Paul Soriano est président de l’Irepp, Institut de prospective de La Poste.

A quoi ressemblera la vie en réseau en 2020 ?

Jusqu’à présent le réseau a efficacement servi la concentration. A l’encontre des discours sur les vertus décentralisatrices du réseau, on a assisté, dans tous les secteurs, à la montée des oligopoles. Si l’on veut être plus précis, le réseau autorise la fragcentration, qui combine concentration et fragmentation (sous-traitance, externalisation…). Toutes sortes de raisons, économiques, sociales, voire anthropologiques, militent pour la relocalisation du monde. Le réseau peut servir ce scénario que je crois inéluctable et qui produira des effets notables d’ici 2020. Le monde sera plus « glocal » (global-local) qu’il ne l’est aujourd’hui.

Quelles sont les conséquences fastes ou néfastes du déploiement de l’internet pour demain ? Sur l’éducation et la culture ?

Les conséquences néfastes, ce sont les issues fatales qui se dessinent au bout des tendances lourdes actuelles. Les délocalisations, combinées avec la financiarisation des biens de ce monde entraînent une « déréalisation » d’un grand nombre de territoires, ce qui n’est pas humainement « soutenable ». Sur le plan de l’éducation et de la culture, l’assimilation abusive de l’information (qui circule frénétiquement sur le réseau) au savoir (qui s’accumule, métaboliquement) serait néfaste. Mais là encore rien n’est déterminé en soi par Internet ou le réseau. Observez Wikipédia : d’un projet libertaire (n’importe qui peut librement écrire et effacer), elle s’institutionnalise spontanément, jusqu’à ériger cinq niveaux hiérarchiques de validation des contenus ! Le cyberespace est en cours de civilisation, sous l’œil attentif des barbares.

L’importance que prend la correspondance par e-mails, les blogs… signifie-t-elle que l’on va vers une société de l’écriture ?

Il faudrait s’interroger sur les formes et les contenus de ces écrits. Souvent, ils relèvent plutôt de la conversation (écrite) que du discours construit. C’est particulièrement vrai avec la messagerie instantanée. La fin des grands récits ? Je dirais que le phénomène le plus intéressant est celui de l’hybridation. Le numérique permet la déconstruction des supports de l’écrit tels que le livre, le journal, la lettre, et la prolifération de nouveaux « formats » de lecture-écriture. Le blog en est évidemment un exemple parfait.

Internet peut-il être identifié à un espace public ?

Internet est un dispositif de communication qui rend possible un espace public mais ce n’est pas un espace public… Pour qu’advienne un tel espace public, c’est à dire pour qu’il y ait débat, il faut outre une langue commune, des références et des valeurs communes… Et c’est sans doute ce qu’il y a de plus excitant dans la construction européenne : à savoir qu’elle nous invite et nous contraint à construire, à instituer un modèle d’espace public, articulant le local, le national et le global, conformément au principe de subsidiarité sur lequel on a tort d’ironiser puisqu’il est probablement le plus sérieux et le plus vital défi que connaisse aujourd’hui la construction de l’Europe… Les techniques du réseau nous apportent, comme on en a vu ici-même quelques exemples, des outils permettant d’élargir le débat à une échelle inconnue jusqu’ici. Mais sans volonté et institutions politiques, l’agora électronique planétaire risque de dégénérer en gigantesque cacophonie et brouhaha. A moins que le customer relationship management (ndlr : la gestion de la relation clients) n’organise à sa manière cette confusion, au prix d’une réduction de l’existence humaine à l’exploitation d’une « lifetime value » d’« homo consummans » intégral et hébété, sans durée, sans distance, sans mémoire et sans identité.