Ancien vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie et de l’Agence Française de développement, Jean-Michel Severino est Président de Convergences 2015. Membre du Haut Panel des Nations Unies chargé de travailler sur l’agenda post-2015 des objectifs du millénaire pour le développement (OMD), il défend une approche globale de la lutte contre la pauvreté.

En quoi a consisté le rôle du Haut Panel nommé par le secrétaire général des Nations Unies dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) ?

La date butoir des Objectifs du millénaire pour le développement est 2015. Mais le processus international de réflexion sur l’après 2015 a été amorcé dès 2012, avec la nomination par le secrétaire général des Nations Unies d’un “panel de haut niveau” chargé de définir les orientations et de travailler sur l’agenda post-2015. Coprésidé par David Cameron, Premier ministre du Royaume-Uni, Susilo Bambang Yudoyono, Président de l’Indonésie et Ellen Johnson Sirleaf, Présidente du Libéria, le panel a publié le 30 mai 2013 son rapport final, ébauchant le nouveau cadre appelé à prendre le relais des OMD. Dès ce mois de septembre 2013, Ban Ki-Moon proposera à l’assemblée générale des Nations-Unies, sur la base dudit rapport ainsi que d’autres sources, un processus et des orientations pour le renouvellement de l’agenda international.

Et plus concrètement, en termes de calendrier ?

J’imagine que le secrétaire général va proposer à l’assemblée générale un groupe de travail qui réunira une partie des Etats membres. S’ensuivra une discussion de quelques mois qui aboutira à soumission au vote de l’assemblée générale d’un texte en septembre 2015. La négociation finale sur les OMD sera sans doute beaucoup plus politisée que ne l’a été notre débat au sein du panel. Les sujets seront les mêmes, mais soumis aux différents processus de négociation inter-gouvernementaux qui prendront le relais.

S’il fallait retenir un message parmi les grandes directions ouvertes par le panel…

Pour la première fois dans l’histoire de la planète, on affirme que l’élimination de la pauvreté absolue à l’échelle de la planète est possible, à l’horizon 2030.

On pourrait relativiser l’audace du projet en rappelant que le niveau de pauvreté absolue est fixé à 1,25 dollar par jour et par personne…

On peut toujours tout objecter. Le fait de poser comme objectif commun l’élimination de la pauvreté n’en demeure pas moins extraordinaire. Les calculs sont là. En jouant sur la combinaison de la croissance économique et de la redistribution mondiale, cet objectif est à portée de main. On ne l’aurait pas dit il y a dix ans.

Quelles sont les autres grandes orientations proposées ?

Il est nécessaire que les OMD soient pensés en termes économiques et identifient l’emploi comme le sujet majeur des quinze prochaines années. De la résolution de la problématique de l’emploi, qui concerne l’ensemble de la planète, dépendra la réussite d’un bon nombre de composantes des OMD. Si nous ne parvenons pas à répondre à la demande des centaines de millions de jeunes qui vont arriver sur le marché de l’emploi d’ici 2030, nous n’aurons pas de croissance économique, l’ accès à l’éducation et la santé se trouvera freiné et la conflictualité vraisemblablement exacerbée.

Autre point essentiel : Rien ne sera fait en dehors de la dimension environnementale. Il n’y aura pas de nouveaux OMD qui ne soient en eux-mêmes des objectifs de développement durable.

Enfin, dernier message central : la prochaine génération des OMD devra intégrer des dimensions de la paix et des droits de l’homme. Les conflits sont la première cause des retards pris dans la lutte contre la pauvreté, ainsi que des retards au niveau environnemental. Le nombre de pays entrés en conflit ces 20 dernières années est considérable, le nombre de victimes de ces conflits est colossal et les pertes en PIB liés à ces conflits sont hallucinantes.

Au regard des travaux et des conclusions du panel, peut-on affirmer que 2015 sera une date charnière, voire de rupture dans la lutte contre la pauvreté ?

Comme tout groupe de travail, le panel prend d’une part acte du réel et de ses évolutions, d’autre part ouvre des pistes. Ne nous leurrons pas : ce type d’exercice est fatalement voué à un certain conservatisme dans la mesure où il repose sur une négociation entre membres pour aboutir à un compromis sur l’état du monde. Mais il y a dans ce chantier de bonnes nouvelles pour la planète. Dans un monde gagné par les tensions et les conflits de tous ordres, ce travail sur les OMD est l’une des rares occasions de rassemblement de la communauté internationale autour d’objectifs partagés. Ce qui, en soi, constitue une rupture fondamentale. A tel point, a plaidé le panel, qu’il devient nécessaire de sortir de la logique traditionnelle de développement, où les pays riches aident les pays pauvres, pour adopter une logique beaucoup plus globale. Il s’agit désormais de fixer des objectifs élargis, sociaux, environnementaux, économiques (on aurait pu ajouter culturels, mais ça n’a pas été le cas, c’est dommage) et d’encourager chacun des acteurs, à son échelle, selon son positionnement, à jouer un rôle dans leur réalisation. On a quitté l’articulation binaire riches-pauvres, nord-sud, est-ouest, pour promouvoir le principe de responsabilité différentiée dans l’atteinte d’objectifs communs.

“Chacun des acteurs”, dites-vous… Cela signifie que les Etats n’ont plus un rôle central dans les objectifs de développement ?

Je me réjouis de constater que le message de conclusion du panel rejoint de plain-pied la thèse défendue depuis le début par Convergences : celle de la nécessaire structuration d’un partenariat global autour des objectifs du millénaire. Nous avons bien sûr toujours besoin des Etats sur les champs où leur légitimité de décision et d’action reste déterminante. Mais dès lors que l’on aborde les grands sujets structurels de la planète, il est clair que les Etats ont perdu le monopole de l’action collective et que le monde est devenu trop complexe et trop mal gouverné pour qu’ils soient en mesure d’apporter seuls les solutions. Diversité, pauvreté, droits de l’homme : le progrès sur ces grandes causes sera le résultats d’alliances nouvelles entre les Etats, les entreprises, les collectivités locales, les ONG, les fondations. L’économie sociale et solidaire peut à cet égard être un laboratoire précieux pour ces nouvelles alliances.
Là encore, une rupture s’est opérée. Jusqu’à présent, les Nations Unies ont toujours défendu une approche étatiste. Et les OMD actuels relèvent eux-mêmes d’une approche exclusivement étatiste.

Dans les faits, le poids de certains acteurs non-étatistes est déjà incontestable…

Effectivement. Sur le champ de la santé mondiale par exemple, la fondation Bill Gates a plus d’influence que l’OMS. Mais qu’il faut faire aujourd’hui, c’est passer du constat à l’appropriation de cette réalité pour aller vers l’organisation dynamique des alliances. Ce qui n’est pas un message si évident qu’il n’y paraît. Dans les institutions et les cénacles de réflexion, il est même encore très contesté. Au sein de Convergences, certains promeuvent une entreprise privée dont le seul but est de faire du profit sans avoir à se soucier de la réduction de la pauvreté, d’autres défendent un monde structuré par la lutte des classes et où les partenariats avec des représentants de l’économie privée sont nécessairement coupables.
Par ailleurs, au-delà de ce qui existe et de ce que l’on souhaite atteindre, il convient de faire attention aux faux semblants ; le greenwashing, ça existe, les fausses alliances, ça existe, les ONG qui sont prêtes à tout pour un peu d’argent, ça existe.

Quid du rôle direct des citoyens ?

Il va devenir de plus en plus essentiel. Le crowdfounding constitue l’une des ouvertures méthodologiques les plus importantes en termes de collaboration entre les citoyens et l’entreprise, au travers d’approches comme l’arrondi, les achats augmentés, le microdon. Il ne fait pas de doute que ce modèle de financement doit être encouragé.

A partir de quoi peut-on affirmer que les OMD sont atteints ? Sur la base de quelles options de mesure et de quels instruments ?

Parmi les huit OMD et la cinquantaine de sous-objectifs, certains ne sont absolument pas mesurables. D’autres sont mesurables mais n’ont pas été mesurés, faute d’appareils statistiques et de systèmes de suivi. Il y a également des indicateurs non-pertinents, a minima discutables. Un exemple : sur l’éducation, les objectifs ont été fixés en termes de taux de scolarisation. Or, tout le monde s’accorde pour dire que la scolarisation est une donnée purement formelle et que ce qui compte, c’est ce qu’un enfant apprend. On aurait donc dû opter pour des objectifs liés aux contenus cognitifs absorbés.

Voilà pour l’aspect “technique” de la mesure. Mais le choix des indicateurs est aussi sous-tendu par des postures éthiques…

Une autre critique, plus politique, voire philosophique, est également possible. On peut en effet se demander si l’on doit raisonner en termes de nombre d’habitants de la planète ou en termes de nombre de pays. Si l’on raisonne en nombre de personnes, certains OMD sont totalement atteints. Mais c’est en partie dû à la croissance chinoise, qui a permis à 600 millions de personnes d’atteindre ces objectifs. Pendant ce temps, en Afrique, à bien des égards, il ne s’est rien passé.
Autre question : en quoi l’atteinte d’un objectif reflète-t-elle un effort de politique publique mondial ? Si la croissance économique mondiale est de 6% et que l’on fixe des objectifs qui sont la conséquence naturelle de ces 6%, on ne fait rien d’autre que se laisser porter par les événements. A contrario, si la croissance est nulle et que les indicateurs ne progressent pas, ce n’est pas forcément que l’action volontaire mondiale n’a pas eu d’effet.

Ce sont là des débats sans fin…

Tous les sujets dont nous parlons ici renvoient en creux aux grands débats qui structurent de façon transversale un très grand nombre des réflexions politiques publiques à l’échelle de la planète. Ils opposent les logiques techniques et les logiques politiques, les approches intégrées et celles qui désolidarisent politique et environnement, les tenants d’un tropisme de la pauvreté et ceux d’une lecture globalisante… Mais, au-delà des débats, la négociation internationale consiste aussi à créer un espace d’ambiguïté qui permet de ne pas trancher définitivement.

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Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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