J’ai eu l’occasion, ces derniers mois, de participer (très modestement) à la réalisation d’un film documentaire sur la vie quotidienne dans un ESAT. Les Établissements et services d’aide par le travail, qu’on appelait auparavant CAT (Centre d’aide par le travail), rappelons-le, permettent à une personne handicapée d’exercer une activité en milieu protégé si elle n’a pas acquis assez d’autonomie pour travailler en milieu ordinaire.

L’ESAT qui faisait l’objet du film se situe dans une petite commune du nord de l’Hérault et fêtait ses 40 ans d’existence. L’histoire de sa création en cet endroit reculé est déjà étonnante. Au début des années 1970, les mines de cette région du sud des Cévennes ferment les unes après les autres. Malgré la qualité du minerai qui y est extrait, elles ne sont plus « rentables ». Les villages, désormais sans ressources, sont condamnés à disparaître.
Mais comme la France, à cette époque, la fin des Trente Glorieuses, n’est pas encore au bord de la faillite, l’État offre de financer des projets d’installations d’entreprise pour créer des emplois. L’idée vient à un enseignant de la région de proposer la création d’un CAT. Comme le raconte encore lui-même aujourd’hui ce jeune homme de 92 ans, la réaction du village est d’abord négative : « Vous allez nous amener des fous ». Ce à quoi le maire de l’époque répond : « Je ne peux pas vous apporter les usines Renault, je vous apporte ce que je peux ».

Solidarité naturelle

Le centre est donc créé en 1974 et le miracle se produit. Très vite des contacts se nouent entre les usagers (c’est ainsi qu’on les appelle) de l’établissement et les habitants du pays qui sont régulièrement invités aux différentes fêtes organisées par le CAT. L’osmose réussit à tel point qu’aujourd’hui tout le monde reconnaît que c’est cette initiative qui a sauvé la vallée et qu’elle y a ramené la vie autant que des ressources et des emplois. Et dans cette nature belle et âpre, les personnes handicapées ont trouvé, pour beaucoup d’entre elles, une autonomie qui leur aurait été certainement plus difficile au milieu des villes.
Mais j’ai tort de parler de miracle. Ce qui s’est passé est simplement ce qui arrive quand des gens de bonne volonté acceptent de se parler, de se regarder tels qu’ils sont, de se rencontrer et qu’ils tentent de se comprendre. Le fou n’est pas si fou que ça, le montagnard pas si rugueux, chacun apprend de l’autre, les différences ne sont plus vécues comme une opposition mais comme une complémentarité. Et la solidarité s’installe naturellement.

Où est la norme ?

Cette réussite est aussi largement due à l’esprit d’ouverture qui anime, depuis ses débuts, l’association fondatrice du centre et qui habite les membres successifs de son conseil d’administration comme les personnels encadrants. Il s’agit pour eux d’être tournés vers l’extérieur et de permettre aux personnes handicapées de vivre le mieux possible au milieu des autres. Le contraire, donc, des réflexes de fermeture et d’exclusion qui semblent prévaloir désormais dès que « celui qui n’est pas comme nous » nous gêne.
Pour avoir partagé quelques moments festifs avec les gens du centre, personnel et usagers, et les gens du village, je peux témoigner que cette « mixité sociale » et cette ouverture sont réelles. Bien sûr, un visage un peu absent, une réaction inattendue, une prononciation laborieuse, des phrases déroutantes peuvent surprendre, voire parfois déstabiliser, celui qui ne connaissait ces personnes que de loin. Mais une fois dépassées les apparences, on ne sait plus très bien qui est normal ou anormal, ni même où est la norme. Car, soudain, une lueur s’allume dans des yeux éteints, un rire répond à une plaisanterie que l’on croyait incomprise, une chanson poignante jaillit d’une bouche que l’on pensait close.
On ne sort pas indemne de la rencontre avec ces hommes et ces femmes remarquables (je parle ici des usagers comme de ceux qui les accompagnent avec professionnalisme et empathie). Tout n’est donc pas qu’égoïsme et cynisme en ce monde. Comment ne pas être bouleversé par le très vieux jeune homme évoqué plus haut qui, sans doute plus très éloigné de la quitter s’interroge sur le sens de la vie, de sa vie commencée dans la Résistance et qu’il a voulue au service d’autrui : « Qu’est-ce qu’on fait sur cette terre ? C’est la question essentielle. Qu’est-ce que je peux faire pour l’autre, qu’il ne peut pas faire ? »

Mélange improbable

Sont-ils sur la même terre, ou sur une autre planète, ceux qui aujourd’hui ne pensent qu’à leur carrière, leur argent, leur réussite quel qu’en soit le prix pour les autres dont ils se fichent éperdument et dont ils ne se servent que pour assouvir leur ambition personnelle ? Ceux qui, à la tête de nos sociétés, prônent un « réalisme » économique qui les conduit à des coupes franches dans les budgets sociaux et même, pour les plus libéraux, les « libertariens » comme il se revendiquent, à supprimer toute forme d’assistance aux plus faibles qu’ils traitent avec mépris « d’assistanat ». Que chacun se débrouille et assume seul ses faiblesses ! Il n’y a plus de place que pour les forts.
Les faibles, les altruistes qui ont lancé et développé ce CAT devenu maintenant une entreprise qui fait vivre tout un canton ont certainement manqué de « réalisme ». Leur projet était fou et ils n’avaient pas de business plan. Seulement l’envie de ne pas se laisser aller au désespoir. Ils ont regardé la réalité en face : d’un côté des communes en déshérence, de l’autre des abandonnés de la vie. Avec ce mélange improbable, ils ont créé un lieu de vie nouveau.

Les « élites » comprendront-elles un jour combien leur réalisme est éloigné de la réalité ? Et qui sont les plus fous ? Ceux qui se collettent avec la réalité ou ceux qui se réfugient dans un réalisme abstrait.

PS : Je n’ai volontairement pas situé précisément le lieu de cet ESAT ni les noms de ceux qui l’animent, car je les sais modestes et peu soucieux de publicité. Je les remercie pour l’humanité qu’ils m’ont donnée à voir et à vivre.
Je n’ai rien dit non plus du film qui rend de manière très juste et très émouvante à la fois l’histoire et le quotidien de ce centre, d’abord parce qu’il est réalisé par ma compagne (ce qui peut remettre en cause mon objectivité) et ensuite parce qu’il est difficile de le voir. C’est en effet une commande de l’ESAT pour son propre usage et l’on se doute, malheureusement, qu’aucune chaîne de télévision ne sera intéressée par un sujet et une approche aussi peu people… Des handicapés heureux, ça ne fait pas d’audimat.

Lire la Chronique précédente :

Les voyages ferment-ils la vieillesse ?

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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