De sinueux périls pèsent sur le monde dont les peuples n’ont pas soupesé la portée tant leurs conséquences sont difficilement mesurables. La fragmentation de l’économie globale avec en fond de cours, la forte détérioration des relations entre un empire émergeant, la puissance chinoise du Sphynx Xi JinPing et un empire en déclin, la « great America » de Trump, est l’événement le plus inquiétant de ce début de siècle. « Les relations entre les États-Unis et la Chine façonneront le XXIe siècle », avait prédit le président américain Barack Obama, le 27 juillet 2010, dans un discours. Le développement de la haute technologie rend encore plus crédible la menace d’une cyber-guerre permanente. La cyberguerre est bien là sur nos écrans. Des états entiers sont victimes des hackers à la solde de pays agresseurs. En juin 2020, une cyber attaque de grande ampleur venant de Chine a paralysé l’ensemble des organisations et administrations australiennes dans le but de faire plier Canberra qui ne se soumettait pas aux injonctions de Pékin. « L’avènement du numérique est une révolution stratégique de premier ordre, au même titre que l’invention de la poudre à canon, de l’aviation ou de l’énergie nucléaire » avertit Jean-Louis Gergorin, chercheur à Science-Po, auteur de Cyber, la guerre permanente. Tout comme la Russie, la Chine l’a bien compris. Elle en fait son arme de guerre.

Mais voilà que l’actualité chinoise, après avoir mis le monde en danger par sa gestion catastrophique du Coronavirus, cynisme et mensonge à l’appui, persiste et signe en mettant précipitamment fin à la relative autonomie de Hong Kong, garantie normalement jusqu’en 2047, en édictant une loi de sécurité nationale visant à mettre au pas la population de l’enclave. Cette nouvelle agression est une alerte pour les démocraties. Peu nombreux sont les états qui s’émeuvent d’une telle situation répressive. Plus rien ne semble arrêter la Chine dans sa volonté de régir les affaires du monde à sa façon totalitaire. Ce qu’il nous faut aujourd’hui admettre est que la Chine est en guerre, une guerre qui ne dit pas son nom.

La Chine mondialisée

L’implication de la Chine dans la « logique des blocs » acte la fin de l’éthique et du monde dualiste. Si une guerre survient, cela ne sera pas, en toute hypothèse, une guerre au sens latin de bellum (duel), bien qu’elle devrait opposer deux projets impérialistes mais homologues. Les sinologues croient qu’elle sera plus vraisemblablement une guerre au sens chinois, tel que l’a formulé le stratège militaire Sun Tzu, l’auteur du traité des arts militaires qui, il y a 25 siècles, a pensé « L’art de la guerre ». L’art de la guerre, c’est la « bingfa », stratégie qui veut qu’au combat face-à-face, il est préférable d’opposer la tactique discrète du contournement. Mais cette façon de voir a peut-être fait long feu, tant la rivalité sino-americaine semble frontale.

Jusqu’à l’avènement de Xi JinPing, la mondialisation chinoise s’en tenait aux maîtres classiques de la stratégie séculaire, selon le temps du neutre sans saveur, un neutre fade et réservé: l’empire du milieu. Dès le IVe siècle avant Jésus-Christ, avec la doctrine de SunTzu, la guerre n’est plus assimilée à un duel entre princes ou entre États, avec ses règles et son code de l’honneur. La guerre n’a d’importance que par rapport à l’objectif recherché : attendre que l’adversaire s’affaiblisse et que la technologie accomplisse ses projets. La transformation (énergétique, écologique, numérique…) que nous pensions comme une période charnière dans l’évolution des sociétés prend l’allure d’une incessante transition. Un temps technique durable sans grand soir, ni avenir radieux semble se dessiner. Le régime de Pékin gère cette situation de façon patiente. Le président chinois Xi Jing Ping est, (au moins jusqu’en 2019) convaincu que l’hyper-compétitivité de son outil industriel joue pour la suprématie chinoise à brève échéance.

Précisons les choses. Il n’y a rien de comparable entre la conception européenne du commerce et la conception chinoise. Elles sont indifférentes l’une à l’autre, elles s’ignorent. La stratégie de l’économie chinoise est fortement influencée par la stratégie militaire. La productivité, le commerce mais aussi la vision du monde sont issus des arts de la guerre. Suivant les principes des « arts de la guerre », théorisés par Sun Tzu, les Chinois ne feront jamais de guerre en face à face, il leur suffit de dominer massivement. La meilleure façon de l’emporter n’est pas la victoire mais de limiter ses pertes, d’analyser la posture de l’adversaire, d’économiser ses forces, de façon à posséder à moindre coût un avantage imposant. Tous les coups sont permis. Il n’y a pas de règles éthiques qui vaillent dans les échanges. Dans le système de pensée chinois, tout se joue dans le déroulement, dans  la maturation. Etre efficace dans l’Empire du milieu ne relève pas d’une action volontaire pour faire bouger les choses mais d’attendre que les choses bougent d’elles-mêmes pour saisir le moment propice à l’action  sans engager de combat frontal. « Il ne faut pas se mettre en avant, il vaut mieux intervenir le plus discrètement possible ». Il s’agit d’utiliser la force de l’adversaire pour la retourner.

« L’efficacité n’est pas modélisée ni projetée mais fonction de la situation, de la configuration des évènements, du terrain des opérations. Le stratège fait murir la situation en attendant qu’elle soit féconde. Pour les Chinois, confiance ne veut pas dire transparence.  A leurs yeux, la mise en confiance résulte de l’exercice de la durée, du cheminement, de l’endurance, de la maturation, non de la promesse d’un jour », précise le sinologue François Jullien  (Lire le Traité sur l’efficacité. Livre de poche. 2002). La pensée chinoise est étrangère à l’idée de progrès. Ce qui fait sa différence avec le monde ouvert est d’avoir négligé la pensée de l’Être et de la liberté, de rester au milieu, ainsi que le recommandait Confucius. Demeurer au milieu c’est ne pas avoir d’idée, n’en posséder aucune.  L’essence nationale qui sert d’humanisme aux Chinois est le « vide » taoïste.

Ancrée dans le réel, le pensée chinoise ne s’inquiète pas du temps qui passe, ni du débat, ni de la fin. Elle est sans histoire. Pour gagner la bataille, qu’elle soit commerciale, militaire ou culturelle, il est nécessaire de penser en termes de potentiel de situation, de poser ses jalons, de nouer des contacts, de tisser un réseau. Le combat se livre avec un minimum de pertes humaines. La paix s’obtient sans violence. Grâce aux stratagèmes permettant d’éviter l’affrontement . « Quand les points forts et les points faibles du concurrent sont détectés, quand l’aménagement des conditions en amont est prête, quand la situation et le moment sont favorables, le combat peut être engagé. L’ennemi est déjà battu. Il suffit alors de « moissonner » ( Interview F. Jullien, magazine dirigeant avril 2019). 

Le souffle chinois

« La guerre, c’est la respiration des hommes », écrit l’écrivain argentin José Luis Borgès. Une réflexion bien adaptée au cas chinois qui n’a cessé de penser la guerre sans tambour ni trompette, comme un printemps calme. La philosophie chinoise est une « philosophie de la respiration ». Elle s’articule autour du vide et du plein. C’est une pensée qui suit le vent. Tout est question d’énergie. Ces particularités permettent à la Chine de penser ce qui, en Occident, a échappé à notre rationalité : l’indistinct, la transition. Comme le soutient le sinologue François Jullien, la Chine est quelque chose comme l’Autre de la pensée occidentale: « moins son contraire que son envers, moins son contradicteur que son impensé ».  «Le Maître, à vrai dire, n’«enseigne» pas […] il se contente de donner un coup de pouce: en quelques mots, de produire une secousse pour aider ou plutôt engager l’autre à sortir de la position dans laquelle il s’est enlisé».

Compte tenu de ce positionnement particulier, une nouvelle guerre froide s’installe-t-elle entre USA et Chine ? Qui sait ? Une chose est sûre, la crise sino-américaine représente l‘enjeu géopolitique majeur de notre époque avec en fond de cours une Europe qui s’efface sans savoir comment retrouver la fibre politique

Au regard des chiffres, la République populaire est en passe de remplacer la fédération américaine comme première économie du monde. Faisant fi des leçons de la guerre froide qui a vu le déclin de l’URSS, le système américain pourrait perdre sa suprématie. Le conflit commercial entre les deux empires chinois et américain est en train de se muer en véritable affrontement économique. Tous deux développent un modèle de « société de contrôle » défini fort à propos d’ « Empire » par Toni Negri, soit un univers technique fondé sur des existences paradoxalement « libérées », dans le corset capitalistique de l’autonomie et de la communication. L’administration de Washington est obligée de réagir avec force pour tenir contre le grand rival d’extrême Orient. Mais l’avancée chinoise est massive. Plusieurs tactiques ont fait leurs preuves depuis plusieurs années: devenir l’usine du monde ; s’emparer, à la faveur des transferts de technologies, des brevets et de la propriété industrielle des partenaires économiques ; racheter les territoires riches (métaux) et les « terres rares » (Afrique, Australie..) ; multiplier des bases militaires (Djibouti, Pakistan, Cambodge) lancer l’offensive baptisée la « nouvelle route de la soie » visant à développer des infrastructures de l’Asie à l’Europe. Autrefois, les mauvaises langues appelaient cela le péril jaune, aujourd’hui, il s’agit d’une nouvelle guerre froide dont l’arme est le commerce. Avec l’émergence probable de l’empire du milieu comme première puissance mondiale, ce sont des anciens faibles qui sont devenus forts et veulent prendre leur revanche sur les Occidentaux.

« Dans le monde balkanisé, Chine et Amérique attendront toutes les deux des autres pays qu’ils choisissent leur camp, tandis que la plupart des gouvernements jongleront pour maintenir de bonnes relations économiques avec les deux, souligne Nouriel Roubini, président de Roubini Global Economics, dans un article des Echos. (Etats-Unis – Chine : la guerre froide sera pire qu’avec l’URSS. 22 mai 2019).  « En effet, nombre des alliés de l’Amérique concluent aujourd’hui davantage d’affaires avec la Chine (en termes de commerce et d’investissements) qu’avec les Etats-Unis. Or, dans une économie future au sein de laquelle Chine et Amérique contrôleront séparément l’accès aux technologies essentielles telles que l’IA et la 5G, le compromis deviendra de plus en plus insaisissable. Chacun devra faire un choix, et le monde pourrait entamer un long processus de démondialisation ».

L’heure de la revanche

L’empire de Chine garde un mauvais souvenir de la guerre de l’opium. Les Chinois en ont conservé une image détestable des colons occidentaux, perçus comme des diables. Les traces de l’histoire et la mémoire du « siècle de l’humiliation » entre la moitié du XIXe et la moitié du XXe siècle, sont encore très vifs dans l’inconscient collectif national chinois. L’idée de la revanche sur l’Occident est bien ancrée. La question est de savoir comment peut inscrire, dans le paysage mondial, ce temps des arts de la guerre qui a jusqu’ici montré son adresse, et si, le moment venu, Pékin est à même de mobiliser tout un peuple et capable militairement de se lancer dans une guerre à outrance totale. Une alliance avec la Russie, puissance militaire, permettrait à la Chine, puissance industrielle, de devenir le maître du monde. Cette option n’est pas à l’ordre du jour même si des discussions bilatérales abordent ce sujet. Une chose est sûre, les communistes chinois ne doutent de rien. Dans la pensée chinoise, douter c’est déjà ne plus être en phase avec le cours des choses.

On le sait depuis Confucius, les Chinois tablent sur le temps long. A l’aune de leur vision du monde, la crise du coronavirus n’est finalement qu’une étape sur le chemin tant espéré de l’hégémonie mondiale. Ne jamais oublier que depuis la guerre de l’opium, la Chine qui a été humiliée par les occidentaux attend son heure. L’heure de la revanche a sonné. Le temps est-il venu de passer à la phase supérieure? L’ordre chinois va régner, prédit ICG (International Crisis Group). Mais peut-être aussi cette patience a-t-elle épuisé ses ressorts? L’esprit de conquête, avec la passion d’être « premier mondial » risque de ne plus voir en Confucius, qu’une icône du passé. Car en se voulant premier du monde, la Chine n’aura plus personne à copier.

L’affaire du Coronavirus est peut-être le moment de bascule.

Comme elles l’avaient fait, en 2002, avec le virus SRAS, les autorités chinoises ont censuré les données sur l’épidémie du Covid-19. Xi Jin-ping, expert en démarches obliques, a tenté de dissimuler l’ampleur de la maladie et tardé à donner l’alerte. Si à Wuhan, où est né la Covid-19, le pouvoir communiste avait écouté les lanceurs d’alerte, la pandémie aurait pu être évitée. Mais le culte du secret et le mensonge d’état ont servi de réponse aux interrogations. Bien que remisées, les leçons de Confucius ne sont pas lettres mortes. Pour gagner en efficacité, le pouvoir de Pékin continue de privilégier le détour en s’appuyant sur le long terme. Les stratèges chinois continuent de penser en termes d’opportunité et de maturation. Une spécificité langagière traduit la particularité chinoise. En Chine, le mot «crise» s’écrit avec deux signes : l’un signifie «danger», l’autre «opportunité». Dans l’empire du milieu, le temps joue pour celui qui fait murir la situation jusqu’à récolter les fruits de son endurance, dit le proverbe. Bref, l’efficacité ne nait pas d’un plan idéal comme c’est le cas chez les Occidentaux, mais de la détection du moment opportun. Quand les conditions sont favorables, que les points forts et les points faibles du concurrent sont établis, les Chinois engagent la bataille. On y arrive…

Tandis que les sociétés occidentales déconstruisent dans la post-modernité, l’empire du milieu achève sa reconstruction. Pour le pouvoir de Pékin, l’ennemi est déjà battu. Il suffit alors de ramasser la mise. En laissant le Coronavirus se répandre, le but est de retourner la situation défavorable que sa propagation a causé sur le plan mondial en success story nationale. Si l’empire du milieu est à l’origine du phénomène des retombées zoonotiques, il est aussi le pays qui a su ainsi transformer un terrible échec, la responsabilité de la crise, en succès. Officiellement, le confinement a fait, proportionnellement à la taille du pays, peu de victimes.  En outre, ils en sortent grandis aux yeux de certains par leur capacité à déployer de l’aide sanitaire, en organisant l’exportation des masques nécessaires à la protection des pays en pénurie. Il a suffi de jouer avec les masques, en dissimulant la réalité du mal viral qui était présent déjà bien longtemps avant qu’il soit officiellement reconnu.

Epargnée par la comptabilité de l’épidémie – mais qui sait combien de morts ont été cachés par une gouvernement qui connaît l’art de l’opacité (on parle d’une multiplication par 10 des chiffres annoncés) – la Chine sort en principe moins abimée que les autres nations. Le pays dispose d’un confortable matelas de sécurité et l’ensemble du système industriel chinois n’a pas été ébranlé. Ne se pliant à aucune règle ou norme internationale, l’empire du milieu dispose d’une marge de manœuvre élargie et sa capacité de rebond plus confortable que ses principaux rivaux économiques. Le commerce est considéré comme une arme politique. Certes, l’économie marche au ralenti, marquée par un PIB en diminution, mais le taux de croissance est moins gravement affecté que dans les autres pays. Les installations logistiques et les systèmes de transports sont en bon état. En prenant le contrôle des infrastructures critiques, en achetant les secteurs économiques essentiels, sans négliger la subversion des cercles politiques, la Chine affirme sa détermination. Prix cassés, délais réduits, offres variées… tout est bon pour tenter de récupérer des contrats. Les infrastructures constituent des socles capables de soutenir efficacement la dynamique économique à moyen et à long terme. La Chine poursuivra l’approfondissement de la réforme et l’ouverture. S’appuyant sur le pillage du savoir des autres, elle continuera de promouvoir l’innovation et de stimuler le potentiel de son économie. En outre, la Chine reste un investisseur clé dans l’économie mondiale. Les investisseurs internationaux continuent, dans une certaine mesure, de se montrer optimistes à l’égard de Pékin. Les performances liées à Internet sont prometteuses. La situation du commerce électronique, l’apprentissage en ligne et les consultations à distance ont connu un bon développement. La demande d’achats sur internet a engendré et renforcé de nouveaux formats de vente au détail tels que la diffusion en direct.

La diplomatie du masque

A n’en point douter, si l’on en croit les commentaires des sinologues, le pays le plus capable de redéploiement mondial est la Chine. Aucun dirigeant ne semble rivaliser d’autorité avec XI Jin-Ping. La vile ignorance de Donald Trump, les pitreries mensongères de Boris Johnson, le manque de réactivité des Européens et le mutisme coupable de Vladimir Poutine, occupé à jouer sa carte en Syrie et en Libye, tous sont disqualifiés face à la volonté de puissance des maîtres de l’empire du milieu. Le basculement du XXème siècle après la guerre de 14-18 s’est fait vers les Etats-Unis. Le basculement du XXIème siècle est en train de se faire, après la crise du Coronavirus, vers la Chine.

Changement de ton. La Chine n’hésite plus à revendiquer sa supériorité aux yeux du monde en l’affichant haut et fort. Elle conjugue un cynisme commercial assumé à l’égard de certains pays qui ont osé mettre en doute son honnêteté, principalement l’UE, les Etats-Unis ou encore l’Australie. Certains gouvernements européens ont été confrontés à la menace de Pékin de leur couper l’accès au marché chinois. Faisant montre d’un humaniste bon teint, Pékin se montre bienveillant à l’égard des pays démunis, qui, à moindres frais, ont bénéficié d’accords commerciaux et d’investissements, cédant à l’influence sonnante et trébuchante du yuan, séduits par le masque de la solidarité témoigné par le Sphinx de Pékin. En Serbie et dans d’autres pays comme la Hongrie, Pékin, sous couvert de générosité et de diplomatie sanitaire, s’est imposé comme un chevalier blanc pourvu d’une apparente « humanité » suscitant l’admiration des bénéficiaires. La péninsule italienne est le premier pays du G7 à avoir adhéré aux « nouvelles routes de la soie » chinoises. L’objectif  désormais assumé du pouvoir communiste est de s’associer avec des partenaires de l’UE en disgrâce avec Bruxelles. Les emplettes de Pékin en Europe, après celles effectuées dans plusieurs pays africains, ne font que commencer. Evoquant la crise du coronavirus, Xi Jin-ping souligne ouvertement « les problèmes et les faiblesses » de l’Occident, utilisant la propagande pour décrédibiliser tous les gouvernements qui critiqueraient son action. Annonçant la sortie du confinement et profitant du désarroi général, la  direction communiste se lance dans une vaste campagne de communication à travers le monde pour mettre en avant ses capacités, vanter les bienfaits et l’efficacité de son système de gestion de la crise. Au cynisme commercial s’associe la duperie humaniste. « L’épuisement de la mondialisation occidentale » devient manifeste, – une « mondialisation chinoise », « constructive », émerge, clame ouvertement le régime de Pékin. A la lecture des évènements, la Chine semble avoir gagné son pari, le pari de la domination du monde.  Tous les atouts sont réunis: le pouvoir absolu du Parti communiste, l’intelligence de la situation, la mise au pas des citoyens, la faiblesse des organismes internationaux et des ennemis désorientés par une politique erratique (les USA, l’Inde.)… La bannière de la conquête a un nom : les « nouvelles routes de la soie ». Mille milliards de dollars sont en jeu.

Les « nouvelles routes de la soie » ont déjà fait leur œuvre en semant la zizanie au sein de l’Europe. Le régime communiste chinois peut compter sur le soutien du groupe « 16 + 1 ». Ce partenariat réunit la Chine et 16 pays d’Europe centrale et orientale (Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République Tchèque Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, Serbie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Albanie et Macédoine). Parmi ces pays, il y a 11 membres de l’UE. L’objectif à peine voilé du régime chinois est d’arriver à créer des zones d’emprise et de créance. La conquête de l’Europe est en route. L’ingérence chinoise dans les affaires du monde a remplacé celle des américains. Après l’ultralibéralisme financier US, c’est au tour de la Chine d’imposer la règle du jeu. Elle avance ses pions sur l’échiquier international en occupant de plus en plus de postes de direction dans les agences onusiennes, OMS etc….Le G7 s’en inquiète en dénonçant la campagne active de désinformation contre les Etats-Unis et l’Europe. Tout pays critiquant la Chine pour sa gestion du Coronavirus se trouve fustigé. La thèse conspirationniste développée par les réseaux sociaux chinois est que la responsabilité de l’épidémie à Wuhan n’incombe pas aux Chinois mais aux Américains.. Le discours officiel suggère que c’est l’armée US qui a importé le virus à Wuhan en octobre 2019, lors des Military World Games.

Finalement au moment du déconfinement, la Chine est le seul pays au monde qui , apparemment, a des capacités productives en ordre de bataille. Ce n’est pas le cas des autres grandes puissances. Les Occidentaux qui ont délocalisé, lors des dernières décennies, leur production à outrance en Chine, en particulier dans le domaine de l’équipement sanitaire et des médicaments restent dépendants. La Chine fait désormais la pluie et le beau temps. La société autoritaire technologique qui se profile peut faire modèle.

A première vue, les régimes totalitaires technologisés, surtout asiatiques, semblent mieux équipés que les démocraties pour affronter l’après-pandémie. La bataille de la suprématie mondiale a commencé. D’ores et déjà, la Chine relance comme jamais sa consommation intérieure et ses exportations.  Pourtant, au moment où elle semble triompher, sa force risque de se transformer en faiblesse.

Il n’y a pas de rêve chinois?

Il n’y a pas de rêve chinois comme il y a eu un rêve américain. Ce qui a longtemps caractérisé la Chine par rapport à l’Europe, c’est son extériorité totale à l’égard de nos valeurs. Elle ne l’est plus. Impassible au malheur des autres, elle n’est pas insensible à la critique. Face aux graves accusations lancées contre elle par des partenaires économiques comme l’Australie qui exige une enquête sur sa responsabilité dans l’explosion de la pandémie, on la découvre susceptible et en colère.  La Chine montre son véritable visage. “Le menteur à qui l’on retire son masque ressent la même indignation que si on le défigurait.” Comme si son impassibilité légendaire et son intelligence des situations avaient des limites.

L’hypothèse, ici proposée, est la suivante : le mythe de la supériorité chinoise bat de l’aile. Comment dans un pays où il n’y a pas de possibilité de débat, de discussion contradictoire, les esprits peuvent-ils s’éclairer? Parce qu’elle n’est plus dans la continuité confucéenne mais bien dans la concurrence capitaliste, dans la croissance perpétuelle des objets factices, la pensée chinoise connaît une crise de civilisation. Le communisme chinois est de plain pied dans le capitalisme. Il en devient presque le pilote. La Chine ne vit plus avec le passé et son histoire, elle l’utilise, au risque de perdre son souffle, sa respiration. Depuis le début de sa reconstruction, sa main mise sur le mercantilisme signe en quelque sorte sa décivilisation. La Chine change de ton. Peu à peu, le pouvoir de Pékin utilise les mêmes armes que ses adversaires. Il abandonne ses classiques. Les ambassadeurs de Chine ne sont plus de fins et sages diplomates qui écoutent et agissent au moment opportun. Ils sont dans l’esprit des seigneurs de la guerre – on les appelle les « loups combattants » – qui provoquent et pratiquent l’intimidation avec qui n’est pas d’accord. Le pouvoir n’est plus aujourd’hui dans l’oblique, mais dans le face à face. Il n’est plus dans le temps long mais dans l’immédiat. Cette inflexion stratégique risque de lui faire perdre sa puissance stable. A force de vouloir dominer, à tout prix, utilisant les armes frontales des conquérants, des fortunés, des libéraux, la Chine perd sa dimension  confucéenne. Après avoir été très lente et mesurée, n’est-elle pas en train d’aller trop vite dans l’excès? Cette dérive dans l’hybris est en passe de compromettre l’ordre du « milieu » chinois. Elle ne sait plus s’arrêter. Parce qu’elle voit trop grand et qu’elle se fait menaçante à l’égard de ceux qui ne s’alignent pas, elle  suscite une méfiance accrue dans le monde. Taïwan, Hong Kong ne sont plus les seuls à s’effrayer. L’Australie, le Viet nam et d’autres s’inquiètent comme jamais. Les sous-marins vendus à Canberra par la France s’inscrivent dans cette radicalisation. A l’évidence le modèle chinois ne réussit pas à créer l’idée d’un rêve de société, comme il y a eu un rêve américain. « A la différence des autres grandes civilisations, la Chine ne s’est pas représentée seulement comme le centre du monde, mais tout simplement comme le monde » explique la philosophe Anne Cheng. Et déjà, les partenaires commerciaux de la Chine s’interrogent : les contrats seront-ils tenus, les normes respectées ?

L’empire du milieu sera-t-il le centre du monde? Le moment de vérité

Sur le plan intellectuel, la mondialisation chinoise se manifeste sous deux aspects ; une apparence philosophique, et une dimension géopolitique sous le ciel implacable du capitalisme mondial. Cette double stratégie table sur la représentation de la Chine à la fois comme centre civilisationnel et comme univers en soi. Ce faisant, trop confiant en sa force, elle sous-estime ses adversaires. Si le déclin de l’empire US est amorcé, son ultralibéralisme est loin d’être mort. Business as usual.

Quand on se réfère au Coronavirus, cette vision est très évocatrice. Le visage de la pandémie qui s’est étendue à toute la terre a le visage de la Chine. Les premières images du fléau montrent l’image d’un « modèle chinois », celui de l’autodiscipline, de l’exemplarité. Le philosophe Zhao Tingyang avance l’idée d’un gouvernement mondial qu’il appelle « système universel du tianxia  », inspiré d’un mode de gouvernement qui, selon lui, aurait été historiquement en vigueur sous la dynastie antique des Zhou au cours du Ier millénaire avant l’ère chrétienne. Il s’agit d’un système « dont la nature politique fondamentale est d’être un système mondial bâti sur un réseau ouvert au monde. Bien qu’il ne recouvrît qu’une partie de la Chine actuelle, ce système politique pouvait, sur le plan théorique, englober toutes les cultures et toutes les nations dans une même famille mondiale. Sur le plan pratique, il était formé d’un pays noyau et de centaines de pays membres ou principautés. Chaque pays était doté d’un pouvoir comparable ; chacun bénéficiait d’une grande autonomie ; le pays noyau était responsable de la régulation des relations politiques de l’ensemble du système et des intérêts communs » (lire Tianxia, tout sous un même ciel, trad. par Jean-Paul Tchang, Paris, Cerf, 2018.

A l’heure des succès commerciaux chinois, il pourrait paraître surprenant de douter de la victoire finale de la Chine sur l’échiquier mondial. Des signes « faibles » ne laissent pourtant de faire réfléchir. 2/3 des condamnations à mort du monde sont exécutées en Chine. Les inégalités sociales et géographiques sont très élevées. Le revenu par tête se situe au 95e rang mondial. Notamment entre les régions développées et sous-développées de l’empire. La Chine est également l’un des pays au monde où la population vieillit le plus vite. 30% des individus seront à la retraite d’ici 2050. La Chine connaît aussi un épuisement des ressources énergétiques et des réserves d’eau. Sur le plan politique, le régime est dominé par un capitalisme d’Etat, qui absorbe près de la moitié du PIB, générant de l’injustice et de la corruption. Les grandes entreprises sont des compagnies d’Etat, peu productives, mal gérées et polluantes. Elles accaparent l’essentiel des subventions publiques. Tributaire des marchés internationaux, il suffit que la demande diminue parmi ses partenaires pour que le commerce extérieur chinois s’effondre.

La faiblesse de la Chine est aussi politique. En général, lorsqu’ils parviennent à un certain niveau de compétitivité, les pays qui associent capitalisme et communisme doivent, pour poursuivre leur développement, accorder des libertés individuelles et intégrer une vision plus ouverte du futur. Gérer une population massive n’est pas une sinécure. Mais ce sont des raisons négatives, liées à leur histoire, le sentiment d’humiliation, la pauvreté et aujourd’hui le nationalisme, qui ont porté le dynamisme chinois, rappelle François Jullien. « Il leur faut désormais trouver des raisons positives pour tenir la place hégémonique à laquelle ils tendent. Or il est plus facile de suivre, d’être second, que d’être leader. Pour être leader, il faut modéliser : faire un plan pour mobiliser les volontés, ce qui ne va pas sans démocratie » soutient ce dernier. En outre, malgré le contrôle des sites internet par l’état, et la surveillance des forums de discussions, des blogs et des médias sociaux, les internautes citoyens parviennent régulièrement à surmonter la censure.

Dans son essai « Vers la guerre, la Chine et l’Amérique dans le piège de Thucydide ? » (Odile Jacob, 2019), Graham Allison, de l’université d’Harvard, se penche sur seize rivalités historiques entre une puissance émergente et une autre bien établie, et révèle que douze de ces oppositions  ont mené à la guerre.  Un moment de vérité est en train de se décider. Le paysage mondial pourrait être bouleversé par l’attitude de la Chine à l’égard de Taïwan et de des mouvements anti Pékin à Hong Kong. « Imaginez, écrit Graham Allison, que Pékin décide d’écraser militairement, comme il l’a fait place Tiananmen, une nouvelle révolte d’étudiants à Hong Kong. Parmi les 32 millions d’habitants de Taïwan, où le sentiment de solidarité est profond, l’émotion serait intense. Dans tout le pays, on entendrait monter un appel populaire à fermer nettement toute perspective de rattachement à la Chine communiste. Et à proclamer l’indépendance de l’île. Pour manifester son soutien à Taïwan, imaginons que le président des Etats-Unis rappelle qu’en vertu du Taiwan relations Act de 1979, son pays est tenu de défendre Taïwan contre une invasion ».

Si la carte de la géopolitique change, il y a une chance pour l’Europe silencieuse de gagner la paix du monde en faisant valoir son dynamisme. Quoique discret et méconnu, malgré les défiances, souvent décrié par ignorance, le modèle européen de la citoyenneté est patent et marque des points. L’Europe est patiente et a l’habitude d’affronter des crises graves. Cela fait plusieurs décennies qu’elle a  forgé un modèle de résilience historique, fondé sur un État-Providence, une tradition de coopération transnationale en diplomatie et des systèmes sociaux efficaces, capable de surmonter les difficultés intérieures et extérieures. Mais peut être, les impératifs climatiques et sanitaires et l’endurance démocratique si malmenée auront raison des dérives hypermondialisées des régimes autoritaires défaillants.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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