par Yan de Kerorguen

 

 

On peut s’en enorgueillir, la France est un des rares pays au monde ou l’engagement politique est considéré comme une vertu. Manifester, débattre collectivement, affirmer sa volonté de reprendre en main son destin individuel est important et utile pour stimuler la citoyenneté. C’est aussi une bonne façon de sentir le pouls de la nation et de mieux cerner les enjeux à relever. Ainsi, un engagement comme celui des gilets jaunes pouvait-il être considéré comme profitable pour permettre à la citoyenneté de respirer. Moment sans précédent dans notre histoire récente, il mettait en lumière le malaise de notre démocratie.

La tournure nauséabonde que prend ce mouvement populaire impose une réflexion de fond.  Dérives, intolérance, violences, radicalisation… pour la première fois depuis longtemps, le mot insurrection est prononcé, et les lieux du pouvoir directement visés (Elysée, Parlement). Ce moment inédit ne doit être ni surestimé ni sous estimé, mais pris en compte avec les outils de la raison. La gravité de la situation, trois mois après son déclenchement, oblige chaque citoyen à faire preuve de circonspection comme le laisse entendre la philosophe Hannah Arendt, dont l’œuvre politique est entièrement consacrée à la démocratie : « Faire preuve de discernement dans une situation politique ne signifie rien d’autre qu’acquérir et avoir présente à l’esprit la plus grande vision d’ensemble possible sur les positions et les points de vue d’où la situation peut être vue et jugée ». Une première question se pose à tous : le symptôme « gilet jaune » témoigne-t-il d’un profond sursaut politique ou d’une simple effraction évènementielle ?

 

1. Gilets jaunes : une effraction en surface ?

 

Certains définiront l’explosion des gilets jaunes comme une Illusion lyrique et incertaine qui s’apparente à plusieurs phénomènes spontanés : jacqueries, révoltes antifiscales corporatistes, émeutes des quartiers, occupations des ponts par les bonnets rouges, grèves de camionneurs, barrages paysans. Inorganisé, sans leader, sans demande précise, il tire sa force du potentiel offert par Internet.  Pourtant, est-il si puissant que ça ?

Certes, le mouvement bénéficie d’un effet loupe qui créé un fort impact parmi les Français. Le consensus anti-fiscal partagé par les pauvres comme par les riches fournit à ce mouvement un renfort de sympathie. Qui aime payer les taxes ? L’ampleur de la couverture médiatique des chaines d’info et de l’information en ligne, en privilégiant le sensationnel, apporte aux gilets jaunes un surcroit de lumière. Le caractère spectaculaire et violent des manifestations augmente ce sentiment de gravité et de nombre. Les gilets jaunes ont l’impression d’être majoritaires dans le pays du fait de la surestimation du chiffrage établi par les blogueurs eux-mêmes. Aux premiers jours de la mobilisation, ces derniers ont annoncé le nombre de 10 millions de gilets jaunes, dans la rue alors que le chiffre, au plus fort de la mobilisation nationale, n’a jamais dépassé les 300 000 (chiffre officiel). Si l’on fait la comparaison, on est loin des marches républicaines du mouvement  « je suis Charlie » qui ont totalisé, le 11 janvier 2015 , 3,7 millions de citoyens.

Ainsi, à première vue, en admetttant que la France compte 45,7 millions d’électeurs, les gilets jaunes ne composent qu’une fraction infiniment minoritaire de 0,07 % de citoyens Français. En outre, aucun des rassemblements du samedi ne figure au classement des quinze plus grosses manifestations françaises sur les dix dernières années. A la mi-janvier, les manifestants sont 60 000. Ce qui semble, en revanche, élevé est le taux de soutien de l’opinion publique à l’égard des Gilets jaunes, soit 55% à la mi-janvier. En réalité ce soutien correspond peu ou prou au vote Le Pen, Mélenchon et à l’abstentionnisme, aux présidentielles de 2017. Bref, sur le plan comptable, les gilets jaunes constituent une effraction sociale comme il y en a eu beaucoup d’autres.

 

2. Gilets jaunes : une convulsion profonde ?

 

Ce mouvement des gilets jaunes mérite pourtant plus de considération. On peut en effet reconnaître les difficultés sociales – déclassement, appauvrissement, enclavement – que connaissent, à travers eux, nombre de Français des classes moyennes inférieures dans la difficulté. Difficultés qu’ils ont su communiquer en direct aux citoyens, grâce à la stratégie des ronds points.

– Le vif sentiment d’inégalité est au cœur de la fracture sociale que dénoncent les gilets jaunes, en particulier, la difficulté de bénéficier, comme les autres, des services et des institutions sociales (désert médical, désert administratif, manque d’emploi, désert éducatif).

– Ce sentiment d’abandon et d’enclavement est fortement vécu par ces derniers comme un mépris à leur égard et une défaillance de la république qui, selon eux, ne leur donne pas accès « comme tout le monde » aux services publiques.

– Cette lame de fond traduit également une fracture séculaire entre ville et campagne qui prouve la  forte pérennité d’un marqueur  traditionnel : l’opposition Paris/province). Il témoigne clairement d’un ressentiment anti jacobin contre l’état, contre la capitale, contre les élites.

– Depuis trente ans, à chaque élection, on vote pour des candidats qui disent vouloir changer le monde de la finance, lutter contre la fracture sociale mais ne tiennent pas leurs promesses. Le sentiment de la population est que rien ne change. Ras le bol disent les gilets jaunes.

– Cette lame de fond n’est pas seulement l’expression d’un ras le bol fiscal national, mais l’expression d’une mise en cause radicale du système ultralibéral mondial qui accentue l’écart entre riches et pauvres.

– Enfin se lit à travers cette colère des gilets jaunes le sentiment de plus en plus prononcé d’être écartés du nouveau monde et d’appartenir à une génération sacrifiée qui se caractérise par le déclin civilisationnel du monde rural et l’exclusion du cybermonde à venir .

 

L’origine concrète du phénomène des Gilets jaunes.

 

A la base, l’origine de la colère est provinciale. Les gilets jaunes développent un nombre varié de revendications allant du refus des nouveaux panneaux de limitation de vitesse à 80Kms/h en passant par le refus de l’augmentation du tarif du diesel et  l’augmentation des revenus, jusqu’à la démission de Macron. A ces demandes se sont ajoutées d’autres protestations plus générales portants sur la baisse du pouvoir d’achat, les fins de mois difficiles, mais aussi sur des questions plus précises : le manque de couverture numérique, le manque de transports, l’éloignement des services administratifs, la fermeture d’hopitaux et d’écoles.. Enfin la restauration de l’ISF aux plus riches est devenu un symbole de la protestation. Les « cadeaux  fiscaux » faits aux riches  et la fraude fiscale reviennent également dans les mots d’ordre. La suppression de l’Impôt sur la fortune et les 40 milliards donnés aux entreprises via le CICE sont autant de rancoeurs. Une antienne bien connue rentre aussi en ligne de compte : la détestation des rentiers et des héritiers. Le 17 novembre, la question du carburant n’est plus, depuis déjà deux semaines, le sujet principal de la contestation des « gilets jaunes ».

 

 

Comment se déroule le mouvement ?

 

1er temps : le blocage des ronds points  et l’irruption du social, sur la base de revendications simples et concrètes : la taxe gaz oil et la limitation de vitesse à 80km/h. Le mouvement des gilets jaunes est initialement un mouvement transgressif basé sur l’intimidation. Tant que les gilets jaunes se contentaient d’occuper des ronds-points, personne ne s’intéressait à eux. Ces citoyens exaspérés n’ont pas hésité à entrer dans l’illégalité en brulant des péages, en incendiant des radars, et en s’en prenant aux automobilistes mécontents. Ils ont ainsi découvert que la violence est davantage pris en compte que la revendication. Dès le départ, le mouvement est donc violent, ainsi qu’en témoignent les quelques dix morts recensés autour des ronds points. Les plus radicaux, de droite comme de gauche, ont perçu dès le démarrage cette dimension subversive qui a par la suite été utilisée dans les manifs hebdomadaires du samedi.

2ème temps: l’appel à l’insurrection. Objectif Paris ! La radicalisation se concentre sur des motifs symboliques, telles la démission de Macron,  la dissolution de l’assemblée, la marche sur l’Elysée. Appelant à manifester à dans la capitale, les gilets jaunes refusent de négocier les parcours des cortèges. Ils se mobilisent sans autorisation de la préfecture. L’objectif : se  rendre devant les symboles de l’état à Paris: tous à l’Elysée et à l’Assemblée nationale. Ils exigent de nouvelles élections, soutenus par le parti des Insoumis et le Rassemblement National. A noter que les habitués des manifs à Paris n’ont pas la même physionomie que ceux des ronds points. Plutôt citadins, ils ont des comportements plus radicaux. Ils sont aussi plus politisés, infiltrés par des groupes organisés d’extrême droite et d’extrême gauche et aussi par des casseurs. C’est le cas aussi dans les grandes métropoles. Un slogan apparaît : « contre la représentation, plus de participation », avec l’apparition d’une idée : le RIC, le Réferendum d’Initiative Citoyenne.

3ème temps : la mise en place des « grands débats » et l’entrée en lisse des élus locaux, des maires et des citoyens. L’organisation par le gouvernement de grands débats nationaux est une première dans notre pays. Que l’ensemble de la nation y participe volontairement avec les élus (les maires) et les corps intermédiaires, est suffisamment rare pour être noté.

C’est le retour de la politique au sens du dialogue citoyen.  Mais les gilets jaunes sont rétifs à ce qu’ils perçoivent comme une « enfumade » du président Macron.

4ème temps. Le mouvement s’effiloche et s’installe dans l’incertitude. Au fur et à mesure que le mouvement diminue en nombre, il se radicalise. Les groupes extrémistes politisés en profitent pour instaurer un climat de violence de rue, dans l’optique d’un soulèvement. Les défilés se dispersent avec comme objectif : aller là où les forces de l’ordre ne veulent pas qu’ils aillent. Dans le même temps, les menaces physiques et verbales contre les parlementaires se multiplient. Apparaissent de plus en plus fortement, des affirmations d’antisémitisme.

 

Un mouvement marqué par la diversité

 

Le mouvement des gilets jaunes se vit comme une marque d’appartenance – sous-entendu, « nous sommes le peuple » –  dont le marketing simple et commode a fait la fortune. Il suffit en effet de se revêtir du gilet jaune familier, celui que tout citoyen est obligé de remiser dans sa boite à gant, pour affirmer son identité « gilet jaune ». La sociologie du mouvement est plurielle, changeant avec le temps, évolutive, diversifiée et composée d’acteurs variés qui n’ont pas de projet commun. Mouvement social issu des classes moyennes inférieures plus que des populations les plus pauvres, il rassemble, autour des ronds points, des employés, retraités, déclassés, mères célibataires, artisans, patrons de PME, petits agriculteurs, invisibles, anonymes… Soit à peu près un échantillon représentatif de ce qui constitue peu ou prou la classe moyenne inférieure. Selon nombre de commentateurs, il existe une parenté entre les gilets jaunes et le poujadisme des années 50 qui fédère des petits commerçants et artisans. En dehors de la sociologie des gilets jaunes se trouvent les  fonctionnaires et les enseignants, les artistes, les intellectuels et chercheurs, les migrants, les étudiants et jeunes des quartiers, les exclus et les précaires. Les enquêtes montrent que les plus démunis, les exclus, les SDF, les jeunes précaires, les migrants sont ignorés par les Gilets jaunes. Les thèmes forts comme le chômage, le climat, ne sont pratiquement jamais évoqués. La principale cible est l’Etat, mais pas la finance. Le monde du travail, les syndicats, sont tenus à l’écart des èvénements. Leurs revendications ne portent pas, comme c’est généralement le cas dans des manifestations de gauche, sur les conditions de travail ou les salaires. Les mouvements sociaux de droite naissent en dehors de l’entreprise, ils sont motivés par les taxes ou les impôts et animés par des motifs identitaires.

Dans l’hexagone, l’Union populaire républicaine de François Asselineau ainsi que les militants de Debout La France de Nicolas Dupont-Aignan forment le noyau idéologique d’une partie nationaliste des Gilets jaunes, qui demeurent irrigués par le souverainisme. Dans les manifestations sont présents des groupuscules guettant le moment propice pour le passage à l’acte. Ils avancent masqués. Ce sont des groupes d’extrême-droite comme le Parti nationaliste français d’Yvan Benedetti, les générations Identitaires, l’Action française, les déçus du FN. Il y a naturellement des manifestants de gauche modérés parmi les gilets jaunes, mais ils affirment moins leur présence.  A l’extrême gauche, les militants du Parti des Insoumis de Mélenchon tente de récupérer la mise et parle d’une révolte de « sans-culottes ». Sauf chez les extrêmes : les groupes black-blocs anti-fascistes. Sans oublier l’invariant des « casseurs » livrés à eux-mêmes.

Par sa spontanéité, sa forme, et son caractère populaire, le mouvement des gilets jaunes se rapproche davantage du « dégagisme » observé dans les révoltes du printemps arabe ou des podemos espagnols. Mais c’est plutôt du côté de l’histoire récente italienne, chez le Mouvement 5 étoiles et  leurs alliés de la Ligue du Nord, les fascistes de Matteo Salvini qu’il faut chercher une tentative de définition politique de l’explosion des gilets jaunes. Il y a enfin chez ces derniers de très nets accents nihilistes.  Rien n’est digne de confiance aux yeux des gilets jaunes. Au lieu de produire des idées, des solutions, et accoucher d’un projet, le mouvement se caractérise par son scepticisme et sa défiance. Il ne propose aucune alternative. En outre, il existe une conflictualité très vive au sein même des gilets jaunes qui ne jure que par l’exclusion des siens Il refuse de se donner un leader ou de discuter avec les corps intermédiaires. Personne ne se sent autoriser à prendre le leadership ou de devenir le porte-parole, par peur ou par incapacité. Ca sent le totalitarisme.

 

 

 

« Nous sommes le peuple »

 

« Nous sommes le peuple », disent les gilets jaunes. La définition est commode. Mais quel peuple ? « Un peuple indompté » répond Mélenchon. Un peuple qui, en tous cas rejette les partis, le parlementarisme et les médias. Les gilets jaunes s’octroient le privilège de représenter le peuple contre les « élites », rejoignant en cela la conception identitaire développée par le Rassemblement National de Marine Le Pen. Cette conviction hyperbolique d’être tout le peuple, rien que le peuple, témoigne d’un narcissisme de groupe qui encourage une fraction minoritaire de gilets jaunes à perdurer dans un tête-à-tête victimaire avec elle-même qui se nourrit de sa propre image de révolté. Certains gilets jaunes sont désormais des stars et d’autres, parmi les plus violents, des héros. La posture auto-suffisante de l’entre-soi rend les gilets jaunes imperméables à tout argument rationnel. Cette posture du révolté qui a la vérité va de pair avec la mystique de l’insurrection. Les allusions  à la Révolution française se multiplient, notamment rappelées par Mélenchon (Robespierre, bonnets phrygiens, guillotine, assemblée constituante, impôt sur les privilèges). Pour ce dernier, le mouvement des gilets jaunes est l’héritier légitime de 1789 et des sans culottes. Il tire de ce parallèle avec l’histoire révolutionnaire de la nation française une vanité mal placée qui lui donne indûment de l’importance et le flatte. Que les gilets jaunes s’arrogent d’être le peuple social incarné, comme une évidence qui ne souffre aucune contradiction, voilà ce qui choque nombre de citoyens pour qui le peuple n’est pas réductible à une classe, mais renvoit à une entité diffuse et plurielle, difficile à circonscrire dans son nombre. Car en fin de compte, « nous sommes tous le peuple ».

Qu’est ce que le peuple ? Ce n’est pas, loin s’en faut, une fraction d’individus autoproclamée « peuple », mais une communauté de citoyens soumis aux mêmes lois. En France, la notion de peuple se définit par rapport à un projet commun, l’idéal républicain, et non par rapport à la colère d’une minorité agissante. Ainsi, les gilets jaunes, qui représentent 50 000  personnes (en février), ne peuvent se prévaloir de l’ensemble du peuple français. Aux 50 000 gilets jaunes, on peut évidemment opposer un autre peuple dont on parle peu, laborieux cette fois : les milliers de Français qui ont subi les dégâts des manifestations et des blocages, parmi lesquels les commerçants obligés de fermer boutique, les camions routiers qui n’ont pas pu circuler, les 70 000 travailleurs mis au chômage partiel. Sans compter la majorité silencieuse des Français, 45,5 millions de votants, soit 100 fois plus que les plus importantes mobilisations de gilets jaunes.

 

Les Gilets jaunes : un peuple Facebook

 

Pour comprendre les racines et le fonctionnement de ce mouvement dépourvu de corpus intellectuel, la référence à la révolution de 1789 est une fausse route. Il faut plutôt s’orienter du côté de l’univers mental dans lequel il s’enferme : le numérique et les groupes Facebook, le complotisme et une certaine conception de la vérité. Bref, le mouvement est structuré comme un réseau social.

Les réseaux sociaux sont des armes de mobilisation massive. La communauté Facebook en France compte 27 millions de personnes actives sur la plateforme. L’ampleur du mouvement des gilets jaunes est ainsi augmentée par sa dimension numérique : vitesse de propagation des nouvelles, proximité des liens entre personnes qui ont les mêmes intérêts, où il est facile d’avoir « beaucoup d’amis », effet de communauté, rapidité de contact entre internautes, fidélisation, visibilité simplifiée, dissimulation et insulte derrière l’anonymat, viralité et diffusion massive de fausses nouvelles, toucher un grand nombre de destinataires, communiquer à faible coût, favoriser la circulation des rumeurs et obtenir une caisse de résonnance pour faire monter la tension. Les algorithmes ont tendance à ne retenir que la parole qui fait le buzz. Bien souvent, c’est celle qui se défoule dans la pulsion et l’ignoble.

L’internet donne une illusion de transparence et de compréhension sur des sujets dont on ne vérifie pas la véracité, par définition complexes.  Il décomplexe et chacun se lâche, sans retenue, sans aucun contrôle. Les réseaux sociaux représentent une caisse de résonance puissante pour les égos narcissiques des gilets jaunes qui s’étendent sur leur cas personnel. A-t-on entendu un seul gilet jaune évoquer l’intérêt de la France ? En encourageant ainsi un recentrage de l’information autour des gens qui sont intimement et géographiquement proches, Facebook rassemble des communautés locales aux intérêts similaires, par nature moins susceptibles de se déchirer autour de polémiques issues des débats nationaux. Sur le web, on est souvent anonyme et ne sait pas en général à qui on s’adresse. Le risque est que cet usage immodéré des réseaux en ligne détruise la vie de l’espace publique, renforce les égoïsmes naturels et favorise la prise de pouvoir des « grandes gueules ». C’est le risque des gilets jaunes. Les membres les plus extrémistes des groupes Facebook parviennent ainsi à imposer leurs thèmes. Les messages les plus virulents, les articles aux titres les plus spectaculaires, les commentaires les plus prédateurs, suscitent le plus de contagion. Un mouvement structuré comme un réseau social est-il un mouvement démocratique ? Ou une simple dramatisation sociale virulente ?

 

L’escalade de la haine et de la violence

 

Si un Persan, sorti de chez Voltaire, arrivait en France et qu’il écoutait ce qu’il entend autour de lui sur la souffrance, la faim, la violence policière, les slogans haineux à l’égard du chef de gouvernement…, il serait étonné par l’esprit public hostile et penserait sans doute que notre pays est au bord de la guerre civile.

Tous les ingrédients d’un jusqu’au boutisme sont présents : recours aux insultes, vocabulaire ordurier, opposition absolue à tout compromis, rejet des débats et refus de se plier aux règles qui régissent les manifestations, débordements violents des fins de cortèges et , last but not least, le « police bashing », nouveau sport à la mode. Les dérives se traduisent par la casse de nombreux commerces et banques, la destruction de voitures, des dégradations de bâtiments publics et de symboles nationaux comme l’Arc de Triomphe. En elles-mêmes, ces situations sont communes à bien des convulsions sociales récentes. Du déjà vu : préfectures saccagées, invasion du ministère de l’agriculture par confédération paysanne, incendie du parlement de Bretagne, destruction des portiques écotaxes, dévastation du bureau de Voinet (aménagement du territoire). La nouveauté, c’est que le niveau de violence n’a jamais atteint un seuil aussi élevé. Les violences se répètent rituellement chaque samedi et semblent être commises pour durer. Comme si le mouvement des gilets jaunes était condamné à entretenir la flamme, aussi près que possible des lieux du pouvoir, pour ne pas éteindre le feu. En soufflant sur les braises, certains dirigeants de partis politiques comme Mélenchon, Dupont-Aignan et Le Pen engagent leur responsabilité dans l’envenimement de la situation et en jouant la carte de la chute du gouvernement. La ligne rouge a été franchie quand la haine et la violence se sont portées sur les espaces privés. Intrusions à domicile, vandalisation des biens, menaces physiques dont ont été victimes dans leur intimité des parlementaires. En 1968, personne n’aurait menacé de mort quelqu’un qui voulait discuter. D’un « peuple » qui se proclame citoyen, on attendrait davantage d’éthique et de responsabilité pour dénoncer ces méfaits. Or, jamais les gilets jaunes ne condamnent clairement la brutalité. Ils l’expliquent et la justifient. Un autre signe créé l’inquiétude, les poussées croissantes d’antisémitisme. Personne au sein des gilets jaunes pour s’en émouvoir et affirmer son indignation en disant : « pas en mon nom ». Si par sa diversité, le mouvement ne peut être associé à toute forme de xénophobie ou d’antisémitisme, il n’en reste pas moins perméable à ces dérives qu’ils ne critiquent jamais.

C’est le moment choisi, pensent les radicaux, pour amorcer la logique insurrectionnelle dans la perspective d’un soulèvement. Certains gilets jaunes n’ont-ils appelés pas à se rendre à l’Elysée et devant la Chambre des députés ? D’autres n’ont-ils pas annoncé l’imminence d’un coup d’état ? « On n’est pas dans une période révolutionnaire, pense Daniel Cohn-Bendit lors d’un interview. On est dans une période de tentation autoritaire ».

Le débat est ouvert : n’est-ce pas finalement la violence qui donne sens au rassemblement des gilets jaunes, en manque de projet ? En stoppant la mobilisation, il risquerait d’être récupéré par les corps intermédiaires et les politiques. En fait, le mouvement, abandonnant peu à peu les ronds points, a besoin de cette dramaturgie médiatique des casseurs et des ultras, sinon les samedi ne seraient plus intéressants et ne feraient plus le buzz. Tant qu’ il y aura de la casse, les manifs se poursuivront et tant que les manifs continueront, il y aura de la casse. Les démonstrations du samedi semblent aujourd’hui incontrôlables. « On ira jusqu’au bout » disent les gilets jaunes. Mais au bout de quoi ? Pour certains d’entre eux qui ne cachent pas leurs intentions, les manifs sont l’occasion d’expérimenter en grandeur nature le scénario d’une insurrection à venir: comment peut-on prendre le pouvoir ? Où sont les faiblesses et les forces de la police, les failles du système, les lieux propices, comment s’emparer des bâtiments d’Etat ?

 

 

Emmanuel Macron, le bouc émissaire

 

L’ennemi désigné par le « peuple » des gilets jaunes, c’est le Président de la République. Le besoin d’un ennemi est manifeste. Il est mobilisateur et fédérateur. C’est finalement Macron qui, par défaut, est l’introuvable leader du mouvement. « Macron démission » est le plus visible des mots d’ordre. Ce seul slogan permet d’agréger des gens qui ne pensent pas forcément pareil mais se retrouvent pour vilipender sa personne. Il est intéressant de constater l’obsession omniprésente de ne vouloir s’adresser qu’à cette seule figure, celle de Macron tout en lui vouant une haine sans borne et lui promettre la potence et la guillotine. Trop jeune, trop intelligent, immature et arrogant, le bon élève qui n’a pas eu besoin de passer par les épreuves rituels des élections locales, Macron est un bouc émissaire idéal, un objet transitionnel. Ancien de la banque Rotschild, il est perçu, du haut de ses « privilèges », comme le président des juifs,  des riches et du mépris. On peut évidemment critiquer la politique ou le style personnel de Macron qui a tendance a décider de tout tout seul. Mais mérite-t-il autant de haine ? Pourquoi cette obsession des gilets jaunes à ne s’adresser qu’au Président tout en voulant le « raccourcir » ? Macron serait-il le corps du roi ? On peut évidemment critiquer sa politique ou son style personnel, pointer ses maladresses ou ses provocations, mais n’est-ce pas le cas de tous ceux qui sont dans l’action ? On fait volontiers l’hypothèse que la mort de Louis XVI reste un impensé de notre histoire qui continue à marquer notre vie collective. Une leçon moins tragique peut être envisagée.  N’est-ce pas à cause (ou grace) à lui, que la France renoue avec la politique mais.. malheureusement  dans ce qu’elle a de plus radicale et irrationnelle ?

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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