Se débrancher du câble télécom, afin d’être en prise directe avec le monde des sensations, sans médiation aucune. S’emplir les poumons de l’air libre et ressentir, en quelque lieu, en quelque temps, ces moments détachés de pure conscience, et la beauté des choses.  Qui n’a pas éprouvé la justesse du sentiment passager devant l’abstraction de l’indicible ? Qui n’a pas ressenti la pure intuition d’une pensée où l’objectivité est absente et où la science n’est pas invitée ? Ce bref instant de méditation solitaire ne se laisse pas enfermer dans une définition.

Examinons cette proposition iconoclaste, en compagnie d’un philosophe qui n’a pas connu les câbles et les réseaux, Gaston Bachelard. Contre les fantômes du passé ou l’illusion de l’avenir, le temps n’a, pour le philosophe, qu’une réalité : l’instant présent. La mémoire ne retient que cela. « Tout ce qui est simple, tout ce qui est fort en nous, tout ce qui est durable, même, est le don d’un instant »souligne-t-il dans son livre « L’intuition de l’instant ». Les petits bonheurs qu’on aime se rappeler sont des instants. Le passé est trop lointain, trop usé, et l’avenir trop chimérique, trop fuyant. Chaque homme, chaque femme connaît ces brefs moments où une petite lumière s’allume au coin de son esprit, moment où s’éclaire un aspect de sa pensée, conscience d’une solitude où on saisit soudainement quelque chose du monde, quelque chose entre la grâce d’une nature qui s’éveille et la sensation d’exister. Dans ce court instant impérissable, les choses sont simples : il n’y a ni pour ni contre ; la contradiction n’entre pas en jeu ; le débat et la raison sont mis de côté. En cet éclair de conscience reposée, une connaissance est naissante, dirait Bachelard. Ce dernier exhorte chacun à saisir la puissance poétique de cet intervalle bienfaiteur, « d’en faire la source sans cesse jaillissante de notre intuition, et de dessiner, avec l’histoire subjective de nos erreurs et de nos fautes, le modèle objectif d’une vie meilleure et plus claire » (L’intuition de l’instant. Livre de poche. 2016). Bachelard cerne ce moment dans le domaine de la psychologie autour des rêves de l’eau et du phénomène du feu. « Voici notre but, annonce le vieux philosophe,dans les premières pages de La psychanalyse du feu : « guérir l’esprit de ses bonheurs, l’arracher au narcissisme que donne l’évidence première, lui donner d’autres assurances que la possession, d’autres forces de conviction que la chaleur et l’enthousiasme, bref des preuves qui ne seraient pas des flammes ! » 

Ce que met en avant Bachelard, c’est la rencontre de la pensée et du poétique, une sorte de pause dans l’espace du temps suspendu que le poète Lamartine a si bien mis en mots : « Ô temps suspend ton vol ! et vous heures propices suspendez votre cours ». Cette paresse d’un instant est intime et universelle. Elle nous éveille aux agréments élémentaires. C’est le petit bonheur nostalgique de la rêverie devant le feu, dans l’âtre de la cheminée qui fait penser à des tas de choses, des souvenirs ou des idées et parfois, extraite de la braise, la cendre  des oublis. C’est le bonheur de contempler la mer et les nuages dans le ciel à l’horizon et d’imaginer ce qu’il y a au-delà. C’est sur la plage, observant la mer et écoutant les vagues, que s’imposent les rêves précieux permettant à l’imagination de sentir le parfum du bonheur et le goût de l’ailleurs. Dans l’inspiration des nuages, de l’air bleu du ciel, du lointain horizon, de l’écume des vagues, de l’eau de la cascade, ou bien de la bûche qui brûle dans la cheminée, chaque élément regardé est le départ d’un rêve, d’un air de musique, d’un vers poétique, d’un tableau. Autour du feu, la raison est absente laissant place à au songe. La rêverie devant le feu estuniverselle. Le feu est élément de la pensée, « élément de choix pour la rêverie ». Le feu nous transmet sa force, tout comme la mer à l’horizon nous inspire et sans doute les nuages aussi. Personne ne se déprend de son charme, soutient Bachelard : « elle est si bien définie que c’est devenu une banalité de dire qu’on aime le feu de bois dans la cheminée. Il s’agit alors du feu calme, régulier, maîtrisé, ou la grosse bûche brûle à petites flammes ».

Et puis il y a la rêverie devant le jardin. « La rêverie végétale est la plus lente, la plus reposée, la plus reposante. Qu’on nous rende le jardin et le pré, la berge et la forêt, et nous revivrons nos premiers bonheurs », écrit Bachelard. (L’air et les songes. Livre de Poche). C’est encore le bonheur inquiet de l’attente d’un rendez-vous avec l’être aimé devant la fontaine, ou à l’entrée du café. Au cours de ces béatitudes ou plaisirs éphémères, l’imagination travaille. La force imaginante est à l’œuvre, productrice de poésie et de pensées, formant des images. La position imaginante que décrit Bachelard est structurée comme un clair obscur.

      Pour arriver à ce stade de l’instant heureux, la suspension du temps est nécessaire. Se débrancher s’impose. Il faut une pause, un souffle. Rêver, contempler, être inspiré, s’abandonner. « O temps suspend ton vol,et vous, heures propices, suspendez votre cours : laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours » chante Alphonse de Lamartine dans son poème Le Lac (Méditations poétiques. 1820). C’est en prenant ce souffle que vient l’inspiration. C’est à cet instant passager que l’imagination poétique s’éveille, expire sa force de transformation et nous rend sensible à la fluidité de la vie. Cet instant leste la raison, le temps d’une rêverie. Le temps s’interrompt et ouvre la porte des choses invisibles. Le rêve devient alors plus fort que l’expérience. L’homme imagine d’abord et voit ensuite.  Lorsque le penseur se repose, la musique veille créant un clair-obscur propice à la rêverie. Le clair-obscur est comme un fugace moment d’abandon de la vie, ombre passagère d’une mort. La suspension du temps naturalise les choses, nous tranquillise. La rêverie pousse la conscience à son plus haut niveau d’acuité dans l’observation du feu dont les flammes invitent au changement, souligne Bachelard. Le feu, mais aussi la mer, le ciel et les nuages, l’horizon s’observent en silence. Cet aparté me vient pour signifier que c’est peut-être, au cœur de ces éléments primordiaux qui comportent l’éternité que se fabrique la personnalité des êtres et apporte au moi ce détachement nécessaire qui le rend créatif et non conforme.  « Et nous rêvons à une heure divine qui donnerait tout », enchaîne Bachelard. « Non pas l’heure pleine, mais l‘heure complète. L’heure où tous les instants du temps seraient utilisés par la matière, l’heure où tous les instants réalisés dans la matière seraient utilisés par la vie, l’heure où tous les instants vivants seraient sentis, aimés, pensés. L’heure par conséquent où la relativité de la conscience serait à l’exacte mesure du temps complet ». Finalement letemps objectif, c’est le temps maximum. « C’est celui qui contient tous les instants. Il est fait de l’ensemble dense des actes du Créateur. »

L’imaginable légèreté de l’être

Tous les poètes, de Dante à Hugo, ont vécu le bonheur de l’imaginaire. « Les seuls à croire encore au monde sont les artistes : la persistance de l’œuvre d’art reflète le caractère persistant du monde. Ils ne peuvent pas se permettre d’être étrangers au monde » soutientHannah Arendt. (Qu’est ce que la politique. Le Seuil. 1995). L’imagination pousse au changement, à la mobilité spirituelle, au devenir. Dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, Kant parle d’un « idéal de l’imagination » dont le bonheur serait l’image. Imaginer une vie sans imagination. Invivable ! Le bonheur s’imagine. L’imagination créatrice est fille de la mémoire. Mais aussi pour certains penseurs, mère de la folie. Synonyme d’erreur et de déraison, l’imagination a de nombreux détracteurs. Pascal, au premier chef, qui parle d’une « imagination trompeuse », « siège des illusions ». Bachelard pense tout le contraire.

Que dit-il ? L’imaginaire est un voyage, le départ d’un rêve, un mouvement créateur. La pensée poétique : tel est l’instant du bonheur dont Bachelard soutient la reconnaissance en analysant ce qu’il appelle la position imaginante par l’évocation des images littéraires. « Pour mériter le titre d’une image littéraire, il faut un mérite d’originalité », écrit-il. « Une image littéraire, c’est un sens à l’état naissant ; le mot – le vieux mot – vient y recevoir une signification nouvelle. Mais cela ne suffit pas encore : l’image littéraire doit s’enrichir d’un onirisme nouveau. Signifier autre chose et faire rêver autrement, telle est la double fonction de l’image littéraire. L’image littéraire ne vient pas habiller une image nue, ne vient pas donner la parole à une image muette. L’imagination en nous parle, nos rêves parlent, nos pensées parlent. Une image littéraire suffit parfois à nous transporter d’un univers dans un autre ».

L’imaginaire est, par excellence le pays du poète, le territoire du voyageur de l’invisible. Ce dernier est au-delà des images, au-delà de la pensée. Il est celui qui inspire. Son poème aspire à des images nouvelles. Chez Bachelard, l’imagination est élevée au rang d’une capacité de produire du sens, au delà des possibilités offertes par la science. Dans son livre L’air et les songes, (Livre de poche), il décrit les contours de l’imaginaire littéraire ou poétique. Selon ce dernier, l’imagination n’est pas tant la faculté de former des images, mais plutôt la possibilité de les déformer, de former des images qui dépassent la réalité et de défaire des images reçues, celles que nos perceptions impriment. Elle rend visible l’invisible et potentiellement, elle change notre façon de penser de ressentir et d’agir. Il montre que l’imagination est une audace qui, comme la raison ou la volonté, spécifie l’expérience même de l’ouverture. Elle traduit l’expérience même de la nouveauté et s’ouvre sur une réalité nouvelle, qui lui procure bien-être et plénitude. «  L’imagination invente plus que des choses et des drames, elle invente de la vie nouvelle, elle invente de l’esprit nouveau ; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision » écrit Bachelard dans L’eau et les rêves.

L’enchantement poétique, contribue au bonheur de l’homme  parce qu’il lui permet d’exprimer ce qu’il y a en lui de plus vivant et de plus profond. Loin de fuir la réalité, l’imagination est au contraire le bonheur de la retrouver sous un autre jour, à travers l’acte de sublimation créatrice. Elle fournit l’intuition. Elle est l’imagination créatrice et s’exprime essentiellement à travers l’art. Elle apparaît comme condition de la libération de l’homme, ainsi que l’annonce Jean Paul Sartre. Ce dernier voit en elle l’expression d’une liberté fondamentale. Déjà, dans La critique de la faculté de juger, Kant montre que c’est le pouvoir de l’imagination et non le pouvoir de la volonté qui procure la liberté. Grâce à l’imagination, je m’éprouve comme étant autre, étranger à ma propre réalité ou subjectivité. Imaginer et penser en même temps. En ce sens, elle ne peut que contribuer au bonheur de l’homme. Intuition, acte de la création, rêverie, poétique, consacrent le pouvoir heuristique de l’imaginaire. Mais prévient Bachelard, « la vie ne peut être comprise dans une contemplation passive : la comprendre c’est plus que la vivre, c’est vraiment la propulser » (L’intuition de l’instant. Livre de poche. 2016). « La rêverie amplifie le destin humain » soulignet-il. Elle relie le petit au grand, le foyer de la cheminée au volcan Certains rêves, soutient Bachelard, sont des anticipations raisonnables : « L’homme rendu à la vie éveillée rationalise ses rêves avec les concepts de la vie usuelle. Il se souvient vaguement des images du rêve, et il les déforme déjà en les exprimant dans le langage de la vie éveillée ».

Une faculté rend ce bonheur habitant l’imaginaire d’une grande intensité : la légèreté.  La légèreté est un instinct naturel des plus profonds, soutient Bachelard dans L’air et les songes. Sans l’exercice de la légèreté, le psychisme humain a du mal à s’épanouir. La lourdeur des habitudes est le contraire du sentiment aérien que l’on éprouve dans l’allégresse, l’élasticité et l’impression de flotter dans l’espace. La pesanteur n’est pas naturelle à l’homme. « Fonder l’avenir demande toujours des valeurs d’envol » souligne le philosophe,évoquant le rêve de vol et le désir si recherché des humains de s’affranchir des lois de la pesanteur.Se sentir léger est une des manifestations naturelles quasi instinctives de l’homme, que sont les imaginations matérielles décrites par le philosophe, qu’il définit comme les quatre hormones de l’imagination créatrice : le feu, l’eau, la terre et l’air. Dans la légèreté de l’air, il y a une énergie confiante, une force reposée qui nous transporte au delà de la pensée encombrée par les habitudes du tableau horaire du passé.

« Le rêve de vol laisse le souvenir d’une aptitude à voler avec tant de facilité qu’on s’étonne de ne pas voler pendant la journée » souligne Bachelard.« Puisque l’être humain dans son rêve nocturne sincère, a une expérience du vol, puisque l’être conscient, après de longues recherches objectives, a réussi l’expérience de l’aérostat, le philosophe devra trouver le moyen de relier le rêve intime et l’expérience objective »( L’air et les songes ; Livre de poche). Se placer vers le futur nécessité de mobiliser des valeurs d’envol. Autant que la science, c’est l’art qui, nous libérant de la routine, est la voie intérieure la mieux adaptée aux principes de la création pour ramener la vérité dans la sensation, le surnaturel, l’enfoui et le progrès dans les liaisons improbables. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk qualifie de progrès ce  « rêve d’alléger la vie jusqu’à l’apesanteur ».

Tout sentier inconnu conduit à l’ascension, à l’allègement, vers cet air élargi qui nous fait vivre, imprégné du rêve d’être volant, une certaine apesanteur. La puissance imaginante de Bachelard est encore là pour nous conseiller, par cet aphorisme « qui ne monte pas tombe ». (L’air et les songes. Livre de Poche). Bonheur de la poésie qui nous élève. Grâce à elle, la lueur est plus grande et plus intense que la lumière. La poésie fait parler le monde, le vent, la mer, les nuages, les pierres, les arbres, les oiseaux…Ouverte, évasive, elle nous invite à la contemplation, à participer à la volonté du beau. Ce qu’il y a d’aérien dans la poésie nous transporte ailleurs, délaissant le cours habituel des choses. « L’homme aurait un destin poétique  ? Il serait sur Terre pour chanter la dialectique des joies et des peines  ? » (Bachelard. La dialectique de la durée. PUF. 1950)

CONCLUSION : Aérer la pensée

Fonder une psychologie de l’imagination est un des projets dont Bachelard est l’inspirateur majeur. L’esprit poétique y contribue et apporte à la pensée son souffle créateur. Et si nous prenions un peu d’air pour voir, ainsi que le propose le vieux philosophe, comment la raison travaille le rêve ou plutôt comment rêve la raison ? La menace du changement climatique nous y oblige. Les promesses de la recherche spatiale nous y incitent.

Bachelard n’est pas très loin de voir les choses comme Victor Hugo qui, dans un texte méconnu, note une relation étroite entre les concepts de « raison » et d’ « intelligence » : « la raison, c’est l’intelligence en exercice; l’imagination c’est l’intelligence en érection » (Œuvres complètes. La Pléiade. Faits et croyances). C’est, pense-t-il, l’exacerbation de l’intelligence, la faculté d’effectuer des raisonnements au-delà de ce que l’on peut percevoir. De même, le physicien Albert Einstein n’hésite pas : « Le véritable signe de l’intelligence, ce n’est pas la connaissance mais l’imagination ». Ou encore André Gide : «Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu’écrit la raison » ( Journal 1889-1939).

Fertile, l’imagination produit de la pensée. L’homme imagine d’abord et voit ensuite.  « Il faut du nouveau pour que la conscience s’affirme et que la vie progresse. Or dans son principe, la nouveauté est toujours instantanée » (Bachelard. L’intuition de l’instant). Aussi bien, ce dernierne craint-il pas le paradoxe. La poésie de l’imagination et la pensée raisonnée s’accordent mutuellement. L’imagination est complice de la raison. En proposant une vision de l’universel, l’esprit poétique est utile à la raison  Comme le soutient notre vieux philosophe, « dans l’instant passionné du poète, il y a toujours un peu de raison ; dans le refus raisonné, il reste toujours un peu de passion ». L’élan poétique ne s’exprime pas dans les principes ni dans les preuves mais avec la vigueur de la flamme, dans le pluralisme des évènements contradictoires rassemblés dans un seul instant. Toutes nos facultés sont sujettes au rêve, même l’entendement. L’imagination poétique nourrit l’intuition et vitalise la raison. L’imagination est valorisation de la raison. Elle est un amplificateur d’intelligence. Elle fabrique de la pensée. Se confiant à ses propres images, la tache de l’artisan-poète est de pousser les images portées dans les airs par le souffle de l’inspiration afin d’élever l’esprit humain vers les hauteurs. Inspirée par les soupirs poétiques, la pensée devient plus riche et nuancée. L’imagination instille l’audace. L’aérien des images poétiques permet d’accéder à l’élasticité de la créativité. A la suite du chercheur, la puissance de l’artiste nous invite à visiter l’origine des choses, à sonder ce qu’il y a de fondamental. Pour Bachelard, l’art n’est pas cette maigre consolation à laquelle se raccrochent les philosophes du pessimisme et du soupçon (Arthur Schopenhauer, Friedrich Nietszche…). Il permet à ses yeux de retisser le temps discontinu pour en faire une harmonie et nous inviter à la signification. « Les images des valeurs dynamiques sont à l’origine de toute valorisation, dit Bachelard. Pour étudier ce cogito valorisant, combien sont alors utiles les dialectiques extrêmes d’enrichissement et de libération telles que les suggèrent  les imaginations terrestre et aérienne dont l’une rêve ne rien perdre et l’autre de tout donner ».

Dans la pureté du ciel poétique, nous verrons sans doute ce que les Lumières nous ont laissé de tonique, mais qu’il faut raviver sans cesse: la lueur. Lueur de la connaissance, lueur offerte par l’inspiration poétique, ouverture vers la création, éclair vers les « anticipations raisonnables » qui nous projettent dans le futur. Regarder plus haut, plus loin. Selon le philosophe, en s’appuyant sur l’imaginaire, la pensée découvre des horizons nouveaux qui enrichissent la langue. Place à une imagination ouvrant des perspectives insoupçonnées. En se dégageant de la réalité, elle est l’expérience même de la nouveauté cheminant à travers les nuances, les métaphores, les double sens. En faisant travailler notre imagination, nous mettons de côté le cours ordinaire de la réalité.

La légèreté du poète est sa liberté.  « Il est une somme de la médiation et de l’expression, une somme de la pensée et du rêve » (Bachelard. L’eau et les rêves), capable de faire les liaisons entre des formes improbables, insouciant de l’ambivalence. Liberté de l’ambivalence et liberté de la solitude qui exprime une pensée capable de s’exhalter, de s’élever dans les hauteurs. «  Dans l’instant poétique, l’être monte ou descend sans accepter le temps du monde qui amènerait l’ambivalence à l’antithèse » (Bachelard. L’intuition de l’instant) La contradiction de la vie c’est monter et descendre, se transformer et s’endurcir. « Partout et dans un seul acte quelque chose monte parce que quelque chose descend. » (Bachelard. L’air et les songes) « Pour obtenir la pureté par la distillation ou par la sublimation, un alchimiste ne se confiera pas seulement à une puissance aérienne, explique Bachelard. Il trouvera nécessaire de provoquer une force terrestre pour que les impuretés terrestres soient retenues vers la terre. Pour y arriver, les alchimistes ajoutent des impuretés à la matière à purifier. Ils salissent pour mieux nettoyer ». Baignant dans l’ambivalence active des mots, le poème témoigne de l’association harmonieuse de deux contraires. C’est là sa dynamique propre, son caractère androgyne. Le rêve peut ainsi activer deux qualités opposées. Cette double participation à un seul acte correspond à un dualisme du mouvement. « Toute évolution est marquée par ce double destin : la fleur et son parfum aérien et la graine et sa pesanteur terrestre ». Il ne peut y avoir des destins linéaires où l’on peut se dire libre de choisir entre deux opposés. « A peine le choix est-il fait que tout le chemin suivi révèle son unité ». L’imagination est un opérateur de contraires qui permet de les rassembler en un instant. Bachelard prend l’exemple de l’arc – le passé qui nous pousse –  et de la flèche – qui nous attire vers l’avenir. Le présent de l’instant est pour lui la somme de la poussée de l’arc qui se détend et l’aspiration de la flèche qui vole. « Dans l’instant, il y a tout : le conseil et l’action » La méditation de l’instant nous constitue comme être à la fois poussée et aspiration. Qui mieux que Bachelard peut nous renseigner sur les liens bénéfiques entre poésie et science,  entre raison et imagination ? Dans ses études sur l’air, le feu, l’eau, il propose une façon inédite de penser le bonheur, dans la légèreté, le désir de changer. Les poètes expriment la légèreté de la ressource intime. Le vieux philosophe qui nous a conduit dans cette quête du bonheur, nous invite à les lire par les mots bienheureux qui suivent: « Il est aussi des poètes silencieux silenciaires, des poètes qui font d’abord taire un univers trop bruyant et tous les fracas de la tonitruance. Ils entendent eux aussi ce qu’ils écrivent dans le temps même qu’ils écrivent. Ils ne transcrivent pas la poésie, ils l’écrivent. Eux, ils goutent l’harmonie de la page littéraire où la pensée parle, où la parole pense. Qu’il est doux d’écrire ainsi en remuant toutes les profondeurs des idées réfléchissantes ! Comme on se sent débarrassé des temps saugrenus, sautillants, salpêtrés. Par la lenteur de la poésie écrite, les verbes retrouvent le détail de leur mouvement original. A chaque verbe revient, non plus le temps de son expression, mais le juste temps de son action. Et quand un adjectif vient fleurir sa substance, la poésie écrite, l’image littéraire, nous laisse vivre lentement le temps des floraisons. Elle construit le poème sur le temps silencieux, sur un temps que rien ne martèle, que rien ne presse, que rien ne commande, sur un temps prêt à toutes les spiritualités, sur le temps de notre liberté. Qu’elle est pauvre la durée vivante au prix des durées créées dans les poèmes ! »

En consacrant l’imaginaire au cœur de sa réflexion philosophique, Gaston Bachelard définit le pivot des deux versants de sa pensée : «  Les axes de la poétique et de la science sont d’abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits ». Bref, l’espoir philosophique n’est-il pas d’aérer la raison, de redonner à la vérité sa puissance d’inspiration ?  Seule l’imagination peut voir les nuances. Accéder à la beauté et stimuler la rêverie ne sont-ils pas le meilleur souffle pour  ventiler les esprits ?

Que la poésie soit la plus proche de la pensée, voilà qui mène à Hannah Arendt. Mais cette dernière pose une petite condition, écrit Jean-Claude Eslin, dans sa biographie de la philosophie : « Penser à neuf sous peine de ne pas penser du tout ». (L’obligée du monde. Michalon éditions. 1992). Non pas se livrer à une pensée maitrisée mais laisser la vérité s’insinuer par la poésie pour accéder à la beauté. La lumière qui surgit hors de la nuit, parfois en un éclair, le regard qui vient du fond des yeux, près de l’âme des choses, l’intérieur qui sort à l’extérieur, là se trouve la construction du beau.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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