Nul n’a pu échapper, ces derniers temps – à moins d’avoir choisi de vivre en ermite sans moyen de communication, au fin fond du désert, avec un voile sur les yeux et des bouchons dans les oreilles – aux émissions, débats et papiers divers qui ont accompagné la sortie française du livre Cinquante nuances de Grey (ou de force !).

Tout le monde en a parlé et tous les commentaires, ou presque, allaient dans le même sens : ce livre était sans intérêt littéraire, utilisant un érotisme de pacotille, aux limites du sadomasochisme, pour émoustiller les ménagères protestantes de plus de 50 ans, lassées de leur mari qui ne connaît que la position du missionnaire du samedi soir et s’endort en ronflant une fois le devoir conjugal piètrement accompli.
_ Bref, ce livre de gare n’arrive pas à la cheville de notre légendaire Histoire d’O publié il y a plus de cinquante ans par la sulfureuse Pauline Réage, alias Dominique Aury. (Je ne l’ai pas lu, je ne fais que résumer les propos que j’ai entendus à son égard.) Alors pourquoi un tel tintamarre autour de cet OLNI (Objet littéraire nul et insignifiant) ? Pourquoi cette énorme publicité gratuite qui lui est faite ? Car que l’on dise du bien ou du mal, ça fait vendre à peu près de la même façon, surtout si on est dans le salace. Je vois encore Roselyne Bachelot reconvertie en chroniqueuse de choc – un rôle qui lui va plutôt mieux que celui de ministre – se délectant d’en lire des passages égrillards d’une voix langoureuse (sur Direct 8, je crois) tout en prétendant s’en moquer.

Polyphonie commerciale

Oui, pourquoi tant de discours autour du vide ? D’abord, bien sûr, parce que parler de sexe, c’est toujours excitant. Mais plus encore, mesdames et messieurs retenez bien ce chiffre, parce qu’avant d’être traduit dans la langue de Sade, Fifty Shades of Grey s’est déjà vendu à 40 millions d’exemplaires dans le monde anglo-sexons (si j’ose ce piteux jeu de mots).

L’événement, l’information essentielle sont là : un tirage pharaonique, un succès planétaire et magique qui n’est pas loin de reléguer Harry Potter au rayon de ventes mineures (j’exagère puisque le jeune magicien a quand même fait vendre 400 millions de livres en 7 tomes et fait gagner encore plus de livres sterling à sa créatrice). La justification de cette polyphonie médiatique n’est pas la qualité de l’ouvrage, mais la quantité distribuée.

Non seulement les journalistes volent ainsi au secours de la victoire, mais ils se vautrent une fois de plus dans la culture du chiffre, soumis à une vision quantitative du monde que nous instille l’idéologie économique dominante : on en parle parce que ça se vend. Tout est commerce, tout est marché. L’information elle-même est une marchandise. Ne pas parler de ce qui se vend, c’est soi-même mal se vendre.

Non-pensée unique

Est-ce vraiment là désormais notre rôle de médiateur ? Je n’ignore pas qu’en écrivant ce papier, je suis moi-même en train de participer au « phénomène gris », puisque j’y fais référence. J’aurais dû me taire ou écrire sur autre chose et je suis tombé dans le piège. J’assume cette ambiguïté motivée par mon exaspération envers cette pensée unique journalistique, ou plutôt cette non-pensée qui conduit toujours vers le plus facile.

Nous qui nous plaignons toujours de ne pas avoir assez « d’espace » pour traiter de certains sujets (c’est souvent aussi un alibi pour ne pas les traiter, parce qu’ils ne sont pas assez « vendeurs »), nous aurions pu utiliser les pages et les heures d’antenne consacrées sans nuances à ce livre qui n’avait pas besoin de nous, à présenter d’autres livres plus modestes et plus profonds, à donner leur chance à des écrivains, des artistes qui mènent une œuvre exigeante sans être reconnus, à laisser de la place à des anonymes qui mériteraient de se faire un nom.
Évidemment, ceux-là, il faut aller les chercher, les découvrir, parier sur eux et prendre son temps pour les présenter. Cela demande de la patience, de l’enquête, du travail et parfois même d’aller en province, au-delà du périphérique ! On n’a pas vraiment le temps, entre un cocktail, un vernissage et une première, et puis, « coco », va nous dire le rédac’ chef, « ton artiste inconnu, il n’intéresse personne, c’est pas avec ça qu’on augmentera le tirage (ou l’audimat) ».

Rassurez-vous mes amis, les deux prochains tomes du chef-d’œuvre de miss E. L. James devraient sortir en français en 2013 : Cinquante nuances plus sombres, Cinquante nuances plus claires (ça c’est du titre marketing !). De quoi remplir à bon compte vos pages et vos plateaux.

 

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Irresponsabilité médiatique ?

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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Le Magazine, Médias et démocratie

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