L’affaire a déchaîné les passions éditoriales. Chacun y est allé de sa condamnation ou de son soutien. Elle occupé une bonne semaine la une des journaux. On l’a déjà oubliée et on est passé à autre chose. C’était pourtant il y a moins d’un mois. Je veux parler de l’affaire du « film » anti-islam diffusé sur Internet et de la parution de nouvelles caricatures de Mahomet dans Charlie-Hebdo.

C’est le lot commun, aujourd’hui, de ce qu’on appelle l’information : la montée en épingle d’événements insignifiants jusqu’à les promouvoir comme essentiels, indépassables, occultant tout le reste, le torrent des commentaires et des interprétations, les prédictions alarmistes et finalement la rechute brutale dans l’insignifiance. Cette démesure informationnelle n’est pas nouvelle. Mais l’hubris semble désormais portée régulièrement à son paroxysme, vraisemblablement stimulée par les nouveaux moyens de communication qui en accélèrent la portée et la rapidité de diffusion et nourrissent la surenchère. Les « crises » médiatiques s’enchaînent ainsi les unes aux autres, de plus en plus vite, dans l’affolement des émotions.

Tolérance

Évidemment, dans cette perpétuelle course en avant, on ne fait jamais le bilan de ce qu’on a dit ou écrit. Dans le cas présent, ceux qui prétendaient que les caricatures de Charlie-Hebdo allaient déclencher des représailles sur les ressortissants français à travers le monde se sont – heureusement – trompés. Je n’en ai vu aucun faire amende honorable et reconnaître que l’immense majorité des musulmans a eu plus de tolérance et de sagesse qu’eux qui s’acharnent encore, ces jours-ci, a aiguillonner la peur de l’islam à travers l’arrestation d’un réseau de malfrats qui ont trouvé dans l’islamisme radical la justification de leurs exactions de droit commun. Un tueur exalté ne se définit pas par sa religion. Anders Breivik se revendiquait chrétien. Nul n’a songé à associer toute la chrétienté à son acte dément.

Caricatures

Mais, si je reviens ici, avec un peu de distance, sur cette déjà « vieille » affaire du film et des caricatures, ce n’est pas pour polémiquer sur l’islamophobie ambiante, mais pour m’interroger sur le débat qui avait eu lieu alors concernant la « responsabilité » de la presse. Le magazine satirique avait été, en effet, quasi unanimement, jugé irresponsable par ses confrères et par la classe politique. On l’accusait de « jeter de l’huile sur le feu » et, conséquemment, de mettre en péril la vie de nos compatriotes.

Le journal répondait qu’il ne faisait que son métier en traitant d’un sujet d’actualité avec les dessins caricaturaux qui sont sa marque de fabrique. Que la liberté de la presse était un droit fondamental dans notre pays. Que se coucher devant les menaces des fondamentalistes était, à terme, bien plus irresponsable : on cédait à la terreur, on les encourageait à être encore plus radicaux.

Représailles

En pratique, il ne peut y avoir, en effet, de liberté absolue, sauf celle du tyran. Notre liberté, selon le principe kantien qui, pour nous, Occidentaux, la définit, s’arrête là où commence celle des autres. Elle doit être contrebalancée par la responsabilité qui lui permet de ne pas sombrer dans le n’importe quoi. Nous sommes à peu près tous d’accord là-dessus.

Les difficultés viennent quand il s’agit de déterminer, dans les faits, jusqu’où s’étend la responsabilité de nos actes et jusqu’où elle doit restreindre notre liberté. Si un Français avait été tué au Caire ou à l’Islamabad à la suite de la parution des caricatures dans Charlie, on aurait évidemment pointé du doigt la responsabilité directe de l’hebdomadaire.

Aurait-on eu raison ?
Le résistant qui, pendant la Seconde Guerre, attaquait des trains nazis, n’ignorait pas qu’il pourrait y avoir des représailles sur des populations innocentes. Était-il irresponsable ou plaçait-il sa responsabilité sur une autre échelle de valeurs : celle, justement, d’une liberté à reconquérir pour tous, au prix de la mort injuste de quelques-uns ? Ce qui est, toutes proportions gardées, l’argumentation de Charlie-Hebdo : si on se tait parce qu’on craint une vengeance, ce sera encore pire après. Autrement dit, la responsabilité d’un journal se situe-t-elle dans la défense de la liberté en général, quoi qu’il en coûte, ou doit-elle tenir compte des dommages collatéraux que cette attitude de principe risque de déclencher ? Il me semble qu’il ne peut pas y avoir de réponse définitive à cette question, seulement des réponses pragmatiques en fonction des circonstances et de l’évaluation du risque. Cela relève donc de la responsabilité de chacun et non d’un principe de responsabilité global.

Publicité

L’amusant, si l’on ose dire, est que cette mise en accusation de Charlie-Hebdo a été, largement, le fait de journalistes qui ne semblent pas avoir pris conscience de leur propre responsabilité dans l’affaire initiale, celle du film. Cette minable sous-production était restée totalement inaperçue, jusqu’à ce que des gens, un groupe salafiste, semble-t-il, y voient l’opportunité de faire parler d’eux.

Mais auraient-ils eu ce « succès » si les médias n’avaient pas relayé mondialement leur agitation toute locale et fait, tant au film qu’à ses opposants brutaux, une publicité tapageuse qui a permis à d’autres groupes de s’emparer du sujet. Les médias, ici, n’ont-ils fait que relater un événement qui méritait de l’être ou ont-ils créé cet événement de toutes pièces en lui donnant un retentissement qu’il ne méritait pas ? N’ont-ils pas, au minimum, jeté de l’huile sur le feu ? Et ne sont-ils pas alors directement responsables des destructions et surtout des dizaines de morts bien réelles survenues lors des émeutes liées à la polémique autour de ce film (mais, c’était loin, ce n’était pas des morts français, c’est donc moins important…) ?

Dérision

On sait que tous les extrémismes ont besoin du relais médiatique pour exister, durer et se développer. Et beaucoup de leurs actions violentes ont pour premier objectif de mobiliser les caméras. Parler d’eux, même pour les condamner, c’est en même temps les servir et les valoriser. Les médias, dès lors, ne sont-ils pas irresponsables de leur donner une telle visibilité ? Par ce biais, la presse ne produit-elle pas, en grande partie, sans le vouloir, sans doute, mais avec une certaine complaisance, le terrorisme et, en retour, l’islamophobie aveugle qui se répand autour de nous ?

Peut-être poussé-je le bouchon un peu loin ? Je veux simplement souligner que la question de la responsabilité médiatique est complexe et qu’il est plus facile de traiter les autres d’irresponsables que de se voir tels.
Et, à tout prendre, je me demande si la dérision pratiquée par Charlie-Hebdo n’est pas une arme plus efficace pour combattre les extrémismes que l’alarmisme et la peur véhiculée par les médias « sérieux », dont se glorifient les fous de dieu.

Lire la chronique précédente :

Hâte-toi lentement

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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