
Facebook : trop vrai pour ĂȘtre beau
Le journalisme semble ĂȘtre un mĂ©tier oĂč lâon nâapprend rien de lâexpĂ©rience, oĂč lâon a du mal Ă tirer les leçons du passĂ©. La rĂ©cente introduction en bourse de Facebook en est encore une rĂ©cente illustration.
Depuis des mois, lâannonce de cette introduction, dâailleurs plusieurs fois reportĂ©e, faisait le bonheur des mĂ©dias en mal de bonnes nouvelles Ă©conomiques. Dans un horizon morose, Facebook apparaissait comme le phare glorieux de notre avenir numĂ©rique. Et chacun de sâenthousiasmer sur la valeur potentielle et les futurs dividendes mirobolants quâallait dĂ©gager ce rĂ©seau social, chacun dâavancer des sommes aussi incandescentes quâindĂ©centes.
100 milliards de dollars ! Facebook, lâentreprise qui valait 100 milliards de dollars ! Sur quoi reposait ce chiffre ? Sur quel calcul savant ? Apparemment aucun. Un tel chiffre se suffit Ă lui-mĂȘme par son caractĂšre Ă la fois apparemment rationnel, dans notre systĂšme dĂ©cimal, et symbolique, puisquâil constitue un seuil, une barre Ă franchir qui aurait placĂ© Facebook dans la cour des gĂ©ants dĂšs son premier essai. Cela aurait Ă©tĂ© tellement beau que cela ne pouvait quâĂȘtre vrai. Et donc toute la presse Ă©conomique semblait y croire et sâest mise, en relayant ce chiffre magique, peut-ĂȘtre sans en avoir clairement conscience, au service de la communication des banques, toujours les mĂȘmes – Morgan Stanley, Goldman Sachs, JPMorgan – qui rĂ©alisaient lâintroduction. Ces derniĂšres ne pouvaient que se rĂ©jouir de ce soutien inconditionnel Ă lâillusion quâelles entretenaient, notamment parce quâelles sont rĂ©munĂ©rĂ©es en fonction du prix dâentrĂ©e en bourse.
25 milliards de membres !
Pas besoin dâĂȘtre un prix Nobel dâĂ©conomie, pourtant, pour se livrer Ă un calcul tout bĂȘte. Le chiffre dâaffaire annuel de Facebook est de quatre milliards de dollars, 25 fois moins que la capitalisation rĂȘvĂ©e. Le rĂ©seau compte 900 000 millions dâadeptes. Chaque membre rapporte donc Ă lâentreprise 4 dollars et quelques cents par an. Rappelons que dans ce modĂšle Ă©conomique fondĂ© Ă 85 % sur la publicitĂ©, le membre nâest pas le client, mais le produit : il est vendu comme cerveau disponible. Cela veut dire quâil faudrait que chaque Facebookien soit vendu 25 fois plus cher Ă la publicitĂ© pour atteindre les 100 milliards. Ou que le rĂ©seau conquiert 25 milliards de membres, ce qui Ă court et mĂȘme Ă long terme paraĂźt un peu irrĂ©aliste⊠Et mĂȘme en faisant un mix des deux, un peu plus de membres, monnayĂ©s un peu plus cher, lâobjectif semble encore hors de portĂ©e.
Ajoutons Ă cela que Facebook est dĂ©jĂ , pour Internet, un modĂšle ancien concurrencĂ© par de nouveaux arrivants. La bulle Internet des annĂ©es 2000 est-elle dĂ©jĂ si loin quâon a oubliĂ© la fragilitĂ© de ces modĂšles immatĂ©riels, qui reposent sur une (bonne) idĂ©e facilement copiable ? Raisonnablement, et en restant trĂšs optimiste Facebook ne vaut pas plus que 5, ou 10 milliards de dollars, au grand maximum. Câest dĂ©jĂ beaucoup quand on sait que Google, entreprise beaucoup plus puissante, nâa Ă©tĂ© valorisĂ©e quâĂ 20 milliards. Mais ce nâĂ©tait pas assez pour crĂ©er « lâĂ©vĂ©nement ».
Plumitif emballement
Raisonner comme je viens de la faire, en effet nâest pas trĂšs « sexy ». Ăa ne dĂ©clenche pas les passions dont les mĂ©dias se nourrissent. La belle histoire est toujours plus vendeuse que la vĂ©ritĂ©. Et lĂ , on avait tous les ingrĂ©dients dâune belle histoire, mille fois racontĂ©e, certes, mais toujours pleine dâĂ©motions : lâinvention gĂ©niale par un jeune Ă©tudiant de Harvard, seul dans sa chambre, le succĂšs rapide, lâextension Ă lâĂ©chelle mondiale, les millions dâamis qui papotent chaque jour sur le rĂ©seau, un nouvel univers virtuel qui sâouvre Ă lâhumanitĂ© et le jeune homme mĂ©ritant qui devient soudain archi-milliardaire, mais garde son survĂȘtâ Ă capuches, comme nos enfants. Câest lâAmĂ©rique, câest le Nouveau Monde et un monde nouveau oĂč tout redevient possible et notamment dâĂȘtre trĂšs riche, trĂšs rapidement. Il nâen faut pas plus pour que les esprits et les plumes sâemballent au dĂ©triment de la plus Ă©lĂ©mentaire luciditĂ©.
Et la morale de cette « belle histoire », comme le marchĂ©, lui, ne sâest finalement pas emballĂ©, câest que fleurissent aujourdâhui autant de papiers pour analyser avec sagacitĂ© pourquoi ça nâa pas fonctionnĂ© quâil en a Ă©tĂ© Ă©crit pour dire pourquoi ça allait ĂȘtre lâaffaire du siĂšcle. Câest bon aussi pour les mĂ©dias quand la belle histoire tourne mal.