Mardi 7 juillet 2010

Reconnaissons-le d’emblée, la chronique qui va suivre est casse-gueule. Elle s’attaque à un sujet vieux comme la presse : celui de la dénonciation des avantages indus, des collusions, des prébendes dont bénéficieraient les hommes de pouvoir, en réalité toutes les personnes un peu en vue dans la société. Et ce dernier détail a de l’importance, car les médias stigmatisent rarement les inconnus qui comme vous et moi tirent de menus avantages de leur métier, de leur position sociale, de leurs relations.

Mais la justification première de ces « révélations » fracassantes, c’est de s’attaquer aux puissants, au nom du 4e pouvoir. Évidemment, en réalité, on comprend bien que mes petits arrangements avec la morale sont moins vendeurs que ceux des ministres ou des grands patrons…

Pourquoi suis-je embarrassé ? J’avais décidé de la rédaction de cette chronique, il y a une quinzaine de jours, à la suite de l’affaire Boutin et de la succession de scoops, publiés notamment par le Canard Enchaîné, sur les « abus » des ministres cumulant leur salaire et leur retraite parlementaire. Mais avant que n’éclate « l’affaire » Woerth/Bettencourt, qui vient diablement compliquer le problème, parce que la machine à dénoncer s’est emballée et que nous sommes entrés dans la logomachie du bien et du mal.

Moralisme masqué
Ces attaques me semblaient particulièrement injustes, présentées comme elles l’étaient. Car ce cumul, sans plafonnement de revenu, est parfaitement légal depuis quelques années maintenant. Il est de droit commun et ne correspond à aucun abus, ni à aucune mesure dérogatoire . On aboutit ainsi au paradoxe que les ministres ont été sommés par le premier d’entre eux de renoncer à cette possibilité et donc sortir du statut de droit commun. Ce qui est permis à chaque Français qui prend sa retraite ne l’est plus aux ministres qui, dès lors, ne sont plus des Français à part entière puisqu’ils n’ont plus les mêmes droits que leurs concitoyens. On vient de recréer un régime spécial au détriment, cette fois, de ses bénéficiaires.
Certes, me direz-vous, on ne va pas pleurer sur le sort des ministres qui gardent quand même un coquet salaire et de nombreux avantages (que l’on est en train de leur réduire, semble-t-il). Mais la question n’est pas là. Car, lorsqu’on pense cela, justement, on fait un amalgame entre le légal et le légitime, entre le droit et la morale. C’est cet amalgame inavoué, ce moralisme masqué qui me gêne chez les dénonciateurs.


Démagogie

En dévoilant une pratique légale, sans dire clairement qu’elle l’est, ils poussent leurs lecteurs ou auditeurs à la considérer comme illégitime. Notre réflexe est en effet de dire, en apprenant cela, ce n’est pas normal. Pourquoi ? Parce que nous jugeons que ce n’est pas moral, quand on est aux commandes d’un pays en crise, de ne pas se serrer la ceinture comme les autres. Et nous avons ce réflexe non en raison de la pratique elle-même, puisqu’elle n’est pas répréhensible, mais de la position de ceux qui en profitent et des sommes en jeu qui dépassent très largement le salaire moyen des Français. C’eût été, en effet, une attitude morale de la part des ministres sexagénaires de demander la suspension de leur retraite pendant leur mandat ministériel (et je crois, deux ou trois l’ont fait spontanément). Pour autant, est-ce à la presse de les rappeler à cette exigence éthique, en opérant ce glissement ambigu que je viens de souligner ?
Plus largement, la presse est-elle là pour nous donner des leçons de morale ? Et cela lui donne-t-il le droit d’aller jusqu’à des formes de délation qui frisent la démagogie ?

Cumulards des médias
Les journalistes eux-mêmes sont-ils au-dessus de tout soupçon en matière de revenu. Je sais bien qu’il n’est pas nécessaire de voir la poutre qui est dans son œil pour remarquer la paille qui est dans l’œil du voisin. Mais combien d’entre nous n’ont pas un jour arrondi les fins de mois en faisant des « ménages », comme on dit dans la profession ? C’est-à-dire en utilisant notre nom, notre statut, notre publication pour animer, au prix fort, des débats ou des conférences. Combien, parmi les plus hardis dénonciateurs de cumul, travaillent en même temps pour une radio, un journal, une télévision, monopolisent les places – qui sont de plus en plus rares – et arrivent à des salaires qui feraient pâlir d’envie les ministres ? Combien, tout simplement, ont liquidé leur retraite et continuent leur activité ? Ce sera sans doute mon cas, d’ici quelques années. Pourtant, on ne voit jamais de papier sur les cumulards des médias, ni sur les revenus roboratifs de certains de nos confrères, ni sur leurs accommodements avec les principes et la charte du journaliste. C’est bizarre. Que fait la presse ?

Tréfonds archaïques
Celle qui m’intéresse, en tout cas, n’est pas celle qui prétend dire le bien, mais celle qui cherche à savoir le vrai, pas celle qui juge à ma place, mais celle qui donne à comprendre et laisse chacun juger selon ses propres valeurs, pas celle qui s’adonne à la démagogie, mais celle qui sert la démocratie.

Et l’affaire Woerth/Bettencourt, que j’évoquais au début, qu’est-ce que ça change ? J’y reviendrai lorsque les esprits se seront calmés. Tout ce que je peux dire, aujourd’hui, c’est que l’hallali médiatico-politique auquel nous assistons ne sert pas la démocratie. Que les coupables désignés à la vindicte le soient ou non, ne justifie pas qu’on les traite en boucs émissaires autour desquels se fait l’unanimité haineuse. Ce sont des mœurs de sociétés archaïques. Je ne suis pas fier que la presse nous ramène vers ces tréfonds.

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Philosophie en souffrance

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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CITOYENNETE, Le Magazine

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