Dans notre pays, tous les dysfonctionnements sociaux et sociétaux semblent relever d’une même cause : le manque d’argent. Santé, justice, sécurité, éducation, il suffirait, à entendre les contempteurs de l’inefficacité de l’Etat, de puiser dans les caisses pour régler tous les problèmes. Est-ce aussi simple ?

La requête n’est pas nouvelle, elle est même aussi lancinante que récurrente, mais cette année la liste des corporations qui déplorent leur manque de moyens ne cesse de s’allonger. Les enseignants, les personnels des Ehpad, les urgentistes, et les hôpitaux dans leur ensemble, mais aussi les pompiers et les gardes de l’Office national des forêts qu’on a moins l’habitude d’entendre se plaindre, sont récemment montés au créneau pour avertir de l’impossibilité où ils se trouvent d’exercer correctement leur métier faute de ressources humaines et financières suffisantes.

Mais les prisons surpeuplées manquent, elles aussi, de moyens, la justice n’arrive plus à traiter tous les dossiers et traîne en longueur, la police est épuisée par ses multiples missions, l’armée doit renouveler son matériel pour rester en pointe… Il faut encore y ajouter toutes les « causes » qui pâtissent d’un déficit d’investissement : la dépendance due au grand âge, la correction des inégalités de toutes sortes, territoriales, sociales, raciales, sexuelles, éducatives, la lutte contre la pauvreté, la solitude et l’habitat précaire et celles contre le harcèlement moral ou sexuel, le combat contre le féminicide. Sans parler des sommes toujours trop maigres qu’il faudrait consacrer à la transition écologique, à l’innovation technologique, à la recherche fondamentale, à la conservation du patrimoine, à la refonte des transports… On veut des sous, des sous !

Insatisfaction permanente

La liste de tous ces besoins « urgents » qui s’adressent essentiellement à la puissance publique n’est pas exhaustive. Elle est pourtant impressionnante et à peu près impossible à chiffrer. Y répondre dans les proportions souhaitées par les parties concernées demanderait probablement un doublement du budget de l’Etat, et donc des impôts, car, faut-il encore le rappeler, l’Etat n’a pas d’autres ressources que celles que veulent bien lui consentir les citoyens.

Soyons clairs : aucune de ces demandes de moyens supplémentaires n’est, a priori, illégitime. La plupart paraissent même évidentes : les urgences sont débordées, les soignants des Ehpad n’ont pas le temps de s’occuper correctement de leurs résidents, les pompiers sont sollicités sans arrêt, les inégalités doivent être combattues, le réchauffement climatique ralenti, les meurtres de femmes prévenus et évités.

Mais s’agit-il seulement d’une question d’argent ? Prenons le cas de la protection sociale qui concerne pour l’essentiel les dépenses de santé, de retraite et d’aide aux familles et aux défavorisés. Elle est aujourd’hui de 750 milliards d’euros annuels et représente 32 % du PIB quand elle n’était que de 14 % de ce même PIB en 1950. Pourtant ce plus que doublement, qui équivaut à une multiplication par dix des sommes réelles, semble toujours et encore insuffisant. C’est que depuis les années 1950, la protection sociale a considérablement élargi sa couverture de nos concitoyens et que la médecine est de plus en plus sophistiquée et donc plus chère. Nous sommes mieux soignés et mieux protégés des accidents de la vie. C’est un progrès et on s’en réjouit. Mais nous désirerons demain être encore mieux soignés et protégés et nous estimerons toujours que les soins et la protection se dégradent parce que nous jugeons normal qu’ils s’améliorent sans cesse. La vraie question est donc : jusqu’où sommes-nous prêts à financer notre insatisfaction permanente ? Ou plutôt, si l’argent est le nerf de la guerre, est-il le seul baume capable d’apaiser l’insatisfaction humaine ?

Richesse écrasante

Ce qui frappe, dans cet appel permanent à plus de « moyens » dans tous les domaines, c’est qu’en effet, ce n’est jamais assez et que l’on ne parvient jamais aux fins qu’ils devaient permettre d’atteindre. Nous consacrons toujours plus d’argent à la santé, à l’éducation, à la sécurité, au développement économique et nous avons l’impression que nos entreprises périclitent, que notre sécurité est de plus en plus mal assurée, que l’école part à vau-l’eau, que notre espérance de vie diminue. Comme si nous vivions dans une espèce de tonneau des Danaïdes qui se vide plus vite qu’il ne se remplit.

Nous restons la 7epuissance économique mondiale, alors que nous comptons pour moins de 1 % de sa population, et nous serions trop pauvres pour nous assurer une vie satisfaisante ? Nous manquerions de moyens ? Au regard des quelques 190 pays qui sont derrière nous économiquement, cela peut prêter à sourire jaune et même au regard de la Chine ou de l’Inde qui, bien que devant nous, ont un PIB par habitant 20 fois moindre.

Notre richesse financière par rapport aux autres, écrasante depuis des siècles, n’aura donc pas servi à nous rendre heureux et nous donne même le sentiment que le bonheur s’éloigne. Et il est fort probable que cette richesse ne va plus guère augmenter dans les décennies qui viennent, si elle ne diminue pas drastiquement en raison de la concurrence mondiale qu’aucun repli protectionniste ne pourra durablement endiguer. Nous risquons de redécouvrir, à nos dépens, la seule loi économique universelle : on ne peux pas dépenser l’argent qu’on n’a pas, ni consommer les ressources disparues et il va falloir trouver les moyens, justement, de faire le mieux possible avec moins.

Libéralisme abrutissant

Le recours pavlovien à toujours plus de moyens me paraît relever de deux paradoxes. Il est souvent le fait de gens ou de groupes associatifs ou politiques qui se classent plutôt à gauche, voire anticapitalistes, qui se disent ainsi défenseurs du social et de l’intérêt collectif. Je ne mets pas en doute leur sincérité, mais je me demande s’il s’aperçoivent qu’en voulant toujours plus pour les autres et parfois pour eux-mêmes, ils font en même temps le jeu du libéralisme le plus débridé qui est lui aussi fondé sur le « toujours plus » et la stimulation de nos désirs en créant des insatisfactions perpétuelles. Comment, en effet, avoir plus de moyens pour se protéger, se soigner, s’éduquer, se cultiver sans une croissance économique forte dont on sait désormais combien elle détruit nos moyens même de vivre ? 

De ce premier paradoxe découle le second qui est la marque de notre vision strictement comptable du monde : aujourd’hui, dès qu’un problème se pose, on demande plus d’argent par principe, mais on ne sait plus trop pour quoi faire, ni à quoi ça sert vraiment. Des moyens pour des moyens. Des moyens sans fins aux deux sens du terme, infinis et sans but.

On veut, par exemple, plus de professeurs, alors que le nombre d’élèves diminue, parce que des classes moins nombreuses seraient plus efficaces. Il y a moitié moins d’élèves dans les classes aujourd’hui qu’à mon époque et les enseignants continuent de dire que le niveau baisse. La solution est donc peut-être ailleurs ?

Les urgences sont encombrées, mais si on met plus de médecins, d’infirmières (qu’on n’a pas) et de lits, il y aura plus de monde aux urgences, l’offre créant la demande, et elles resteront débordées. Ne serait-il pas préférable de revoir le système médical et la manière d’orienter les patients ?

Les pompiers sont usés d’avoir à sortir pour un rien, une araignée indésirable, un mal de ventre, un tuyau percé. Si on augmente leur nombre, on les appellera aussi pour une tarte brûlée, un saignement de nez ou une souris dans le placard. Rappeler strictement leur rôle permettrait sans doute de leur éviter des sorties inopportunes. 

Quant à lutter contre les féminicides, si ce n’était qu’un problème d’argent, il y longtemps qu’on aurait éradiqué tous les crimes. Mais l’argent a plutôt tendance à encourager les meurtres qu’à les empêcher.

Sobriété intelligente

Dans nos sociétés trop prospères et dans nos vies désormais, pour beaucoup, sans but, puisque Dieu est mort et que nous ne croyons plus aux arrière-mondes, livrés à nos solitudes égotistes, les moyens d’en avoir toujours plus sont devenus notre seule fin. On y a droit ! A quoi, au juste ? On ne sait pas trop, mais on y a droit. L’argent nous a rendus idiots, envieux et véhéments, un peu d’austérité nous rendra-t-elle un peu plus sages et intelligents ?

Nous ne trouverons pas les moyens réels de nous sortir de cet abrutissement consumériste, si nous ne changeons pas de mentalité et si nous ne nous redonnons pas des fins communes. Construire, par exemple, un monde plus écologique, plus mesuré, où il s’agirait de dépenser moins, moins d’énergie, moins d’objets, moins d’argent pour penser plus et chercher les moyens, pas financiers cette fois, mais créatifs, imaginatifs, organisationnels, intellectuels, relationnels de vivre une vie matériellement plus sobre et humainement plus riche. Une utopie ? Mais avons-nous les moyens, désormais, de faire autrement ?

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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