jusqu’à quand ?

Déjà appauvrie, la Russie dont le PIB a chuté de 40%, se situe à la 12ème place, juste devant l’Espagne, est aujourd’hui une puissance moyenne caractérisée par un des plus importants écarts de richesse entre riches et pauvres. Sur le plan du niveau de vie, elle est 70 ème mondial et l’inflation s’élève à plus de 15%. Le salaire est de 354 € par habitant. La production automobile est en berne. « Avec ce conflit fou, Poutine se tire une balle dans le pied, souligne le démographe Ilya Kashnitsky. Les plus grandes pertes ne viendront pas de la guerre, mais d’une crise économique profonde ». Nolens volens, les sanctions occidentales commencent à se faire ressentir. A cause des restrictions infligées par l’Occident, l’économie ne tiendra pas éternellement. La menace visant Nord Stream 2, le gazoduc exploité par Gazprom, reliant la Russie à l’Europe par l’Allemagne, est sans doute la mesure la plus efficace à terme. Sans le commerce de son gaz et de son pétrole, la Russie est à genoux. Et Poutine perdra le bénéfice de sa rente.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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