Lettre fermée aux gens du Nord et Compagnie

par Sony Labou Tansi

« Chers concitoyens d’une planète chipée, un homme vous parle, non pas avec des chiffres parce qu’ils quantifient bêtement ce qui n’est pas mesurable, c’est-à-dire la vie, l’émotion de sentir et d’être, la griserie d’entendre le chant général des êtres et des choses.

Je vous parle seulement avec la force des mots, au moment où quelque chose de grave peut les mettre en grossesse d’une hantise. Quand les mots ont bu un verre d’angoisse, et qu’ils se mettent subitement à tituber, à tergiverser et à tâtonner sans vergogne.

Vous nous avez chipé cinq siècles, mais là n’est plus la question. Le temps a bien passé. Il ne nous reste plus qu’une chose : parler. Parler et ouvrir les yeux. Ouvrir les yeux sans nous mélanger les pédales, vous qu’on dit du Nord, et nous qu’on enferme dans ce Sud sans frontières, à coups de Banque mondiale et de fronts monétaires fermés. Classiquement, on nous a dit : soyez un peu plus civilisés, un peu moins paresseux, un peu moins malades, affamés, un peu plus acquis à la cause du marché, un peu moins enfanteurs et vous vous tirerez d’affaire sans écrouler les bases mondiales de la libre entreprise. On va vous enseigner comment enfanter un développement à la gomme sans que cela ne vous coûte les yeux de l’avenir et surtout sans que cela ne devienne une catastrophe pour l’humanité normale et naturelle. C’est dans cette optique-là qu’on nous a fait boire des plans d’ajustement qui visaient à sauver des petits milliards gringalets et chétifs, voués à apporter quelques gouttes de sueur dans les océans de la dette.

Aujourd’hui tous les jeux sont clairs. Le FMI que les humoristes kongo désignent par Fonds Mondial des Impunités doit regarder dans les yeux le désastre social qu’il a creusé. Tout se voit comme si à partir des pays appauvris qu’on dit pauvres le FMI finançait l’élargissement de la base mondiale de la pauvreté. Il est un sport moderne récemment apparu à côté des sports classiques, il consiste à tabler bruyamment sur les pauvretés d’autrui, les qualifier, les médiatiser, et les commercialiser, les humaniser…

Nous ne sommes malheureusement plus à la belle époque où la barbarie avait son identité, sa race, sa géogrammologie, ses titulaires, ses doués, ses héritiers, ses porteurs invétérés. L’histoire a déjà démenti une sacrée partie de l’histoire. Qui donc a la bouche assez large pour dire dans un grand rire que le monde d’aujourd’hui ne se contentera plus du petit vocable Nord-Sud ? Nous devons les uns les autres apprendre à mettre à l’heure toutes les pendules de l’histoire, de la morale, de la raison, du rêve, de l’intelligence. Messieurs les gens du Nord, votre développement nous coûte trop cher. Le temps est venu de changer ce développement. Vous n’avez plus d’oreille pour l’entendre. Vous n’avez plus d’yeux pour le voir. Plus de rêve pour l’envisager. Mais notre devoir est de dire avec toute la force qui nous reste que de nous avoir piqué cinq siècles, ça suffit. Vous ne pourrez plus piquer du temps au temps. Dans un monde où la justice est périmée, le droit sens mauvais. Comme nous avons attendu la chute du mur de Berlin et celle des bureaucraties alimentaires, nous attendons la chute du développement. La consommation n’a pas de quoi être Dieu. Elle est trop conne pour vivre deux cents ans. Moralement, esthétiquement, raisonnablement et humainement, votre connerie est trop cocasse. Le bateau prend l’eau. Vous pouvez encore faire la sourde oreille devant le cataclysme écologique, vous pouvez encore cacher la gangrène économique et dissimuler l’ampleur du désarroi social, la mort de la pensée vous guette, la fin du rêve frappe à votre porte, car votre développement est moralement insoutenable, vos économies de gâchis sont injustifiables du simple point de vue de la raison. A triple plan moral, écologique et logique, le Nord a engagé notre planète vers un suicide collectif. […]

Nous sommes arrivés à ce moment crucial où nous devons apprendre à tout réinventer : les concepts, les approches, les habitudes, les méthodes, les outils, les nations, les espaces… tout au jour d’aujourd’hui est à réinventer. C’est la seule possibilité qui nous reste de contourner le cosmocide de notre planète.
Vous pouvez banaliser l’état actuel du désastre planétaire, mais vous ne pourrez plus cacher à personne les vraies données du problème. Votre gâchis coûte trop cher, il faut maintenant que vous mettiez toutes les énergies en marche pour l’arrêter. Et où trouver pareilles énergies sinon dans la rigueur des droits de la raison face aux raisons de la brutalité aveugle ? Il faut se prépare à repenser la rue, la ville, l’État, la nation pour permettre à l’aventure de la conscience et de la raison de réaliser que la responsabilité reste et demeure le sommet de la liberté. On n’est pas un homme libre sans avoir acquis tous les visas de la responsabilité. A votre liberté aveugle il est urgent d’adjoindre les lunettes de la responsabilité qui tiennent compte de toutes les lois de la compensation. En parlant de puissance, vous est-il possible de réaliser, après tant de vanité et d’arrogance, que vous n’avez puissance qu’à déséquilibrer ?

Parce que vous ne laissez aucun temps au temps, aucun espace à l’espace et aucune chance à la survie de l’avenir, vous avez tué le nécessaire pour la juste marche des superflus. En un mot, votre progrès se résume en termes d’assassinat de la nécessité aux bons offices du superflu. La quantification de tout vous a rendus sourds et aveugles à la vie. La mort est devenue votre seul dieu. Aller vite n’importe où, n’importe comment et pour n’importe quoi, voilà tout le sens profond de la civilisation que vous nous avez fagotée en dehors de toute forme de raison, d’intelligence, de connaissance et de culture : nous sommes arrivés au siècle du jeter-aller. Vous avez oublié que le seul rêve qui nous reste à rêver est celui de la survie d’un futur potable. »

Le texte qui précède, on l’aura compris, n’est pas de ma plume. J’ai souhaité inviter, pour la présente chronique, un homme qui fut un ami. Et le laisser parler à ma place, tellement mieux que je ne l’aurais fait et avec tellement plus de force – parce que c’était un écrivain et qu’il avait la distance de son origine pour le faire avec autant de lucidité et de pertinence – de ce monde computationnel et consommatoire qui a perdu la raison et oublié la vie, de cet Occident qui a perdu le Nord, entraînant le Sud dans sa folie et qui nous mène, comme il dit, vers le « cosmocide ».

Ce texte prémonitoire a été écrit en 1992, il y a près d’un quart de siècle par Sony Labou Tansi. Cet écrivain congolais était un poète, un romancier (il a publié 6 romans au Seuil) et un dramaturge (une dizaine de pièces dont beaucoup ont été jouées en France, notamment au Festival des francophonies de Limoges), habité par l’écriture. « J’écris, disait-il, pour qu’il se fasse homme en moi ». Il était aussi un penseur visionnaire, voire prophétique et profondément révolté contre l’injustice : « La bombe de la pauvreté, écrivait-il, doit être désamorcée ou bien elle sera plus terrible que toutes vos bombes. »
Sony est mort à 48 ans, en 1995. Il a été malheureusement un peu oublié, mais pas de tous. Et son œuvre, je l’espère, travaille en profondeur. Il faut remercier Greta Rodriguez-Antoniotti, qui, à l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, a réuni avec intelligence l’essentiel de ses textes de réflexion et de ses « coups de gueule », sous le titre « Encre, sueur, salive et sang » (Éditions du Seuil). Cette « Lettre fermée aux gens du Nord et Compagnie » en est extraite. Puisse-t-elle vous encourager, chers lecteurs, à lire les autres textes de ce livre, pour moi indispensable aux hommes de conscience.

Et si vous êtes conquis, comme moi, par le jaillissement langagier de cet écrivain inclassable, je vous conseille aussi la magistrale édition de sa poésie complète par les éditions du CNRS et Item, sous la direction de Claire Riffard et Nicolas Martin Granel et sous le titre : « Sony Labou Tansi, poèmes ». 1250 pages, en effet, de poèmes dont presque aucun n’avait été édité à ce jour et dont chacun est un voyage dans la langue, l’émotion et la beauté.
Bonne lecture.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

Catégorie(s)

GEOPOLITIQUES, SOLIDARITE

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