par Yan de Kerorguen. Rédacteur en chef de Place-Publique.fr.

Michaël Gorbatchev voulait que la Russie rejoigne la «  Maison Commune européenne », Poutine, avec son « Eurasie » a pris le chemin inverse. En déclarant la guerre à l’Ukraine, il a perdu l’Europe et sapé l’image de la Russie pourtant essentiellement européenne, aussi bien par l’histoire que par la géographie. Il  veut croire que la grandeur asiatique du territoire russe lui offre les garanties de la puissance. Telle est, depuis la première guerre de Crimée, en 2014, la vision du monde du Kremlin pour tout le 21ème siècle :  profiter de l’immense dynamique chinoise et entretenir des alliances avec les « États parias »  comme l’Iran, la Corée du nord, la Syrie ou le Vénézuéla. Enfin, développer de bonnes relations avec l’OPEP pour peser sur les prix des hydrocarbures..

On ne saurait en douter, le sur-place de l’armée russe en Ukraine ne semble pas inciter le maître du Kremlin à réfréner ses ardeurs, mais plutôt à accentuer la menace du scénario catastrophe. Jusqu’à présent, ni la détermination des Ukrainiens, ni les sanctions occidentales, ne semblent lui faire entendre raison. Quand bien même il semble fragilisé au sein même du Service de Sécurité Fédérale (FSB-KGB), de l’Armée Fédérale et de sa clique de mercenaires mafieux ( Prygojine Kadyrov), il s’arcqueboute sur ses rêves de grandeur mortifère. Une brève lecture de ses relations avec l ‘Empire du Milieu accrédite l’hypothèse que seul son présumé « grand ami » Xi Jinping peut le convaincre de stopper l’escalade en Ukraine afin d’endiguer la crise mondiale. Récemment un des meilleurs analystes de la Chine, Kevin Rudd, ancien 1er ministre australien, souligne que Pékin a déjà fixé à Moscou une ligne rouge à ne pas franchir. Comment s’explique cette supposée pression de Xi Jinping ?

 Le récent Sommet de l’OSC, Organisation de Shanghai pour la Coopération, qui s’est tenu à Samarkand en septembre 2022 ne laisse pas de doute sur la position de force dans laquelle se trouve la Chine au sein de cette coalition créée en 1996. Si le but de l’OSC est de maintenir l’influence économique et politique des pays de l’OTAN le plus possible éloigné de l’Asie centrale et de l’est de l’Oural jusqu’à la Sibérie, cette résolution est aujourd’hui de moins en moins respectée. La réunion de Samarkand, qui réunit outre la Chine et la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbekistan, le Kirghiztan, le Tadjikistan (élargie en 2016), a mis en évidence et confirmer les distances prises par ces ex-républiques soviétiques à l’égard de la puissance tutélaire de Moscou.

Plus récemment, à la fin du mois de novembre 2022, le sommet des membres de l’OTCS, organisation politico-militaire (l’OTAN russe) qui s’occupe de préserver la sécurité collective de ces mêmes pays, sauf la Chine, mais incluant l’Arménie et la Bielorussie, a également mis en évidence les tensions entre ces nations et la Russie.

La Russie en perte d’influence en Asie centrale

Il est manifeste que les républiques anciennement soviétiques sont de plus en plus réservées face aux excès d’autorité du Kremlin. Les Kazakhs, les Kirghizes et les Tadjiks font régulièrement l’expérience du mépris des autorités russes. En témoignent les propos du président du Tadjikistan, Emomali Rachmon, qui s’est plaint auprès de Poutine, le 14 octobre 2022, de son manque de respect à l’égard des pays d’Asie centrale. Récemment, un député de la Douma a soutenu qu’il fallait dénazifier le Kazakhstan. Les Kazakhs s’en sont fortement émus. Ils n’ont ni reconnu les républiques séparatistes du Donbass, ni l’annexion de la Crimée en 2014, ont refusé de prendre part à l’opération militaire spéciale. Dans la capitale, Nour Soultan, les manifestations pro-Ukraine sont autorisées. Mais déjà, les Kazakhs s’inquiètent pour leurs frontières.

Une chose est sûre : aux yeux du grand voisin chinois, les républiques de l’Asie centrale existent bel et bien. Elles sont déjà plus ou moins alignées sur l’empire du milieu. En investissant fortement, la Chine a concrètement réussi une entrée massive et multiforme dans cette arrière-cour de Poutine où, chaque année, près de quinze millions de Chinois arrivent. Pékin bénéficie ainsi d’un accès préférentiel aux ressources de l’Asie centrale (charbon, pétrole, uranium, hydrocarbures, capacités hydroélectriques…). L’Hybris de la Russie se trouve désormais fragilisé sur son flanc centrasiatique. Force est de constater que la grandeur de la Fédération russe, largement liée à la démesure de la géographie, apparaît donc de moins en moins assurée. L’Empire du milieu a ainsi progressivement remplacé le rôle économique prépondérant qu’exerçait l’ex-Empire soviétique sur ses régions frontalières. Moscou ne possède pas de moyen financier pour contrer efficacement l’influence économique de Pékin sur « les marches » de la Russie.

Les Russes et les Chinois ne se sont jamais aimés

Mal en point après dix mois de guerre, malmené par des sanctions qui font leur effet, le pouvoir russe affaibli tente toutefois de capitaliser sur cette relation privilégiée avec la Chine qui est son premier partenaire commercial. Il a besoin des Chinois et réciproquement. Les complémentarités des deux partenaires sont anciennes: d’un côté, une économie chinoise  dominante où la main-d’œuvre et les industries sont abondantes ; de l’autre une économie russe rentière, dominée par le gaz , les minerais, mais où la pénurie de main-d’œuvre est alarmante. Difficile de compromettre un lien idéologique fondé sur la lutte commune contre l’arrogance américaine. Les deux régimes sont sur la même longueur d’ondes : « le modèle autoritaire vaut mieux que la démocratie ». Sur cette base, Vladimir Poutine et le leader chinois de l’époque, Jiang Zemin, ont signé pour 20 ans, en 2001, un traité d’amitié et de coopération.

Quand bien même sur le papier, « l’amitié avec la Russie est solide comme un roc » a rappelé récemment le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, des signes montrent que la volonté renouvelée  d’ « approfondir les relations avec la Russie »  s’apparente davantage à un partenariat de circonstance. La Chine ne soutiendra pas l’économie russe en berne, affirme une étude Mercator. Xi Jinping n’a pas épaulé l’effort de guerre du Kremlin et n’a jamais évoqué d’appui militaire. Aux yeux de certains officiels chinois, la fédération de Russie est en train de devenir une puissance moyenne. Bref, je t’aime moi non plus. Les Russes et les Chinois ne se sont jamais appréciés. L’historien Timothy Snyder pense que cette amitié déséquilibrée mènera tôt ou tard à une « hyperdépendance. Il n’y a pas beaucoup d’efforts à faire car le pouvoir russe, de son plein gré, cédera aux Chinois ce qu’ils veulent ».

En vérité, Xi Jinping a surtout besoin de sécuriser ses actifs et ses clients. Il doit faire face à d’énormes défis. Nombre de clignotants économiques et sociaux ont viré au rouge. La Chine est consciente que si elle ne veut pas rater ce que les sinologues appellent « le moment chinois de l’histoire », elle doit augmenter son influence et préserver les investisseurs. Prudence donc. Pékin entend attenuer son isolement international en préservant au mieux ses relations commerciales avec l’UE, son client le plus rentable. Un conflit de trop forte intensité entre Russie et Europe serait un obstacle pour les exportations chinoises qui tiennent à ce que les Occidentaux achètent leurs produits. L’obsession de Pékin reste aussi la compétition avec les Etats-Unis. Ces derniers ont récemment menacé les Chinois de ne plus leur fournir de semiconducteurs. Accessoirement, l’Ukraine est aussi un partenaire non négligeable de la Chine avec qui elle entend poursuivre une coopération commerciale normale. En outre, l’instabilité que la guerre fait peser sur les marchés de l’énergie et des céréales, ne plait évidemment pas au leader communiste. Dans ces circonstances, il est dans l’intérêt de la Chine, dont le projet est de devenir, d’ici 2049, « la boussole de l’humanité », d’émettre un avertissement fort à son turbulent allié : pas question d’utiliser la menace nucléaire !

Xi Jinping rappelle le Kremlin à l’ordre mondial

Ancrée dans le réel, la pensée chinoise ne s’inquiète pas du temps qui passe. Sa vision du monde est à long terme. Il est nécessaire de penser en termes de potentiel de situation pour agir au bon moment.Près de huit mois après le déclenchement des opérations en Ukraine, au cours desquels Pékin a eu le temps d’observer les stratégies diplomatiques des uns et des autres, peut-être le moment est-il venu au responsable du PC chinois de faire un rappel à l’ordre.  « La Chine ne peut se développer sans le monde et le monde ne peut se développer sans la Chine » a déclaré Xi Jinping, le 16 octobre, à l’issue du XXème congrès du PC chinois où son mandat a été reconduit. Autrement dit la guerre le gêne. Xi JinPing a-t-il déjà acté que Poutine n’est plus un acteur sérieux et crédible ? La rhétorique chinoise le laisse entendre. Désormais, la presse chinoise utilise le terme d’« invasion de l’Ukraine ». Pour Gao Yusheng, ex-ambassadeur de Chine à Kiev, « la Russie est en train d’échouer en Ukraine. Les forces de Poutine s’acheminent vers une défaite qui pourrait cimenter le déclin et reléguer son statut de grande puissance à une chose du passé ».

Le régime de Pékin a enfin une raison doctrinale de réprouver le jusqu’au boutisme du Kremlin. « La Chine cultive, depuis longtemps, le principe absolu de l’intangibilité des frontières » explique l’économiste André Chieng. Grâce à ce principe qui garantit l’unité de la Chine, aucune diplomatie ne remet en cause l’appartenance du Tibet et du Xinjiang à la Chine. La violation par la Russie de l’unité de l’Ukraine est ainsi en opposition flagrante avec la doctrine de non ingérence que défend la Chine.

Si par opportunisme nationaliste et commercial, le stalinien chinois entend devenir le grand horloger de la mondialisation, son intérêt est donc de sonner les cloches à Poutine et de lui rappeler le principe d’intégrité des frontières. Il reste que seule l’Ukraine décidera le timing de la fin de la guerre, quand l’intégralité de son territoire sera reconquis.

Sibérie : la Russie face au « péril » chinois

Un non-dit persistant impacte la relation de la Chine avec la Russie : la question névralgique de l’espace sibérien. Le principe d’intégrité des frontières chère aux valeurs chinoises n’est peut être pas aussi intangible que cela.  Du moins sur le long terme. Certes, la pensée chinoise ne s’inquiète pas du temps qui passe, mais avec les bouleversements mondiaux et économiques dramatiques dont la Russie est en grande partie responsable, il semble que la Chine, face à un partenaire qui n’en fait qu’à sa tête belliqueuse, soit désormais conduite à réviser sa géopolitique dans le monde. Seul maitre à bord depuis le XXeme Congrès du PC chinois, Xi Jinping ne veut pas être gêné dans ses affaires capitalistiques. Le business ne souffre pas le désordre.

Il suffit de regarder sur la carte de la géographie. Les intérêts névralgiques de la Chine ne s’arrêtent pas à la porte des ex-républiques soviétiques de l’Asie Centrale, déjà préemptées par Pékin. Une petite musique soudain, se fait entendre, au fin fond des steppes sibériennes, à la frontière chinoise! Dans les écoles les enfants de Xi Jinping répètent le même refrain: « Au-delà du fleuve Amour, la terre nous appartient. »

Depuis longtemps, l’empire du milieu lorgne sur l’immense réservoir de richesses naturelles sibérien. Pour les experts, il ne fait pas de doute que cette vaste contrée s’étendant sur 13,1 millions de kilomètres carrés, représentant 75 % de la Russie, mais ne comptant que 39 millions d’habitants ( 27% de la Russie, soit 3 habitants au kilomètre carré) jouera un rôle important sur la carte du monde.  Comme le précise Cyrille Bret dans un article de la révue Eurasia Prospective (25 oct 2019) «  c’est bien la conquête de la Sibérie qui fit de la Russie le pays le plus étendu au monde. Mikhaïl Lomonossov, affirmant, dès 1763, que la puissance russe dépendrait de la Sibérie et de l’Arctique ».

Une importante partie de la Sibérie extrême-orientale était auparavant terre chinoise, avant d’être colonisée au XIXème siècle par les Tsars, en particulier Nicolas Ier. En 1858 et 1860, les Russes profitèrent de la guerre de l’opium pour imposer à la Chine, affaiblie par les Anglais et les Français, des «traités inégaux». C’est à ce moment-là que fut d’ailleurs fondée Vladivostok. Ce souvenir de la colonisation russe, la Chine ne l’a pas oublié. Elle pourrait, un jour, réclamer la révision de ces spoliations d’antan. La tentation d’une invasion pacifique est grande. Poutine le sait. C’est écrit. On enseigne aux enfants que les territoires du nord-est et les provinces maritimes leur ont été arrachés par la force. Les Chinois lisent leur passé sibérien dans les livres de classe. Ils n’ont pas vraiment soldé leurs comptes avec la Russie, en Mandchourie, où les contentieux frontaliers dans des zones contestées restent vifs au nord-est ( rivière Argoun, fleuve Amour, rivière Oussouri, lac Xingkai (Khanka), rivières Suifen et Granitnaya, fleuve Tumen. Les Chinois ont donc ancrés à l’esprit qu’à quelques encâblures  de la frontière, qui va de Vladivostok à la Mongolie, s’ouvre un immense réservoir de richesses minières et pétrolières très variées, occupé par une population de quelques millions de citoyens russes, très hostiles aux Chinois, habitant dans les trois provinces de l’autre côté de la frontière.

Une invasion pacifique

La presse russe s’inquiète, sans trop le clamer, des plans secrets de Pékin destinés à reconquérir ces espaces vides possédés par la dynastie Qing et cédés à la Russie tsariste en 1858. Cette hantise a été décrite précisément dans le journal en ligne Tchastny Korrespondent : “De la région d’Irkoutsk à la Tchoukotka, les Chinois exploiteront des dizaines de gisements d’or, d’argent, de cuivre, de molybdène, de titane, de vanadium, de magnésite, de charbon, d’apatite et de zéolithe. Ils s’occuperont également de l’exploitation de notre bois, de la transformation de nos ressources halieutiques, de l’industrie de la pêche en mer et de la mise en bouteille de l’eau du lac Baïkal.”

A Vladivostok, sur le Pacifique, l’affaire est déjà entendue. Les 2/3 % des entreprises locales sont entre les mains des Chinois. Pourquoi se priver dès lors que les Russes, dont la population sibérienne est en sérieuse baisse, ne réussissent pas à mettre en valeur ces vastes déserts?  Pourquoi laisser tant d’espaces vides dont les richesses sont si mal exploitées, aux mains d’une population paupérisée, en proie à un chômage endémique ? L’éventualité  d’une sorte d’absorption commerciale de la Sibérie par la Chine est donc une hantise pour le Kremlin. Avec l’invasion pacifique de la Sibérie par les frontières,  la Russie serait réduite au rang de vassal économique appauvri. Une domination de la Chine sur la Sibérie et l’Extrême-Orient russe pourrait même en découler. »Nous risquons de vivre un drame comparable à l’effondrement de l’URSS« , renchérit Dmitri Medvedev (cité par Marc Nexon- Katia Swarovskaya. Le Point. 2011) Un sinologue russe, Andrei Dejvatov, prévenait, au moment de la signature du Traité entre Moscou et Pekin, il y a 20 ans , que les bonnes relations entre les deux ne dureraient pas. La méfiance s’installerait.  « Une fois  le Traité de paix et d’amitié venu à échéance, nous aurons un conflit sérieux aux frontières et y perdrons une partie de notre territoire » (cité par Julia Snégur. Revue Outreterre 2006. « Sibérie russe, sibérie chinoise ? »).

La géographie parle d’elle-même. La Chine est un des rares pays au monde qui peut encore aggrandir son territoire. Dans cette zone frontalière, sept millions de Russes surveillent ainsi cent quarante huit millions de Chinois qui, peu à peu, traversent le fleuve Amour pour s’installer de l’autre côté de la frontière. Ce grignotage économique et migratoire inexorable, est redouté par Moscou. La démographie est le cauchemar de Poutine. Au total, selon  l’ONU, la population russe pourrait décliner de quatre à douze millions d’ici à 2035. Avec une faible natalité russe et une émigration vers l’ouest soutenue, la Russie aurait de toute évidence le plus grand mal à résister à une expansion chinoise vers l’espace vide sibérien. La promesse du pivot asiatique se transformerait en échec. « Si on ne réagit pas, on parlera tous chinois » aurait dit Vladimir Poutine, lors d’une visite dans ces contrées lointaines.

Le rêve eurasien de Poutine n’est pas pour demain !

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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