par Yan de Kerorguen

 

Il y a plusieurs niveaux et plusieurs façons d’exprimer un sentiment personnel ou collectif, en vue du bien commun, et finalement d’enrichir la citoyenneté.

Sur le plan social où s’exprime le plus directement la vie démocratique, la revendication salariale dont les syndicats sont l’emblème témoigne de ces différences de conception concernant la stratégie à mener pour soulever les questions sociales, se faire entendre auprès des dirigeants et les influencer.

  • D’un côté la culture du compromis, défendue en France par le syndicat CFDT
  • de l’autre, la culture de la confrontation, soutenue par la centrale CGT et, en pratique, dans nombre de pays méditerranéens.

En France, le conflit est une dimension irréductible de l’action humaine, mais la conciliation, bien que moins à l’honneur, est de moins en moins négligée. Compromis oui, mais pas compromission. Confrontation oui mais pas, affrontement. Un conflit créateur est mieux qu’une entente inopérante, pense Paul Ricoeur, lequel prône la conciliation. Mieux vaut des désaccords féconds et des litiges négociables que des accords stériles et des traités sans recours.

Cette division recoupe, au plan politique, un autre clivage entre,

  • d’une part ; les défenseurs de la démocratie représentative et,
  • d’autre part ; les tenants d’une démocratie de référendum ou démocratie directe.

A l’évidence si l’on en croit les enquêtes d’opinion, aucun des deux, ni la démocratie directe qui fait craindre le clientélisme, ni la démocratie représentative, « incontestablement érodée » comme la décrit Pierre Rosanvallon ( in « la Contre-Démocratie »), ne semble garantir le bien commun.

Démocratie de représentation

Dans la vie courante des institutions et des sociétés, le manque de résolution alourdit l’action politique bien plus que les idées et les compétences. « Les règles constitutionnelles ont trop fréquemment été battues en brèche par le pouvoir éxécutif, ce qui conduit les gens à perdre confiance dans les procédures fixées par la Constitution et à retirer leur consentement », fait observer Hannah Arendt (in article : la désobéissance civile. Du mensonge à la violence. Agora Pocket. 2018). Le philosophe Alain qui, dans ses Propos sur les pouvoirs (Folio Gallimard 1985) s’est penché sur la question de la légitimité de la souveraineté est convaincu que tout pouvoir est réprouvé par l’opinion, frappé du sceau du soupçon. « Le citoyen libre est presque toujours un mécontent ». Méfiants, les citoyens n’ont pas d’autre choix que d’exercer un pouvoir de contrôle. Aussi bien, la fonction de la démocratie se résume aux yeux d’Alain à surveiller les hommes politiques. Dès lors, le bon déroulement du système représentatif, plombé par la bureaucratisation et l’inclinaison des parlementaires à ne servir que leurs appareils, suppose, de l’avis de certains constitutionalistes, des mandats courts et l’instauration d’outils de démocratie permanente, non seulement établir le contrôle des pouvoirs, mais aussi rendre des comptes, accepter la mise en jeu des responsabilités, introduire une participation effective des citoyens. Pour faire vivre ces éléments, le seul Parlement ne peut fonctionner correctement qu’en se référant à la nation dans son entier.

Bref, en politique, comme on le soupçonne, l’équilibre qui permet à une société de préserver ses valeurs est rarement atteint. La confiance entre l’autorité publique et les citoyens ne peut s’établir que si l’autorité assure sa détermination à affirmer les principes politiques et sa capacité à écouter battre le cœur de la société. En pratique, la recherche de l’accord, la tolérance, la paix, le dialogue social sont les vertus essentielles d’une société qui applique les principes démocratiques. Or lorsque le climat politique est à la défiance, la légitimité est évidemment plus difficile à trouver. Comment dans ces conditions redonner au mot de démocratie tout son sens ? Paul Ricoeur apporte une réponse: « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage. » Edgar Morin utilise le terme de « dialogique » pour traiter ces contradictions. Il le définit comme «  l’unité complexe entre deux logiques, entités ou instances complémentaires, concurrentes et antagonistes qui se nourrissent l’une de l’autre, se complètent mais aussi s’opposent et se combattent ».

Selon le raisonnement qui nous amène à l’arbitrage et au dialogue, c’est dans la recherche d’une juste mesure, d’une régulation, que se situe le défi démocratique. Encore faut-il que ce soit la manifestation d’un choix qui témoigne de la libre expression des idées. Aussi bien le courage politique, les médias et la bonne tenue des mécanismes de contrôle citoyen sont-ils les principaux moteurs du démocrate éclairé. En général, la recherche du consensus qui anime le principe de discussion démocratique a pour origine première la crainte du conflit ou, pour le dire avec la brutale franchise de Thomas Hobbes, « la peur de la mort violente », subir le joug d’autres hommes, la guerre de tous contre tous. En d’autres termes, les hommes cherchent à protéger leur vie en commun au moyen du droit légitime et de la Loi, car ils veulent sortir de l’état de nature dans lequel les conflits se règlent par la force. La quête de cet équilibre forcée n’est pas, à proprement parler, la voie la plus heureuse pour dessiner un progrès démocratique. Il y en an d’autres. Il manque à ce schéma le nécessaire aller-retour entre l’Etat de droit et les individus, parcours que la philosophie politique a déserté et que le citoyen rechigne bien souvent à emprunter. Or sans les habits confectionnés par les citoyens, l’Etat de droit est nu.

Deux tentations, repérées par Pierre-Henri Tavoillot (op.cit.) pervertissent la politique démocratique : d’une part, l’idéal Utopique qui au nom de la justice et de l’harmonie, « abolit le réel …/… supprime le tragique de la vie humaine en espérant faire disparaître toute espèce de conflictualité » ; d’autre part, le machiavélisme de la Realpolitik qui balaye l’idéal au profit de l’efficacité et de la réussite. Aussi, la véritable philosophie de la vraie politique, souligne Tavoillot ne peut-elle se situer qu’à «égale distance de ces deux tentations» : elle devrait être «une pensée qui, sans négliger l’irréductibilité des conflits, ne s’en délecte pas pour autant ; un discours qui, sans cesser d’aspirer à un « mieux commun », ne se berce guère d’illusions sur son arrivée prochaine» (op.cit.). La philosophe Cynthia Fleury penche en faveur d’un équilibre entre démocratie et individuation. Pour cette dernière, la question centrale est de savoir comment transformer la démocratie automatique de l’égoïsme et des droits acquis en une démocratie adulte où prévaut la justice, la vérité ? Lorsque le sujet est individué, devenu autonome, il est plus enclin à œuvrer pour le bien public et en dialogue avec l’état de droit. La démocratie, si elle n’est pas portée par les citoyens, reste une chimère invisible. L’histoire de la démocratie, résume Cynthia Fleury, est inséparable du compromis social. Il s’agit de développer la sensibilité civique pour faire émerger des sujets libres et les faire participer à la définition du « bonheur public », soit la participation des pauvres aux affaires publiques, pour laquelle s’engageait avec vigueur le président américain Thomas Jefferson, l’un des rédacteurs de la déclaration d’indépendance des USA. En France, on parle moins de sensibilité civique que de politique. L’honneur de la France ? Etre un des seuls pays à croire qu’on peut changer encore les choses par la politique.

Après avoir mis en évidence la fragilité du modèle, on se doute qu’aucun schéma ne satisfait à l’idée d’une démocratie régénérée. Il reste bien difficile de surmonter la défiance entre des partis démagogiques se préoccupant de leur survie et une opinion soupçonneuse. Dans un monde soumis aux incertitudes politiques, économiques et environnementales, la recomposition de l’espace publique reste le principal défi. La démocratie n’est plus seulement un rendez-vous régulier entre les citoyens et leurs représentants surtout quand on prend la mesure des fractures qui s’accentuent entre eux. « La démocratie ne consiste pas à mettre épisodiquement un bulletin dans l’urne et à déléguer les pouvoirs à un élu puis à se taire pendant cinq ou sept ans » écrit Pierre Mendès-France dans son livre sur La République moderne (1962). Pourtant, qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en satisfasse, la représentation parlementaire reste l’un des piliers de la démocratie.

La démocratie directe à l’aune des réseaux

Depuis l’avènement d’internet, une voie se renforce pour suppléer aux faiblesses de la démocratie représentative: la démocratie directe. Portée par le développement des technologies du numérique, elle  s’appuie le plus souvent sur la propension massive des gens à utiliser les réseaux sociaux, par exemple, comme on l’a vu plus haut à travers Facebook. L’information circule depuis plusieurs émetteurs à plusieurs récepteurs à travers les blogs, les chats ou les forums. On peut dire de l’internet qu’il s’agit à la fois d’un nouveau changement de paradigme sociétal et territorial. Le niveau local est en tous cas un bon niveau où l’on peut sensibiliser et agir en matière informatique, énergétique et citoyenne. Où l’on peut aussi investir dans l’éducation. La délibération populaire laisse à croire que, grâce à internet, elle représente notre horizon pour les années à venir. C’est à voir.

Référendums populaires, jurys citoyens, e-petition, consultations en ligne, sondages… des habitudes nouvelles s’installent sur le web, dans le champ de la médiation. Des formes non conventionnelles de concertation et de participation se multiplient dans plusieurs pays pour demander à l’opinion ce qu’elle pense de telle ou telle réforme, qu’il s’agisse du mariage gay, de la réduction du mandat présidentiel, de la régionalisation ou de la constitution européenne. Ces formes de consultation nationales mais aussi locales comportent les avantages de la liberté, de la particularité, de la spontanéité, de l’expérimentation. Elles connaissent aussi les inconvénients de la fragmentation et de l’inefficacité. Leur caractère d’immédiateté fait craindre des dérives dont internet s’avère être un véhicule opportun. Aléatoire et exposé à la démagogie, ce mode de participation citoyen serait dès lors moins légitime et donc moins démocratique qu’une loi votée par les élus de la Nation, légitimés par le suffrage direct.

L’agora technologique facilite l’existence de cette option de démocratie directe, permettant une intervention plus immédiate du peuple-opinion. Combien d’initiatives associatives et de micro-productions collectives ont pu, grâce à la toile, se faire connaître ? Il faut en tenir compte. Prenons MoveOn, 3.3 millions de personnes capables de se mobiliser sur des actions concrètes. Ce réseau, né dans la Silicon Valley, est l’un des exemples les plus connus de ce que les experts appellent la démocratie en action. Le mouvement s’est illustré concrètement dans le domaine de la protection de la santé et du droit de vote. De Google aux sites communautaires, en passant par le téléphone portable, avec la convergence numérique et l’émiettement des médias, les ingrédients du chamboulement de l’espace public, sont présents. Ils traduisent les changements de sens de l’engagement politique notamment chez les jeunes. Ils offrent aussi une valorisation symbolique visible et rapide. Aux grandes messes syndicales, toute une nouvelle culture militante préfère désormais les happenings drôles, inattendus… et médiatiques, ou bien les cafés citoyens au sein desquels on met en projet des idées et des pratiques concrètes, ponctuelles, locales. Qu’il s’agisse de squat festif au service du logement des jeunes, qu’il s‘agisse des actions éclairs des membres de « Génération précaire » sur l’abus des stages non payés, ou bien des actes de désobéissance civile développés par des associations qui se mobilisent sur l’environnement, ou encore des coups d’éclat illustrés par les « flashs mobs » ou des collectifs de salubrité publique, tous ces évènements bousculent le jeu classique des actions citoyennes en y introduisant plus de créativité, d’amusement et de dérision. L’humour réunit ces façons de faire de la politique autrement. L’intérêt de ces mobilisations rendues possibles par la réactivité des outils en ligne réside en grande partie dans l’effet de surprise ainsi créé.

Révolution de clavier ? Si Internet est déjà le principal lieu de mobilisation de la sauvegarde de l’environnement, ce n’est qu’un début, pense Jean-Louis Missika, sociologue, auteur de «La fin de la télévision » (Seuil mars 2006) lequel évoque un « Big Bang générationnel ». Pour lui, les jeunes générations esquissent déjà les usages à venir. Cette mutation en cours va, pense-t-il, déterminer considérablement notre relation au pouvoir, modifier l’organisation de la cité, influer sur le processus de délibération démocratique.

En 2050, selon un scénario optimiste établi par le Millenium Project, Internet aura radicalement changé la donne de l’expression de la vox populi. Le vote public lors d’élections politiques mais aussi sur des décisions de gestion d’importance globale à travers les réseaux, sera devenue une pratique courante. « La démocratie devrait s’épanouir » affirme Jerome Glenn, le fondateur de ce réseau mondial de prospectivistes : « le cyberespace deviendra le média de l’activité humaine. Les citoyens savent ce qu’ils veulent faire, et ce qu’ils doivent faire pour y parvenir. Les individus utilisent les réseaux globaux pour soutenir leurs valeurs ». Les barrières géographiques vont disparaître, puisque ceux qui pensent la même chose se retrouveront sur le net, à l’échelle mondiale. Et les organismes internationaux, à commencer par les Nations Unies, devront intégrer cette nouvelle dimension. Le sociologue, Manuel Castells, un des premiers à s’être intéressé de près aux rapports des pouvoirs politiques avec Internet (La galaxie internet, Fayard 2001), parle de « mass self communication » D’après lui, cela va changer la dynamique politique et accroître la croyance que chacun d’entre nous a du pouvoir, et cette seule croyance constitue déjà un réel pouvoir. Le sociologue américain Doug McAdam estime que la clé des mouvements sociaux réside dans l’intensité des liens entre les individus. Plus une personne connait de personnes faisant partie d’un mouvement, plus elle est en mesure de s’engager. Ces mouvements sont amplifiés par les médias ayant trouvé leur place sur internet. En quelques années, par nécessité ou par choix, de nombreux journalistes, ne trouvant pas d’emplois dans la presse papier ou audiovisuelle, se sont tournés vers le web pour y créer des sites d’information. Les barrières à l’entrée sont moindres. La toile coûte moins cher que le papier ou la TV. Le world wide web se présente pour les rédacteurs en free lance comme un champ de possibles et une source de contenus. La crainte est que sans les lunettes de l’expert, le citoyen internaute soit atteint de myopie et que le marketing de la communication l’emporte sur le travail d’information. Pour survivre dans ce champ du numérique, il faudra aux web journalistes composer de plus en plus avec les lois du marketing et par conséquent perdre un peu de leur indépendance. « Le web est désormais le principal média des sociétés tandis que « les sites communautaires supplantent les sites de médias chez les internautes québécois ».

« Les médias ne seront plus jamais les mêmes. Internet a gagné », c’est le constat fait par l’agence canadienne VDL2, experte en nouvelles tendances. Cette proclamation de victoire est aujourd’hui largement partagé.

 

Réseaux sociaux et espace public

Le succès et la massification des réseaux sociaux, la puissance d’internet en font-ils pour autant des instruments de contre pouvoir ? Le modèle a des limites. Comme le signale le journaliste Laurent Dupin, faire partie d’un groupe sur Facebook ou être militant « presse bouton » n’est pas vraiment un engagement politique. D’abord, à cause de la facilité avec laquelle une tendance émergeante peut être récupérée sur un plan économique ou politique. Ensuite, parce que, le plus souvent, l’engagement grâce à internet ne se limite qu’à une adresse mail ou à un comptage automatique de signatures pour une pétition ou une campagne. Ainsi que le soutient Malcolm Gladwell, dans un article du New Yorker, les réseaux sociaux ne sont pas porteurs d’engagement politique structurant. « Marquées par la montée des pratiques éphémères, nos vies sont en effet de plus en plus rythmées par des choix et des engagements qui ne sont plus nécessairement ancrés dans la durée » convient Lise Brunet, directeur des Etudes IPSOS.

Force est d’admettre qu’avec le développement des initiatives de débat public, la toile est de mieux en mieux tissée. Les pratiques de networking permettent en effet de se lier plus facilement mais les relations entre internautes sont rarement pérennes. Les gens ne se connaissent souvent même pas entre eux. De la même façon qu’on peut accepter ou supprimer un « ami » de son réseau d’un seul clic, on peut s’arrêter d’agir en zappant ! Ainsi, selon ces spécialistes, les réseaux sociaux ne pourraient pas réellement générer durablement de mouvements sociaux de grande ampleur. L’autre faiblesse des réseaux sociaux est que, faute de hiérarchie et d’organisation, les internautes qui les fréquentent ont du mal à atteindre un consensus et se fixer des objectifs. La cause est toujours plus facile quand elle peut se cantonner au virtuel. Si les réseaux sociaux permettent à la foule anonyme de faire passer des messages et contribuent à l’expression des militants, pour autant cette expression doit s’efforcer d’être visible pour obtenir le moindre impact politique.

Internet est certes un dispositif de communication qui rend possible un espace public à une échelle massive, mais outre une langue commune, il est nécessaire d’avoir des références et des valeurs communes. Sans régulation politique ou médiatique commune, les innovations multiformes qui se créent sur l’agora électronique planétaire risquent de se transformer en cacophonie. L’espace publique souhaité manquerait à son projet pour devenir une démocratie des communautés affectives et des intimités occupées à satisfaire aux besoins des narcissismes, se complaisant dans des bulles tribales repliées dans la solitude de leurs référents. C’est un fait souvent observé : on se groupe par mimétisme. « Les blogs fragmentent davantage l’espace publique qu’ils ne le revitalisent » pense Thierry Vedel du Cevipof (Revue Constructif février 2007). Ils donnent à chacun l’illusion de parler à tous, mais on se parle surtout à soi. Ils donnent à chacun le pouvoir de s’exprimer en instantané, mais non celui d’être entendu. Le risque est également présent qu’en lieu et place d’informations vérifiées, l’hyperchoix qui existe sur la toile ne soit qu’un « n’importe quoi » « dépêché ». En mettant à pied d’égalité l’émetteur et le récepteur, le réseau formerait ainsi un espace horizontal où tout se vaut. En outre, les médias sur les réseaux fabriquent le zapping. Ils court-circuitent la pensée. Ils favorisent l’hyperréactivité au détriment de l’attention et de la concentration.est-ce pour autant un espace public ? Pour qu’advienne un tel espace et qu’il y ait un authentique débat, il convient d’établir une discussion globale, instituer un modèle de sphère publique, articulant le local, le national et le mondial, comme le souligne Paul Soriano, sociologue, à la tête de l’IREPP (Institut de recherches et de prospectives postales).

Plusieurs spécialistes de la prospective, comme Hugues de Jouvenel, président de Futuribles, doutent de cette nouvelle gouvernance électronique fondée sur la démocratie participative, réservée de facto à de petits groupes de personnes disponibles, et favorisée par les réseaux où le clientélisme domine. Pour ce dernier, il faudra bien qu’il y ait des lieux de synthèse et de sélection. Cela suppose, pour les temps à venir, de réhabiliter les fonctions politiques de ceux qui les briguent mais cela impliquerait un changement des institutions. Michel Godet, économiste et professeur au CNAM, est sur la même longueur d’onde : « pour aborder l’avenir dans de bonnes conditions, il faut surmonter quelques pièges comme la démagogie participative (dîtes-moi ce que vous pensez, je vais vous donner ce que vous voulez) ou l’impératif consensuel ». «La critique du déficit de participation de la démocratie représentative conduit souvent à un éloge de la démocratie directe », observe, pour sa part le sociologue Daniel Mothé. Réservée de facto à de petits groupes de personnes disponibles, l’auteur se demande à quelles conditions cette démocratie directe peut-elle fonctionner et, à l’horizon, revitaliser la grande démocratie. Outre la montée du clientélisme, instrumentalisé par les intérêts particuliers, la démocratie participative favoriserait l’avènement des élus professionnels, aux mains de groupes d’intérêts et entérinerait le pouvoir des groupes de pression et des lobbys. La décision dans la démocratie directe ne peut être laissée au peuple de l’immédiat, sollicité par les sondages, pense l’historien Marcel Gauchet. Une chose est sûre : la démocratie participative a beaucoup occupé la scène médiatique récente, laissant croire que c’est là notre horizon pour les années à venir, mais oubliant les dérives possibles que cette tendance fait peser sur la vie politique (relations de clientèles instrumentalisées par les intérêts particuliers, pouvoir des groupes de pression et des lobbys, occupation du terrain par les hackers, les initiés et « permanents de l’internet).. Un autre élément est à redouter : que le « tout participatif » obscurcisse le paysage et noie les compétences dans l’amateurisme. « La démocratie peut consacrer le triomphe des égoïsmes individuels à court terme au détriment des intérêts collectifs à long terme », souligne Michel Godet. Enfin on peut redouter que l’effet libératoire des réseaux provoque la démesure, la surveillance et l’intrusion, favorise l’hybris des pouvoirs, le déchainement des rumeurs mais aussi concourt à saper la confiance dans les institutions sans offrir d’alternative.

Les contempteurs de la toile soulignent ces risques en soutenant que la numérisation est en train de produire des « irresponsables ». Si ces tendances existent et se répandent dans le monde, il serait paresseux de laisser le train passer en poussant des soupirs de lamentation avancent certains chercheurs. Manuels Castells professeur à l’université de Southern California est très clair : « si nous ne nous occupons pas des réseaux, les réseaux, eux, s’occuperont de nous ». Restons mesurés. « Le web reste une immense friche à déchiffrer, on commence seulement à savoir l’interroger, fait remarquer le chercheur du CNRS Dominique Pignon. Il faut, dit-il, ouvrir le grand livre du web et rendre compte de toutes ses expressions. C’est la tâche d’un nouveau journalisme : rendre visible et lisible cette autre réalité ». Mais aussi la maîtriser.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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