Par Bernard Wach

Le monde est moche : guerres, fascismes divers, morts sur morts, massacres, génocides au Rwanda et persécution des Ouïghours, accaparement des richesses par des maffias politiques sans scrupules, menaces sur la démocratie, ambitions nationales qui attentent à la paix, des populations soumises par la peur, ou au destin médiocre, sans joie ni émancipation possible. S’indigner de tout mais quelles sont les urgences et où peut-on encore agir ?

Il faudrait classer, hiérarchiser les malheurs et les urgences, compter les morts, peser  les souffrances, mesurer les rapports de force. La tâche est immense et ingrate, sans fin, en butte aux négationnistes toujours prompts à blanchir les crimes de leur suzerain ou ceux qui dérangent leurs plans. Surtout elle arrive souvent trop tard, après l’irrémédiable, elle dénonce le crime, rend justice aux victimes mais c’est une lutte d’arrière-garde. « Plus jamais ça » mais le ça est multiforme et les grands criminels politiques montrent le plus souvent patte blanche et font les beaux aussi longtemps que leurs crimes ne sont pas dévoilés au grand jour. Alors, il est trop tard…

Il n’est pas trop tard quand on sait identifier une population à haut risque d’être naufragée. C’est le cas pour le sort promis à toutes les femmes d’Afghanistan, 50% de la population du pays en résidence surveillée, interdite d’espace publique, privée d’éducation, d’accès à la santé, livrée à la discrétion de familles parfois bienveillantes, parfois oppressantes, souvent misérables et sous la pression d’autorités machistes, misogynes et réactionnaires. Elles n’auront bientôt aucun espoir de vie sociale, ni d’amélioration de leur condition, avec comme seule perspective de tenir un foyer, sous la houlette d’un mari qu’elles n’auront pas choisi, qui aura tous les droits sur elles, qui au mieux sera bienveillant tant qu’elles feront ce qu’on attend d’elle. Qu’il meure et elles ont tout à craindre du statut de veuve proche de celui de prostituée, une menace pour la vertu. Leur restera la possibilité d’être remariée de force, de s’enfermer chez un frère, des parents. C’est en perspective la pire misère sociale, affective, culturelle, physique pour la moitié de la population. Ce ne serait rien d’autre qu’un crime de masse.

Il est des progrès, il est des régressions sociales et politiques. Je pense à ces femmes modestes tôt dans le 20ème siècle, qui avaient bénéficié d’une courte scolarité primaire, à qui l’industrialisation et la première guerre mondiale avaient donné un accès au travail salarié et qui selon une logique implacable disaient à leur fille : « travaille à l’école, apprend un vrai métier, gagne ta vie et ne fais pas trop d’enfants ». Elles savaient que le travail et l’autonomie financière, plus sûrement que l’espoir d’un beau mariage sont les clés d’une meilleure vie. Elles étaient la face cachée du féminisme, là où intellectuelles et bourgeoises suffragettes en étaient la face émergée.

A l’opposé, les femmes afghanes sont en voie d’être recluses, sous l’entière dépendance des familles, des maris, des talibans, ces austères puritains misogynes. Dans la misère, on vend sa fille au plus offrant comme un père témoignait craindre devoir le faire pour nourrir ce qui resterait de sa famille. Au 18ème et encore au 19ème siècle en France, les filles-mères sans famille pour les aider étaient rejetées de leur emploi et souvent contraintes à la prostitution pour survivre et élever leur enfant. Hugo avec un réalisme cru montre Fantine, ange déchue, vendant ses cheveux et ses dents pour élever Cosette, elle-même exploitée et durement traitée par sa famille d’accueil. En Afghanistan, les filles-mères ou les femmes adultères seront plutôt exécutées ou lapidées. Pourtant rien n’est encore fatal. Contre la tradition islamique et le patriarcat traditionnel qui ne fait pas de leur condition la plus enviable sur terre, la condition des femmes afghanes a subi de grands progrès au cours du 20ème siècle et pas seulement dans les villes. Elles ne l’ont pas oublié et cela explique la vaillance de leur résistance.

Les femmes obtiennent le droit de vote en 1919 dès l’indépendance du pays. La constitution Afghane en 1923, promeut les droits humains de base : égalité homme-femme, éducation laïque pour les deux sexes, liberté pour les femmes de porter ou non le voile, abolition de l’esclavage et du travail forcé, mise en place d’une justice indépendante des autorités religieuses et des chefs de tribu. La même année une femme est élue à la chambre des députés. Les premières écoles pour les filles sont créées. En 1926, la très féministe reine Soraya est nommée ministre de l’éducation. Elle déclare lors du 7ème anniversaire de l’indépendance : « Êtes-vous vraiment convaincus que notre nation n’a besoin que d’hommes pour la servir ? Les femmes doivent, elles aussi, assumer leur rôle comme dans les toutes premières années de notre nation et de l’islam. Nous devons tous essayer de nous instruire autant que possible. ». En 1928, l’âge légal du mariage est porté à 18 ans, la polygamie est interdite, l’école est rendue obligatoire pour les garçons et les filles, des écoles sont ouvertes dans tout le pays.

Cela ne va pas sans troubles et sans concessions aux tenants réactionnaires de la tradition. La constitution de 1923 est amendée après la révolte des mollahs pachtounes. La doctrine Hanafi d’interprétation de la charia est officialisée, les limitations à la polygamie sont levées. En 1929 la révolte tadjik conduit à l’abdication du roi Amanullah Khan. Il doit émigrer avec la reine Soraya. Les écoles laïques, y compris les écoles de filles, sont fermées. Les lois sur la famille qui accordent aux femmes le droit au divorce sont abrogées, et les tribunaux laïcs sont dissous et transformés en tribunaux de la charia. Mais dès 1931, des écoles de filles réouvrent et à partir de 1934, les lycées de filles sont construits dans toutes les villes. Dans les années 60, les discussions passionnées à l’université entre étudiants nationalistes, communistes, islamistes ne sont pas le moindre des progrès. Quand en 2000 les talibans licencient toutes les femmes fonctionnaires, elles représentent 40% du personnel. Elles perdent à cette période le droit de travailler, de sortir non accompagnées et tout accès à l’éducation. A l’exception de l’année 1929 et du régime taliban de 1996 à 2001, depuis l’indépendance et jusqu’au départ des américains en 2021, pendant la royauté, la république, après le coup d’état communiste et la guerre contre les soviétiques la condition des femmes n’a cessé de progresser dans les villes et dans les campagnes selon la bonne volonté des chefs de tribus. Elles représentaient en 2019, 20% de la population active et 2,5 millions étaient scolarisées soit 30% de la population scolaire.

Nouveau coup d’arrêt et nouvelle régression après la récente victoire des talibans mais le germe de la modernité est là comme partout dans le monde. Le régime de Kaboul a largement montré sa faiblesse mais le régime n’est pas la société et tant qu’il leur reste quelque volonté de résistance, on peut soutenir les afghanes et les afghans contre l’apartheid des femmes, face à des talibans victorieux mais qui n’ont pas encore montré leur capacité à gouverner et à tenir le pays. N’y manquons pas, la messe n’est pas dite.

Au sujet de Initiative Citoyens en Europe

ICE (Initiative Citoyens en Europe) est une association, née en 1989. Elle est, à l’origine, le produit de l’adhésion d’hommes et de femmes libres qui ne conçoivent pas de vivre en Europe sans tisser des liens de solidarité élémentaires entre européens.

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