Notre ministre de la Culture est incapable de citer le titre d’un de la trentaine de romans et récits écrits par Patrick Modiano qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature. Est-ce grave ? C’est en tout cas « bizarre », comme aurait pu dire Modiano lui-même qui a tendance à tout trouver « bizarre ».

On peut n’avoir jamais lu de Modiano. Personnellement, cet auteur ne me passionne pas (contrairement à l’autre récent Nobel français, JMG Le Clézio). Je ne pense pas avoir parcouru plus de deux ou trois de ses romans : Rue des Boutiques obscures, Un pedigree, Dans le café de la jeunesse perdue, de mémoire. A chaque fois, j’ai dû un peu m’accrocher pour finir. Je reconnais la force de l’œuvre et sa constance à creuser les souvenirs d’une époque trouble. Mais ça ne me parle ni ne m’émeut beaucoup.

On peut donc passer à côté de Modiano. Mais ce qui est « bizarre », c’est que la ministre, vu ses fonctions, n’ait même pas pris la peine de demander à un de ses nombreux conseillers de lui écrire une fiche sur l’auteur, de façon à pouvoir en dire au moins quelques mots. Qu’elle n’ait même pas pris cette précaution semble montrer qu’au fond, elle s’en moque. Pour elle, un prix Nobel de littérature français n’a apparemment aucune importance. Elle serait restée ministre des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique (et peut-être, au fond d’elle-même l’est-elle restée ?), cela aurait pu se comprendre. Mais ministre de la Culture ? N’y a-t-il pas un minimum à respecter ?

Brillantes études

D’autant que cette désinvolture à l’égard du Nobel s’est accompagnée d’une justification pour le moins étonnante : depuis qu’elle a des fonctions ministérielles, depuis deux ans, donc, elle n’a plus le temps de lire que des notes et des dossiers techniques. Mais Modiano publie depuis 1968, époque où elle n’était pas encore née (elle est venue au monde en 1973). Elle aurait donc pu le lire ou au moins entendre parler de ses œuvres avant d’entrer au gouvernement. L’auteur de La Place de l’étoile fait quand même partie des écrivains contemporains qu’il est difficile d’ignorer dès lors qu’on prétend à un certain niveau culturel.
Et, à cet égard, Fleur Pellerin a un parcours d’études exemplaire : ESSEC, Sciences Po, l’ENA. Une « tête », comme on dit, qui lui a permis de devenir ministre à moins de 40 ans.
Mais qu’a-t-elle lu durant toutes ces brillantes études ? Des notes, des dossiers, des rapports, des compilations économiques ? N’a-t-elle jamais eu le temps ou le goût de s’intéresser à la littérature ? On ne le sait pas. Elle n’en parle guère et paraît, dans son action, plus préoccupée de « culture numérique » que d’humanités classiques.

Sang froid

On est loin de Georges Pompidou, auteur d’une anthologie de la poésie française et citant Paul Éluard à propos de l’affaire Gabriel Russier* : « Comprenne qui voudra, Moi, mon remords, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimés ». On est loin de François Mitterrand invité deux fois à Apostrophes puis à Bouillon de culture pour parler de ses lectures.
L’ensemble du personnel politique, à quelques exceptions près, s’est aujourd’hui « technocratisé », passé au moule de l’« énarchie ». Ces derniers ne pensent qu’en chiffres, en statistiques, ne voient le monde qu’au travers de notes, de résumés, de synthèses (pas plus d’une page), ne le comprennent que sous forme d’analyses, de concepts économiques, de grandes idées. Ils semblent ne plus rien « ressentir » de la réalité. N’avoir plus même de « sensibilité ». Ils se targuent d’être des animaux à sang froid. On en vient à s’étonner lorsque l’un d’entre eux laisse percer une émotion, comme Alain Juppé, réputé froid parmi les froids, lors d’une récente émission de télévision. Et l’on n’est pas très surpris quand le président de la République congédie sa compagne par un communiqué de presse…

Vieux con

J’ai tendance à penser que cet éloignement de la littérature et, plus largement, d’une certaine forme de culture humaniste, est une des raisons du fossé qui s’est creusé entre les politiques et les citoyens. Car le roman, la poésie disent des choses de la vie que l’analyse distante ne peut pas saisir. Ils nous plongent dans une réalité humaine dont les statistiques ne sauraient rendre compte. Ils racontent des existences et des désirs concrets auxquels les grandes mesures abstraites sont incapables de répondre. A mon sens, leur fréquentation permettrait aux responsables de politique, s’ils se donnaient la peine, de mieux entendre la société dont ils ont la charge et qu’ils prétendent écouter.
Mais peut-être suis-je un vieux con, nostalgique d’une vieille culture, d’un vieux pays, d’un vieux continent ? Peut-être est-il plus efficace, désormais, d’appréhender le monde et les autres au travers de Facebook, de Twitter et autre Linkedin. Puisque tout est économique et numérique, alors nous ne sommes plus effectivement que des numéros et cette nouvelle génération politique a raison de ne jurer que par les chiffres. Tout le reste est littérature**.

*Gabrielle Russier est cette enseignante qui, en 1968, a vécu une histoire d’amour passionnée avec un de ses élèves (mineur), a été condamnée pour cela à un an de prison avec sursis, et le parquet ayant fait appel pour alourdir la peine, s’est donné la mort. L’histoire a donné lieu à un film, Mourir d’aimer, d’André Cayatte.

**Au fait, madame la ministre, savez-vous d’où je tire cette dernière phrase, citation d’un poète ? Vous trouverez la réponse en la tapant sur Google.

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Réalisme et Réalité

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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ART & CULTURE, Le Magazine

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