Comme on s’en doute, les témoignages et débats sur la guerre n’ont jamais été seulement une affaire d’état-major, de soldats et de frontières, ils sont aussi évidemment une affaire d’historiens, d’écrivains et d’idéologues qui combattent avec leurs plumes sur le champ de bataille des idées. Hommes des Lumières pour certains, romantiques pénétrés par l’idéologie du salut pour les autres, prophètes de malheur animés par de noirs desseins pour les troisièmes, ils ont promis tout, à la fois le pire et le meilleur ; la catastrophe et le déclin, la technique et la science, le progrès, l’universalisme, la raison, la maîtrise du destin par la connaissance, la révolution, le bonheur, la liberté. Pour les esprits du temps, en particulier ceux versés dans la psychologie de l’âme, la guerre est une sorte de cogito collectif, un stade de miroir dans l’histoire d’un peuple. Nous nous battons donc nous sommes, pourrait-on indûment suggérer. Bref la guerre ou l’imaginaire de la guerre est omniprésent, même en temps de paix.

Permanence de la guerre

La réflexion contemporaine sur la guerre n’attire pas beaucoup les philosophes. Quelques uns parmi les contemporains se distinguent pourtant: René Girard, Claude Lefort, André Glucksmann, Jacques Bouveresse, Paul Virilio, Jean-Pierre Dupuy, ils ne sont guère plus nombreux. Sans oublier, les consciences éclairées touchées par la guerre, victimes, résistants, qui se sont engagés à leur corps défendant, dans l’Histoire, contre la guerre totale. Citons la figure de la résistance Jean Cavaillès bien sûr, mais aussi  Vladimir Jankélévitch, Emmanuel Levinas, Hannah Arendt, Walter Benjamin, Karl Kraus ou encore Paul Ricoeur.  « Un des thèmes dominant de l’Histoire, en tous cas le sujet de l’Histoire, c’est la guerre, c’est la violence et spécialement dans ce siècle. Toute ma réflexion sur le mal est lié à ça, » souligne Ricoeur, lors d’un entretien diffusé par Arte en 2005.

Plus loin de nous, Hegel, Sun Tzu, Clausewitz, s’imposent comme les références de base.

Pour Hegel, la guerre est une nécessité moderne, une raison d’Etat. Un ordre nait de la guerre. L’autre théoricien de la guerre, Clausewitz, rappelle aux hommes la violence de l’histoire, convaincu que les hommes, un jour ou l’autre, détruiront le monde. Il n’a pas si bien dit. Cela a failli. L’histoire du XXème siècle lui donne raison lorsqu’il défend l’idée que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Dans sa lignée de pensée se sont succédés Bismarck, Ludendorff, et Hitler avec les désastres que l’on sait. Aussi bien, considérer après les horreurs de l’holocauste et d’Hiroshima que la guerre est régénératrice, source de renaissance patriotique, de purification, capable d’apaiser les pulsions de mort, est difficile à entendre. Positiver la guerre est un exercice autour duquel se retrouvent les négationnistes, les prétendants génocidaires, les imbéciles et les ignorants. Les références diaboliques à Hitler, Staline, Pol Pot et autres dictateurs nourrissent les propos venimeux des partis extrêmes, prêts à faire table rase pour connaître du nouveau. Nous ne nous aventurerons pas dans cette discussion scabreuse, qui occupe l’essentiel des mauvais esprits.

Dans Les derniers jours de l’humanité,  Karl Kraus, le philosophe qui incarne la détestation de la guerre, explique que « ce qui a succédé à la guerre (celle de 1914-1918) n’a pas du tout été la paix que l’on croyait mais une guerre d’un autre genre, susceptible de se révéler, si possible, encore pire et d’aboutir à un résultat final encore plus catastrophique » (cité par le philosophe Jacques Bouveresse, in Les premiers jours de l’humanité. Ed. hors d’atteinte. 2019). Dans son analyse de l’œuvre de Kraus, Bouveresse évoque ce que certains auteurs du passé ont appelé « le mythe de la guerre », soit son idéalisation, son héroïsation, sa sublimation, sa sacralisation. « La fabrication du mythe de la guerre a empêché de se rendre compte que celle-ci n’avait pas disparu purement et simplement avec la paix et continuait en réalité à agir sur les esprits et les comportements qui promettaient d’être si possible, encore plus funestes ». Il faut ainsi, observe Kraus dans son ouvrage, interrompre le cycle guerre et paix, stopper la boucle des vengeances dont le patriotisme aveugle est le moteur, en finir avec la fascination morbide  qu’exercent les épopées sanglantes et la mort de masse. La grandeur, suggère-t-il, n’est pas dans la guerre éternelle mais dans la paix durable. Telle est la gageure pour tout citoyen digne de ce nom: gagner la paix !

La guerre : «une maladie convulsive et violente du corps politique

Comme le rappelle Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, «personne ne choisit de faire la guerre pour la guerre, ni ne prépare délibérément une guerre ». Car le prix à payer est cher, au prorata des rancunes accumulées, à la mesure de la soif de revanche de peuples s’estimant lésés ou humiliés, et selon la vanité imbécile de dirigeants de plus ou moins bonne foi. Aussitôt que la mise en commun de la parole et de l’action est interrompue, lorsque disparaît la place publique de la délibération, alors le monde commun s’effondre et la guerre commence. La guerre est «une maladie convulsive et violente du corps politique », soutient Denis Diderot. Elle se justifie lorsqu’il s’agit de libérer son pays du joug de l’envahisseur ou l’empêcher de commettre ses crimes. Il s’agit dans ce cas d’une guerre juste, fondée sur la légitime défense. On accepte ce point de vue lorsqu’il s’agit de la préservation des libertés contre la tyrannie. La guerre est alors un mal acceptable. Elle peut être même juste et nécessaire, donner du sens à la vie. La résistance civile  par les armes est ainsi une irruption du politique dans la guerre au nom de laquelle nombre d’intellectuels se sont engagés. Le sociologue Edgar Morin, qu’on ne peut soupçonner de nourrir un goût nostalgique pour la guerre, avouait au cours d’un entretien sur France Culture ( Laure Adler. 2015) que l’après-deuxième guerre mondiale avait été pénible pour lui. Il avait l’impression que le monde se refermait, se rétrécissait soulignant que le combat pour la liberté avait été pour lui une expérience fondatrice qui donnait du sens à la vie. Cette conception libératrice de la guerre est plausiblement fondatrice de temps nouveaux.

Excepté le droit de se défendre à l’échelle des nations, il n’y a pas de raison majeure de faire la guerre.  « La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent bien mais ne se massacrent pas » disait Paul Valéry. Elle n’intéresse que la pulsion de mort. En 1931, il déplore vivre « dans une époque dont les puissants moyens de production se changent en quelques jours en puissants moyens de destruction, dans un siècle où chaque découverte, chaque invention vient menacer le genre humain aussi bien que le servir. » « A l’arrière de tout, il y a le grand spectre de la mort universelle, la nuit qui couvre tout de son manteau » soutient, pour sa part le psychologue américain William James, dans son livre L’expérience religieuse, paru en 1910. Insupportable réalité de la guerre dont Karl Kraus, souligne qu’elle est une abdication de la volonté. « L’état de guerre suspend la morale » pense Emmanuel Levinas dont le pessimisme tient en quelques mots : « l’être est violent » (Totalité et infini). En règle générale, la conscience de l’humanité s’accorde à penser que la guerre est la pire des solutions. Emmanuel Kant est le premier à avoir été catégorique sur ce point: « la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrévocable : il ne doit pas y avoir de guerre. » Sinon, prévient-il « une guerre d’extermination mènerait à la destruction de tout droit et ne laisserait s’établir la paix perpétuelle que dans le grand cimetière de l’espèce humaine » (Vers la paix perpétuelle). Et pour qu’il n’y ait pas de guerre, encore faut-il éviter que le corps politique ne développe et ne diffuse le goût de la violence.

Gagner la paix

Il n’y a pas le choix, la seule voie pour sortir la paix de sa solitude est politique. La politique, c’est l’art de faire avec les circonstances, de sortir de l’ambivalence. La décision politique permet de gérer le temps fini et d’ouvrir la porte vers l’infini, de penser la lenteur et la vitesse des idées et des actes. Parfois d’engager une pause de réflexion, de repos, pour arrêter le vertige du temps, afin de choisir le bon moment, de cibler le juste milieu pour que l’action fasse sens. Pour ceux qu’effraie l’absence de sens, ne pas donner à croire, mais pousser à penser, et inciter à créer.

Dans le monde à l’envers qui caractérise ce début de millénaire, c’est bien plutôt la paix qui apparaît comme une idée folle et donc un projet difficile à mener. Une issue est envisageable : déchiffrer la guerre sous la paix, dès que les mots qui précèdent l’éventuel conflit fournissent la connaissance permettant de le prévenir. En 1933, pendant la montée des nazis, est publié à la Société des Nations, en trois langues, l’échange entre Sigmund Freud et Albert Einstein intitulé Pourquoi la guerre ? Cet échange épistolaire avait eu lieu à la demande d’Einstein, lequel rappelle dans son propos ses convictions cosmopolitiques, selon lesquelles seule une instance supranationale de régulation des conflits pourrait contribuer à éliminer la guerre. Mais il s’explique mal que la société des nations reste impuissante à instaurer la paix.  Il demande à Freud: « Existe-t-il une possibilité de diriger le développement psychique de l’homme de manière à le rendre mieux armé contre les psychoses de haine et de destruction ? » Freud répond en évoquant le concept de « pulsion de mort » qui explique le mieux selon lui le phénomène de la guerre : «L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant celle d’autrui ».

Selon ce même raisonnement, de la même façon que la pulsion de conservation et la pulsion de mort sont indispensables l’une à l’autre, de même la paix contient la guerre. « Il  n’arrive guère qu’un instinct de l’une des deux catégories puisse s’affirmer isolément; il est toujours « lié », selon notre expression, à une certaine quantité de l’autre catégorie, qui modifie son but, ou, suivant les cas, lui en permet seule l’accomplissement. Ainsi, par exemple, l’instinct de conservation est certainement de nature érotique; mais c’est précisément ce même instinct qui doit pouvoir recourir à l’agression, s’il veut faire triompher ses intentions. De même l’instinct d’amour, rapporté à des objets, a besoin d’un dosage d’instinct de possession, s’il veut en définitive entrer en possession de son objet», souligne Freud. C’est le même genre de dialectique qui prévaut dans l’opposition entre bien et mal. Dans un article du 3 novembre 2001, Jean Baudrillard apporte un complément. Il note le contresens de l’Esprit des Lumières quant au rapport du bien et du mal : « Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines ( sciences, techniques, démocratie, droits de l’homme..) correspond à une défaite du mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l’un n’entraîne pas l’effacement de l’autre. Bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d’ou découlent toutes les formes de Bien contre le Mal est illusion. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l’inverse d’ailleurs : ils sont à la fois irréductibles, l’un l’autre et leur relation est inextricable ». C’est ce qui s’appelle être lucide.

En résumé, il existe une sorte d’intimité inextricable entre guerre et paix  : « La guerre, c’est la paix » soutient l’écrivain George Orwell. « Qui veut la paix prépare la guerre » pensait Jules César. Jean Jaurès confirme : « La paix n’est qu’une forme, un aspect de la guerre. La guerre n’est qu’une forme un aspect de la guerre ». « La paix contient la guerre dans son fondement », observe le psychanalyste Alain Vanier  (« Droit et violence, Freud et Benjamin »). Bref, la paix n’est pas l’absence de guerre, elle est une sorte de temporalité apaisée de la situation de guerre, un moment de répit, une trêve plus ou moins solide. Outillés de la sorte, nous pouvons avancer. Constater le basculement de l’un à l’autre ne veut pas dire relativiser. Il s’agit de sortir de la contradiction en impliquant le sens critique et le courage politique, en suggérant d’accepter les compromis. Cela n’empêche pas de s’engager pour la défaite du mal, quel que soit le prix à payer et d’envisager une paix durable.

La paix durable

« Y a-t-il un moyen de délivrer l’humanité de la menace de la guerre ? » poursuit Einstein s’adressant à Freud. Ce dernier fournit laconiquement deux réponses : en renforçant Eros aux dépens de Thanatos, d’une part, et en misant sur l’effort culturel, d’autre part. Pour l’inventeur de la psychanalyse, l’homme cultivé est en effet moins soumis aux actes instinctifs et aux réactions impulsives. Il est plus raisonné et lutte contre son propre penchant agressif. « Il ne s’agit pas de supprimer le penchant humain à l’agression; on peut s’efforcer de le canaliser, de telle sorte qu’il ne trouve son mode d’expression dans la guerre » . La connaissance ou le savoir constituent le meilleur remède contre la violence, souvent générée par l’ignorance ou la méconnaissance de l’autre mais aussi de soi… Pour Freud, la meilleure façon de préserver le monde de la guerre est de définir un cadre organisant les relations « du droit et de la violence ».

Ce cadre est le jeu démocratique, grâce auquel la politique amenuise la passion de la guerre. La démocratie se substitue à la guerre. Elle est son théâtre de représentation où se jouent les crises diplomatiques et s’évaluent les risques qu’elle encourt. La scène politique vient prendre la place de la tragédie et de l’antique destin lorsque les dieux se faisaient la guerre dans l’Olympe. Le risque en démocratie est l’équivalent du combat en temps de guerre. Son influence modératrice grâce au débat contradictoire entre opposants, surpasse la méfiance stratégique. Mais la démocratie n’est pas la paix absolue, elle est juste une paix durable. Elle implique beaucoup de volonté et la capacité de tourner le dos aux passions historiques et sacrées pour partager un destin commun basé sur la raison, une raison qui n’aurait pas contracté les mauvaises manies des empires. Ainsi, gagner la paix, c’est anticiper l’avenir, voir au-delà des traités de paix, rester unis sur ses valeurs, faire partager. C’est exprimer sa reconnaissance aux projets de « paix perpétuelle » esquissés au siècle des Lumières par les philosophes, notamment Rousseau et Kant.

Soit la possibilité offerte de s’entendre, d’insister sur la puissance de la raison humaine et ainsi de voir la guerre sous un autre angle, celui de la justice. Les rationalistes font appel à la raison des hommes pour les sauver de la guerre. « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » soutient Hans Jonas, auteur du principe Responsabilité (1979). Agir de cette façon, c’est reconnaître non seulement l’impératif de la raison éthique mais aussi de valider au plan mondial la force du droit international dont Karl Kraus souligne la nécessité pour combattre la volonté de puissance égoïste des nations : « L’essentiel est que les peuples résistent à la tentation de la présomption nationale ». Dans ses écrits, il évoque la figure du professeur de droit international Heinrich Lammasch. Ce dernier qui devait devenir le dernier Président du Conseil de l’ancienne Autriche était un démocrate pacifiste engagé contre le culte de la force.  Il oppose à la volonté de puissance égoïste des nations ce qu’il appelle « la volonté de droit international ». Kraus loue cette détermination anti-nationaliste. « L’essentiel est que les peuples résistent à la tentation de la présomption nationale dont il faut se préoccuper spécialement chez le vainqueur mais même chez le vaincu qui pourrait être enclin à célébrer la grandeur nationale dans le malheur enduré. Ce n’est pas par le fait qu’on le hait que l’on surpasse l’ennemi, mais par le fait que, au lieu de s’isoler  dans l’auto-encensement, on apprend des choses de lui ». Ce point de vue éthique sur la paix que développe Kraus insiste sur l’espoir d’un nouvel ordre mondial auquel il faudrait apposer le nom du président américain Woodrow Wilson.

« Nous devons apprendre à vivre avec des personnes qui disent des choses que nous n’aimons pas » avance Bertrand Russel. Seule la direction éthique peut contribuer à transformer la volonté de guerre en politique, à condition de maîtriser les évènements, une relation qui par son attachement à l’altérité sait éviter la propension des hommes à s’en prendre à un bouc émissaire. Le problème de la politique, c’est la lenteur. « La politique court derrière la violence » dit René Girard, dans son livre « Achever Clausewitz ». « Le bouc-émissaire est « celui contre qui se refait l’unité du groupe menacé par sa propre violence, appelé pharmakos en grec, à la fois remède et poison, coupable du désordre et restaurateur de l’ordre »

Le modèle de la réconciliation

Restons dans le théâtre : on ne sort avec grandeur de la guerre que si son issue est symbolisée par un geste fort et un consentement éclairé : tendre la main, rétablir les liens. La réconciliation européenne, initiée en 1958, par le couple franco-allemand de Gaulle et Adenauer est un modèle du genre. Cet événement spectaculaire inaugure un temps de paix qui dure depuis soixante dix ans, après presque un siècle de rivalité, trois guerres, et tant de haine entre les ennemis héréditaires. Fait inédit dans les annales, une génération entière d’individus n’a pas connu de conflit mondial. Ce succès européen, cette victoire, peut-on dire, doit être méditée.

La réconciliation et les projets communs qui ont suivi avec l’adhésion de nouveaux pays membres ont marqué un point d’arrêt de la guerre permanente en Europe. Le traité de l’Elysée, en 1963, a officialisé le couple franco-allemand qui est devenu le moteur de la construction européenne. Ce rapprochement politique a débouché sur le jumelage de nombreuses villes, écoles, régions et université, l’OFAG (Office franco-allemand de la jeunesse) et la création des classes européennes dans les lycées offrant à des millions de jeunes la chance de participer à des échanges.  Les liens entre les deux pays sont aujourd’hui plus solides que jamais. La force de cette entente commune garantit l‘union des européens, dans la diversité. Le modèle de la traduction qui favorise cette mutualisation européenne est le vecteur de cette « unité dans la diversité » (la devise de l’Union Européenne est « unie dans la diversité »). La traduction de culture à culture facilite l’échange des mémoires et des projets. Elle consolide la réconciliation en permettant par exemple de partager la commémoration des événements fondateurs des autres cultures nationales. Cette ouverture de la mémoire des uns sur celle des autres est symbolisée par la création de la chaîne Arte. Grâce aux règles et conventions entre pays reposant sur la compréhension, la confiance et la loyauté, l’Europe est aujourd’hui le seul ensemble culturel capable de s’entendre sur des objectifs de paix durable. Les autres ensembles nationaux, encore absorbés par l’esprit de conquête « impériale », courent après leur grandeur. Chine, USA, Russie, Turquie et autres empires émergents rivalisent, sans accorder de considération pour la démocratie.

La réconciliation entre ennemis trouve sa puissance d’effectuation dans l’éthique du pardon, un modèle dont Paul Ricoeur, fervent soutien au projet européen, souligne la force. Débarrassé de sa connotation religieuse, le pardon permet de « lever la peine de la dette » et « la charge de la culpabilité qui paralyse le rapport des hommes agissants et souffrants à leur propre histoire ». Il ne supprime pas la dette en elle-même, car nous sommes et restons les héritiers du passé. Il ne fait que revisiter les blessures infligées dans le combat. Prudence toutefois. Pardonner ou se réconcilier ne veut pas dire oublier. On ne peut pardonner que s’il y a travail de la mémoire. A condition d’avoir la sagesse d’attendre que l’examen des dommages subis aura exercé son effet cathartique premier, et où l’agresseur sera allé jusqu’au bout de la compréhension de ses crimes et acquis à la raison. Ricoeur insiste : « Rien ne serait plus détestable que ce que Jankélévitch appelait le pardon oublieux, fruit de la frivolité et de l’indifférence »

Cette raison qui n’aurait pas emprunté les mauvaises habitudes revanchardes des empires. c’est la démocratie. Comme nous l’avons relevé plus haut, l’idéal démocratique a indubitablement marqué des points et permet de nourrir un certain optimisme. Les démocraties sont en effet rarement en conflit entre elles. La paix est devenue une habitude mentale que la modestie géopolitique, appuyée sur le modèle de la raison sensible, promu par les écrivains et les scientifiques pacifistes, a permis d’entretenir. En particulier au sein de l’Europe. Quoi qu’on en pense et malgré leurs faiblesses, les démocraties demeurent des modèles influents. L’union dans la diversité a consolidé l’instruction démocratique des êtres solidaires, de la mixité et de l’humanisation des conduites où chacun est sensé ressentir les difficultés et la douleur de l’autre, lui apporter protection et sécurité. Ce n’est sans doute pas suffisant.

La grande idée : l’anarchie de la paix

Aujourd’hui, la Paix européenne, sur le modèle de la «Pax Romana », accomplissant l’intégration des nations dans une communauté de défense, est le référent historique le plus évident de cette autre forme récente de méta-récit qu’est la construction européenne. En les interrogeant sur ce chapitre, les experts en stratégie objecteront qu’il manque pour rendre stable l’édifice une architecture de sécurité, « un gouvernement, une unité politique, une armée… incontestablement », précise, dans un article, le journaliste et philosophe Roger Pol-Droit (Requiem Pour l’Europe. Les Echo, 25 mi 2018). « Mais ces lacunes sont des conséquences et non des causes. Ce qui fait défaut à l’Europe, depuis des décennies, c’est une âme. La prospérité n’en tient pas lieu. Cette absence d’âme explique pourquoi l’Europe ne fait pas rêver. On y adhère dès qu’on réfléchit, au lieu d’être entraîné par le vent de l’histoire et le désir de partir à l’assaut du ciel. Si l’on demande pourquoi il en est ainsi, c’est sans doute vers la longue durée qu’il faut se tourner. »

Plutôt que parler de guerre, il s’agit de définir une capacité d’énergie de la démocratie européenne, employable à dessein, rechargeable en permanence. Il manque cruellement à l’Europe d’être enthousiasmante, de trouver un moteur qui fasse battre les cœurs, de soulever les foules, de forcer l’optimisme et de gagner la confiance, bref de porter une « Grande Idée » dont la ressource n’est pas dans l’identité mais dans l’altérité. Le patriotisme rend le citoyen aveugle pour les intérêts de l’humanité.  Il favorise l’indifférence, l’oubli, la rancune, la valorisation de la force. Dans l’indifférence et l’oubli accordé au génocide des Arméniens par la communauté internationale, Adolf Hitler y a vu un blanc seing l’autorisant en quelque sorte à s’en prendre aux juifs. Prendre conscience de cet état du monde doit nous permettre de mieux évaluer les temps à venir. Cela nous offre la possibilité d’éviter les conclusions hâtives inspirées par d’éventuelles nouvelles peurs que la pulsion de mort entretenue par des esprits malades, voudrait nous infliger.

La grande idée, finalement et décidément, c’est…la paix ! Non pas la paix conservatrice qui  se limite à l’ordre et à la sécurité, mais au-delà de cette conception policière de la paix, l’éthique de la paix analysée par Levinas, à partir de l’anarchie. « Cette pensée relève d’une critique de l’autoritarisme politique et permet d’élaborer un nouveau concept de liberté affranchi de la tutelle des États. La paix n’est pas ici une idée abstraite mais porte le sujet hors de toutes les formes de confort moral ou de conformisme politique », indique Aïcha Liviana Messina (L’anarchie de la paix. Levinas et la philosophie politique CNRS Editions). « L’anarchie de la paix n’est donc pas ce qui nie l’inéluctable destin de la guerre, mais ce qui le trouble de l’intérieur et qui ne permet plus au destin d’avoir le dernier mot » .

Penser la paix, c’est aussi privilégier la langue, la mémoire (contre l’indifférence), le respect du droit, la loyauté, la fidélité et – ce qu’on évoque jamais comme contribution à la paix – la féminité comme avenir de l’homme. Les évènements de grand enthousiasme comme la chute du mur de Berlin en 1989 sont de nature à apporter le supplément d’âme qui forme les grands desseins. A pareil moment de l’histoire, il est plus facile de se projeter dans un nouveau palier de civilisation, et de caresser l’espoir d’une paix infinie. Un seul élément peut inverser le sens de l’histoire, souvent dans le mauvais sens, celui de la pulsion de mort, mais parfois aussi dans le bon sens : celui de l’espoir et de « l’infini dans le visage d’autrui » (Levinas ). Qui eut pensé que le totalitarisme soviétique puisse tomber aussi vite après l’effondrement du mur de Berlin ? Qui eut pensé que les Américains voteraient en majorité pour un président noir Barack Obama ? Qui sait si demain la puissante Chine, comme  hier l’URSS, ne va pas s’écrouler comme un tigre en papier ? La théorie du chaos ouvre cet espace.

Une déviation très faible sur un paramètre peut avoir une influence importante sur la situation résultante à une date ultérieure. La politique doit compter avec l’imprévu et l’intuition des grands hommes qui ont su traduire la force des grandes idées, grâce à un certain génie de la compréhension de l’histoire. L’épopée européenne a fourni de tels exemples : Spinelli, Monnet, Havel, Gorbatchev, Delors, Mazowiecki… Un geste inédit, symbolique, exceptionnel, le fruit d’un hasard peut changer totalement la donne et pousser en mouvement contraire une situation qu’on croyait acquise. Le génie d’un homme providentiel, l’élan qu’il est capable de faire partager, le courage dont il fait preuve, la vision qu’il défend, la capacité de compréhension qu’il développe, autant de qualités qui concourent à  produire la confiance entre les pouvoirs et les citoyens. Ainsi se définissent les « caractères ». Le caractère de l’homme de qualité cristallise les difficultés à articuler d’une part ; la liberté et le pouvoir créateur de l’individu, la manière dont il constitue sa propre singularité de manière authentique, et d’autre part ; le poids du destin, tel qu’il se manifeste dans le tempérament ou les contraintes externes.

Il convient de l’admettre, les institutions démocratiques internationales sont celles qui résistent le mieux au populisme et sont encore protectrices. Certaines d’entre elles comme l’ONU, le Conseil de l’Europe, le Parlement européen assurent, en théorie, un rôle capital en étroite relation avec les associations de citoyens. Mais face aux situations d’urgence, ces institutions de paix sont velléitaires. Trop souvent les décisions tardent à être prises comme c’est le cas, pour la lutte contre le réchauffement climatique ou lorsque se présente une situation de conflit appelant à une intervention humanitaire. Manque de réactivité. On aimerait, sur la base de l’idée anarchique, qu’elles aient davantage de caractère. Le temps des négociations et des compromis s’accorde mal à l’urgence des périls. En revanche la dialectique du conflit permet de résoudre d’importantes divergences lorsqu’elle est nourrie par la contradiction éclairée. La franchise des mots est certainement plus efficace pour la résolution d’un problème que le consensus mou. Dans ce « finalement et décidément » la paix, la guerre ne disparaît pas, du moins dans l’essence de l’homme violent dont parle Levinas. La guerre se transforme en outil de médiation des conflits. Max Weber, plaide en faveur d’une « violence légitime », celle qu’on utilise pour se révolter, contre un tyran, par exemple. Le devoir d’ingérence a été pensé dans cette optique : éviter la guerre totale moderne dont Hegel a pensé l’histoire et la guerre absolue, inventée par  Clausewitz.

Le devoir d’ingérence

Le devoir d’ingérence est au cœur des obligations morales démocratiques dont la politique et le droit peuvent disposer pour stopper des conflits ignorés par la communauté internationale sous prétexte de neutralité. Reconnu en 1988 par le droit international, ce principe d’assistance en direction des victimes de guerres civiles, crimes de guerre ou catastrophes naturelles fournit la possibilité de remettre en cause la souveraineté de certains états qui bafouent les droits de l’homme, d’intervenir militairement pour les empêcher de se conduire brutalement à l’égard de populations démunies, et de violer la souveraineté d’états voisins. Les droits de l’homme sont considérés comme ayant valeur universelle et sont donc censés devoir être appliqués en tout lieu, et ce indépendamment de la volonté des dirigeants locaux. Pour les ONG, il leur donne la possibilité d’intervenir de façon légitime et incontestable en cas d’urgence sanitaire et humaine. Encore faut-il pour que ce droit, encore malléable, ne soit pas détourné de son but premier, séparer les mobiles humanitaires des mobiles politiques et de garantir le désintéressement des états qui prêtent main forte aux populations persécutées. En effet, certains n’en ont cure. L’immixtion dans les affaires internes d’un pays qui contrevient au respect de la personne humaine peut s’avérer un prétexte à une ambition néocoloniale d’une nation intervenante se jugeant « indispensable ».

La perspective majeure de la guerre d’ingérence est la réconciliation. Mais une étape est parfois nécessaire, celle de l’imprescriptible, de l’impardonnable dont Jankélévitch parle ( Lire « Le pardon ») « Tant que l’inexpiable n’est pas expié, le pardon n’a aucun sens », soutient Jankélévitch , lui qui justement, parce qu’il tient le pardon comme un bien inestimable ne peut concevoir un pardon de bonne conscience  Impossible de pardonner quand le pardon n’est pas réclamé.

Si Jankélévitch avait été de ce monde, il n’aurait évidemment pas pardonné les crimes contre l’humanité commis par les Serbes pendant la guerre de l’ex-Yougoslavie entre 1992 et 1995. « Le pur amour sans ravissement et le pur pardon sans ressentiment ne sont donc pas des perfections qu’on puisse obtenir à titre inaliénable et dont la possession serait leur possesseur source de bonne conscience et de complaisance bien contente. […] beaucoup d’automates moraux et de perroquets vertueux croient en effet posséder un cœur habituellement pur, se targuent de leur pureté comme d’une habitude chronique, professent le purisme, prétendent jouir des rentes de leur mérite. Mais une machine à pardonner, un distributeur automatique de grâces et d’indulgences n’ont sans aucun doute que de très lointains rapports avec le vrai pardon ! »

L’esprit de réconciliation n’oublie rien. Il ne pardonne que s’il y a jugement, condamnation.   Un projet commun des nations autrefois ennemies peut alors se fabriquer. Il s’agit d’opposer à la fascination de la violence et à l’intolérance de l’être, une démocratie mondiale vivante, porteuse de justice, de sens et de responsabilité, ouverte aux grandes traditions éthiques et spirituelles.

Arrivés aujourd’hui au terme de la conversion européenne qui entraîne une obligation de sagesse politique, les membres de l’Union Européenne sont invités à se défaire des idéaux de la nation avare de sa grandeur, et de protéger la paix. Aux empires prédateurs qui rêvent d’une puissance retrouvée, elle défend l’idée d’un empire ou plus exactement d’une Union protectrice des nations.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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