De par sa position d’interlocuteur privilégié avec la Russie, il apparaît, aux yeux de certains, que seule la Chine pourrait faire comprendre à Poutine qu’il n’a pas les moyens de ses ambitions. Ce ne sont pas seulement les victoires ukrainiennes qui incitent à avancer pareille supposition, ce sont aussi les échecs économiques qu’il enregistre depuis quelques années avec notamment certaines des anciennes républiques soviétiques. Sans parler des sanctions occidentales.

Un événement mondial important devrait nous apporter quelque éclairage sur la relation ambigüe entre Russie et Chine: la réunion au sommet, à Samarkand, des membres de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai ), les 15 et 16 septembre 2022.

Née en 1996, à l’initiative de Pékin, cette coalition qui rassemble, outre ses deux parrains (la Chine et la Russie), les pays d’Asie centrale ( Kazakhstan, Ouzbekistan, Kirghiztan, Tadjikistan.., mais aussi Inde, Iran, Pakistan ) sera l’occasion pour les participants non seulement de faire le bilan des financements de projets, des ventes d’infrastructures et de biens d’équipement ainsi que des achats de produits agricoles entre les partenaires, mais aussi de tenter d’affirmer une position commune sur les conséquences commerciales de « l’opération spéciale » en Ukraine. Verra-t-elle l’affirmation d’un « front du refus » à l’égard du monde occidental ou bien la possibilité d’un dialogue de fond sur la déstabilisation engendrée par Moscou dans les affaires économiques du monde ?  En réalité, chacun attend de voir comment se comportera la Chine !

L’Asie centrale prend ses distances avec Moscou

Depuis la chute de l’URSS, les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale ont gardé des liens étroits avec la Russie. Considérés comme un maillon clé du périmètre de sécurité régional de la Russie, ces partenaires dotés de ressources naturelles ont occupé une place importante dans la politique extérieure du Kremlin. Et pour cause, le Kazakhstan possède d’importantes réserves de charbon, de pétrole, d’uranium et d’hydrocarbures ; le Turkménistan est riche en gaz ; le Tadjikistan détient de fortes capacités hydroélectriques. Bien que les liens historiques demeurent forts, ces républiques aspirent cependant à plus d’indépendance vis à vis de la Fédération de Russie.

Les populations de ces nations sont en effet de plus en plus réservées face au grand frère russe, quand elles ne sont pas franchement hostiles aux excès d’autorité du Kremlin à leur encontre. Les stratégies policières russes visant à enrégimenter des jeunes recrues pour faire la guerre sont accueillies froidement. Dans la capitale du Kazakhstan, Nour Soultan, (autrefois Astana), des manifestations pro-Ukraine ont été autorisées. Au grand dam de Poutine, les Kazakhs ont refusé de prendre part à la guerre en Ukraine. Ils n’ont ni reconnu les républiques séparatistes du Donbass, ni l’annexion de la Crimée en 2014. Les Turkmens, les Tadjiks et les Kazakhs font l’expérience du mépris avec lequel ils sont traités. Récemment, un député de la Douma a soutenu qu’il fallait dénazifier le Kazakhstan. Ce n’est pas nouveau. « Depuis plusieurs années en Russie, il y a un discours qui consiste à dire que l’État kazakh n’a jamais existé », explique Michaël Levystone, chercheur à l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI). Bref, se sentant humiliés et menacées, les Kazakhs et leurs voisins prennent leurs distances avec Moscou. Certains se rapprochent de l’Union Européenne qui est devenu un acteur économique important de l’Asie-centrale. Mais c’est surtout la République populaire de Chine qui aujourd’hui occupe la place prépondérante dans l’économie Centre-asiatique, bénéficiant d’un accès préférentiel aux gisements gaziers et pétroliers.

Force est de constater que l’Empire du Milieu est devenu le premier partenaire commercial de l’Asie-Centrale. La place du voisin chinois dans les échanges commerciaux avec l’Asie-Centrale et dans l’assistance au développement de ces nations n’a fait que s’accentuer… au détriment de la Russie. C’est à l’Université d’Astana au Kazakhstan que Xi Jinping annonça, en 2013, le projet international des « Nouvelles routes de la soie ». Ces pays présentent pour la Chine un intérêt énergétique qui s’inscrit dans la stratégie de diversification des ressources énergétiques. Les entreprises chinoises sont installées sur place pour mettre en valeur les terres louées dont sont issues ces biens et ces produits d’exportations. Sans doute, être vassalisé par Pékin est-il plus profitable que de subir l’autorité de Moscou ! Les ex-républiques soviétiques d’Asie le savent bien.

Pour autant, sur le papier, l’alliance entre Pékin et Moscou n’en reste pas moins affirmée. Les formes de l’amitié sont respectées. La Chine continue à donner le change. La Russie croit encore en son étoile. Ainsi, elle cherche à participer plus activement à la « Grande Solution » des « Nouvelles Routes de la Soie » dans l’espoir que son allié précieux investisse massivement dans de nombreux projets d’infrastructure sur le territoire russe.

Elle n’est pas dénué d’arguments. En effet, elle reste le premier fournisseur de la Chine en gaz et en pétrole. Elle pèse également d’un bon poids dans le marché mondial du blé, du tournesol, de l’orge et du maïs. Un symbole : « la Route de la soie polaire ». Cet énorme chantier de voie maritime arctique où se trouve d’importants gisements d’hydrocarbures, nécessite de gros investissements chinois. Si la Russie vend à la Chine beaucoup de matières premières, la Chine, elle, inonde le marché russe de produits qu’elle fabrique à relativement bas coût.

Aux yeux de Poutine, le « pivot vers l’est » doit permettre de stimuler le développement économique russe. En mars 2015, les autorités russes ont déclaré qu’elles soutenaient le programme chinois de développement de l’Asie centrale. L’idée étant de faire le lien entre ce programme et l’initiative russe de l’Union économique eurasiatique. Toutefois, cet accord est resté timide tant il y a de différences de vision et de problèmes de communication entre les deux alliés.

Une alliance sino-russe incertaine

Même si les deux autocraties sont sur la même ligne anti-Occident, anti-universalisme, anti-démocratie, il existe toutefois une crainte à peine voilée chez Vladimir Poutine que la mère patrie russe ne soit un jour absorbée par la force de frappe économique d’un voisin chinois riche dont la puissance commerciale est « envahissante » et dont la stratégie ne relève pas seulement de relations d’amitié mais de relations d’affaires. L’Empire du milieu a ainsi progressivement remplacé le rôle dominant qu’exerçait l’ex-Empire soviétique en Asie centrale, jusqu’au début des années 2000. Pour Pékin, Business is business. Les républiques d’Asie centrale représentent un axe commercial important. En moins de vingt ans, la Chine a concrètement réussi une entrée massive et multiforme dans l’espace Centre asiatique. Près de quinze millions de Chinois arrivent, chaque année, sur le marché national du travail en Asie centrale. Moscou ne possède pas de moyen financier pour contrer efficacement l’influence économique de Pékin sur ces marchés régionaux. L’accroissement de la présence chinoise au cœur du continent eurasiatique a des conséquences à long terme pour les intérêts économiques et géopolitiques russes qui devraient modifier la carte diplomatique. L’historien Timothy Snyder, spécialiste de l’Europe centrale et de l’est, pense que cette relation déséquilibrée mènera à terme à une « hyperdépendance». En investissant massivement en Asie centrale, la Chine nie avec habileté toute ambition de vouloir supplanter la Russie dans la région et reste à distance des ambitions militaires de Moscou.

L’apparente neutralité de la Chine reste une inconnue dans le ballet diplomatique autour de la crise en Ukraine. Pékin se démarque du concert des critiques contre Moscou et refuse de prendre position dans le conflit. Tout montre que Xi Jinping était au courant des intentions bellicistes du Kremlin. Lors de son voyage à Pékin, Poutine avait évoqué une possible confrontation militaire entre la Russie et l’OTAN, rapporte la presse chinoise. « L’amitié avec la Russie est solide comme un roc » a rappelé le 7 mars  2022, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi. Impossible de compromettre un partenariat avec Moscou qui s’organise autour de la lutte contre l’arrogance américaine. Pékin affirme comprendre les inquiétudes russes en matière de sécurité, mais « exhorte toutes les parties à faire preuve de retenue pour éviter que la situation ne devienne hors de contrôle ». Par souci de cohérence, la prudence est de mise. Xi Jinping a déclaré qu’il poursuivrait une « coopération commerciale normale » avec à la fois la Russie et l’Ukraine. Le fait est que l’Ukraine est aussi un partenaire non négligeable de la Chine. Bref, en marquant trop son soutien à Poutine, la Chine craint de perdre ses marchés occidentaux et de se voir sanctionner. Les Américains n’ont-ils pas menacé les Chinois de ne plus leur fournir de semiconducteurs ?

Si sur le papier, le grand « ami » chinois de Poutine affiche une position neutre dans son vote à l’ONU sur la condamnation de la Russie, il ne souhaite cependant pas apparaître comme l’allié indéfectible d’un pays dont il ne goûte pas forcément les méthodes. Il faut garder bon équilibre.

Depuis fin avril 2022, la rhétorique chinoise a changé de tonalité. La presse ( sous contrôle)  utilise le terme d’« invasion de l’Ukraine ». En réalité, la Chine a de bonnes raisons théoriques de réprouver l’intervention de Poutine. Les principes de non-ingérence et de respect de l’intégrité territoriale des pays caractérisent sa politique étrangère. « Elle cultive, depuis longtemps, le principe absolu de l’intangibilité des frontières, principe qui garantit l’unité de la Chine sur le plan international avec, notamment, le Tibet et le Xinjiang, peuplés majoritairement d’ethnies religieusement, culturellement, linguistiquement…différentes des Han » souligne André Chieng, économiste, ( auteur de « La pratique de la Chine », avec François Jullien) : « Internationalement, nul ne remet en question l’appartenance de ces deux régions à la Chine en vertu de l’intangibilité des frontières. La Chine n’a pas manqué de rappeler ce principe à propos de l’Ukraine. La violation par la Russie de frontières internationalement reconnues est en opposition flagrante avec ce que défend la Chine. Tout une partie de la Sibérie, représentant environ 1,5 millions de km², était auparavant territoire chinois avant d’être annexée par l’empire des Tsars et le symbole n’en est autre que Vladivostok. La Chine a renoncé à réclamer ces territoires, mais on n’efface pas une réalité historique ».

En résumé, au nom de la realpolitik, Russes et Chinois ont encore besoin les uns des autres, mais ils n’ont pas de devoirs. Les ambitions sont complémentaires. La volonté de Pékin est entièrement économique : rester concentré contre les Etats-Unis qui représente son seul concurrent mondial, puis sans brusquer les choses, lui ravir la place. Tandis que l’intention de Moscou est politique et militaire : diviser l’Europe et recouvrer peu à peu ses anciennes zones d’influence du Pacte de Varsovie. En cela les deux pouvoirs autoritaires sont sur la même longueur d’ondes : faire comprendre au monde occidental démocratique que l’ordre mondial est en train de changer, que le modèle autoritaire est le plus sûr et le plus fiable pour la sécurité et la prospérité du monde.

Un ordre mondial chinois ?

Tout communiste qu’il est, Xi Jinping est un capitaliste qui entend faire de la Chine la première puissance commerciale du monde. « En trente ans, de pays pauvre que nous étions, nous sommes devenus le deuxième pays le plus riche du monde » s’enorgueillissent les officiels du Parti Communiste au pouvoir. Le capitalisme autoritaire que promeut l’Etat-civilisation chinois dans les pays pauvres, en particulier en Afrique, en parlant de « solution chinoise »  correspond à ce que Stein Ringen, professeur à Oxford, appelle « la dictature parfaite ». L’idée est de prêter de l’argent aux régimes autoritaires qui assurent leur stabilité, dans certains cas, d’installer des plateformes militaires comme à Djibouti ou au Sri Lanka, et s’assurer qu’aucune révolte sociale ne soit possible.

L’instabilité que la guerre fait peser dans le business mondial, sur les marchés de l’énergie et des céréales, notamment, ne plait évidemment pas au leader communiste qui a misé gros sur ses relations commerciales avec le monde. La hausse des cours et la baisse drastique des exportations font peser le risque de famine en Afrique notamment. Il est étonnant, dans ces circonstances, que Pékin n’émette aucun message d’inquiétude. Notamment en direction de l’Union Européenne qui est son premier partenaire commercial en 2021.  L’Europe est le client le plus rentable du commerce extérieur chinois. Un conflit de forte intensité entre Russie et Europe serait donc un obstacle pour les exportations chinoises. La Chine reste aussi un acteur majeur du commerce avec les Etats-Unis, sept fois plus juteux que le commerce avec la Russie. Prudence donc. Près de trois mois après le déclenchement des opérations en Ukraine, on peut se demander quelle pourrait être la responsabilité de la Chine dans le destin de la Russie ? Certains experts n’hésitent pas : le destin de la Russie affaiblie est d’être grignotée par l’Empire du Milieu. Celui de la Chine est d’être le « centre du monde ».

A première vue, le Président à vie chinois ne semble pas vouloir venir en aide à son allié russe pour éviter l’escalade des tensions. Le régime de Pékin n’a pas soutenu l’effort de guerre russe, il ne soutiendra pas davantage l’économie russe en berne, affirme une étude Mercator Institute for Chinese Studies. D’ailleurs, les entreprises chinoises ne se précipitent pas en Russie pour prendre les places laissées vacantes par certaines sociétés occidentales ! Peut-être Xi JinPing a-t-il déjà acté que Poutine n’est plus un acteur sérieux et crédible ? A l’évidence, il a, pour le moment, d’autres chats à fouetter. Ses priorité sont la lutte contre l’envolée du COVID dans les grandes villes de Chine, la crise de l’immobilier, l’envolée du chômage. il doit en outre surmonter des vagues de protestation de la population sans précédent. A quelques mois du XXème Congrès du Parti communiste chinois, qui doit le replacer à la tête du comité permanent du bureau politique pour un troisième mandat, Xi Jinping ne peut commettre la moindre erreur ni négliger sa politique de « zéro Covid ». En attendant, il compte les points. La guerre russo-ukrainienne fournit une boite à idées utile en vue d’une intervention des troupes de Pékin à Taïwan. Une étude précise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie devrait indiquer aux dirigeants chinois, dont l’Agenda prévoit d’annexer Taïwan avant 2049, quelles sont les erreurs à ne pas commettre. L’ampleur et la nature des réactions des pays occidentaux, et en particulier des Etats-Unis, leur donneront les moyens d’évaluer les priorités dans une tentative d’invasion de Taïwan. Le temps présent ne permet pas de dire ce qu’il adviendra.

Avec la Chine, il est toujours bon de ne pas se fier aux apparences. Pour gagner la bataille, qu’elle soit commerciale, militaire ou culturelle, il est nécessaire de penser en termes de potentiel de situation, de poser ses jalons, de nouer des contacts, de tisser un réseau. Les Chinois évitent en général de se comporter avec nervosité en cas de conflit.  Tel est l’art de la guerre dans la tradition confucéenne. Ancrée dans le réel, la pensée chinoise ne s’inquiète pas du temps qui passe, ni du début, ni de la fin. Sa vision du monde est à long terme. « Quand les points forts et les points faibles du concurrent sont détectés, quand l’aménagement des conditions en amont est prête, quand la situation et le moment sont favorables, le combat peut être engagé. L’ennemi est déjà battu. Il suffit alors de « moissonner », explique François Jullien, auteur de « Moise ou la Chine ». Pour le moment, il s’agit d’accomplir un saut dans la compétition, sécuriser ses actifs et obtenir, à terme, le leadership économique mondial afin de devenir le grand horloger de la mondialisation. Mais, pour l’heure, pas question de renverser la table de l’ordre mondial et de secourir « l’ami russe ». Il faut juste observer et patienter avant de franchir le pas, rester « Sous le Ciel de l’Empire du Milieu ». Telle est la leçon de Confucius !

Xi Jinping est aujourd’hui maître du jeu. La Russie, jouant désormais un rôle de second plan en Asie centrale, économiquement affaiblie, elle continuera certes de jouer la partition d’une puissance sécuritaire et militaire mais devra s’accommoder des conditions posées par Pékin pour tenir son rang international. « Les Chinois estiment qu’il ne faut pas braquer la Russie. Il n’y a pas beaucoup d’efforts à faire car le pouvoir russe, de son plein gré, cédera aux Chinois ce qu’ils veulent »  explique Timothy Snyder. D’où cette hypothèse: seuls les Chinois sont capables d’arrêter la guerre. Peut-être, d’ailleurs, l’heure a-t-elle déjà sonné? Gao Yusheng, ex-ambassadeur de Chine en Ukraine en est convaincu : « La Russie est en train d’échouer en Ukraine. Les forces de Poutine s’acheminent vers une défaite qui pourrait cimenter le déclin post-soviétique de la Russie et reléguer son statut de grande puissance à une chose du passé ».

Cette guerre pourrait ainsi annoncer la fin de la grandeur russe. Elle pourrait aussi déboucher sur un scénario peu réjouissant : un monde déchiré se divisant en deux modèles. D’une part ; les Empires ou ex-Empires (Russie, Chine, Inde, Turquie et grands pays émergents…) peu enclins à protéger la pensée de l’Être et de la Liberté. D’autre part ; les Démocraties qui fédèrent les pays, les unissent autour de valeurs communes (la liberté, la solidarité, le marché). Dans certains cas, les « Empires » trouveront des raisons de faire alliance entre eux. En fonction du temps propice et du calcul des bénéfices, ils se décideront.

C’est à ce point de haute tension que l’ordre du monde peut être bouleversé. Si les Nations se divisent et si les Empires magnifient leur grandeur, alors la Chine aura gagné la guerre.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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