Une certaine lassitude me prend au moment de commencer la rédaction de cette chronique. Non pas en raison de la chronique elle-même, que j’ai plaisir à écrire, mais à cause du sujet que je me sens l’obligation de traiter parce qu’il domine largement les colonnes des journaux et les plateaux de télévision : le débat autour de l’élection présidentielle.

Je ne vais rien dire de nouveau, ni d’original, mais comment éviter de parler de ce qui occupe l’horizon médiatique, à quelques encablures du premier tour de cette votation ? Car c’est à chaque fois la même chose. On espère que cet événement quinquennal fasse l’objet d’un débat de bon niveau. On formule le vœu (voir d’ailleurs ma contribution de janvier sur ce même site) que chaque candidat puisse exprimer sereinement ses idées, son projet, sa vision. On attend du souffle, de l’ambition, de l’enthousiasme. On voudrait que la confrontation prenne un tour raisonnable qui nous permettrait de comprendre les arguments et les valeurs portés par les uns et les autres. En un mot, on aimerait un débat adulte et citoyen pour pouvoir choisir en toute connaissance de cause.

Barquettes de viande

Et on sombre dans la polémique du bifteck saignant ou saigné, des cantines communautaires, du salaire des footballeurs et de l’exil fiscal. Le chômage grimpe, la dette est devenue irremboursable, l’Europe se délite, le Qatar nous rachète par appartements, les ressources fossiles s’épuisent, les catastrophes climatiques s’enchaînent, les Syriens se font massacrer et nos prétendants au trône, largement relayés par la presse s’écharpent sur l’étiquetage de barquettes de viandes que nombre de nos concitoyens ont de plus en plus de mal à acheter. C’est à vous rendre végétarien ! Mais peut-être une candidate éclairée va-t-elle bientôt nous annoncer que les poireaux sont circoncis et les courgettes excisées…
Les bras m’en tombent. Nous sommes la risée des observateurs étrangers. Nous Français, héritiers de Descartes, peuple qui nous pensons si intelligents, d’une intelligence supérieure aux autres « civilisations » même, comment se fait-il qu’immanquablement, à chaque élection, nous en revenions à ces controverses douteuses et insignifiantes en nous donnant l’impression qu’elles sont essentielles et indispensables, à tel point que toute autre discussion disparaît derrière ce brouillard artificiel ?

Panem et circenses

Essayons de comprendre comment se produit cette déliquescence de la pensée. Et d’abord, soyons justes. Si on allume ses phares antibrouillards, on voit, sur le bas côté, des journalistes qui tentent de bien faire leur métier. Présentation détaillée des programmes, évaluation chiffrée des propositions, comparaisons internationales, analyse des discours, points de vue des électeurs, regards d’experts et de penseurs : celui qui veut se donner le mal de chercher un peu trouvera toutes ces informations, traitées avec la distance qui convient, dans la presse écrite et audiovisuelle.
Les responsables de la débâcle intellectuelle, à mon sens, sont les politiques épaulés par leurs omniprésentes « cellules de communication ». Les politiques ne parviennent pas à sortir d’une vision clientéliste de leur électorat qu’il s’agit de séduire, comme au temps de la Rome antique, en leur offrant du pain et des jeux. D’autant plus qu’ils ne savent pas trop quoi leur offrir d’autre : ils savent, qu’au fond, leur pouvoir est de façade et qu’ils n’ont pas beaucoup de solutions pour enrayer la crise générale qui nous mine sauf à proposer des mesures aussi drastiques que déplaisantes. Derrière, leurs spin doctors inventent les petites histoires (storytelling, in English) destinées à amuser la foule, ou à l’enfumer, et qui deviendront des éléments de langage qui permettent de beaucoup parler sans rien dire d’important. Le tour est joué, croient-ils.

Arrière-boutique

Que peuvent faire les journalistes face à cette communication au bazooka ? Déontologiquement, ils devraient l’ignorer, passer outre et amener le débat sur l’essentiel. Mais on aurait vite fait de les accuser de négliger l’obus envoyé à l’adversaire et qui « intéresse les Français » (argument péremptoire utilisé par les lanceurs de missiles). Deux solutions se présentent donc à eux. La première est de marcher dans la combine en se disant qu’un sujet bien polémique, c’est vendeur.
La seconde est de démasquer la manœuvre de diversion, en en montrant l’incongruité, ce qui oblige quand même à la commenter. Si bien que voulant dissiper l’écran de fumée, ils le renforcent malgré eux en maintenant la pression sur le sujet futile. Le piège communicationnel se referme sur tout le monde. L’insignifiant finit par se gonfler de sens.

Il n’est pas étonnant, dès lors, que deux tiers de nos concitoyens, selon un récent sondage, disent se désintéresser du débat politique actuel. Quand les politiques et leurs officines de communication comprendront-ils que nous attendons d’eux autre chose que des querelles d’arrière-boutique ?

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Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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