par Marie-José Lemarchand

 

« Quand le Roy Pyrrhus passa en Italie, après qu’il eut reconneu l’ordonnance de l’armée que les Romains lui envoyaient au devant: « Je ne scay, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appeloyent ainsi toutes les nations estrangieres), mais la disposition de cette armée que je voy n’est aucunement barbare. » Montaigne (L.III, ch XXI, Des cannibales)

Pour réfléchir au problème dramatique qui nous concerne tous, Européens – l’afflux de migrants que les guerres chassent vers un exil involontaire -, j’ai choisi une citation de Montaigne, un compagnon que j’ai toujours plaisir à fréquenter.

Ces quelques lignes des Essais me semblent cerner déjà deux questions: d’une part, l’ouverture vers l’Autre, l’Estrangier, et d’autre part, la notion de frontière, ligne mouvante durant toute l’histoire de l’humanité et qui n’acquerra sa fixité que très récemment, à l’époque de ce XIXème siécle qui nous légua aussi un virus empoisonné, le nationalisme.

Le passage choisi n’est d’ailleurs pas le seul que j’aurais pu citer pour évoquer ici le regard de Montaigne, toujours neuf et si nouveau pour son temps, sur la catégorie du Différent, de l’Autre. La curiosité passionnée que suscita en lui la découverte du Nouveau Monde est bien connue. Il ne cessa de s’en réjouir, comme d’une ouverture plus ample de nos connaissances, et il s’interrogea immédiatement sur la supériorité/ infériorité de l’Ancien Monde face au Nouveau, ce qui n’était pas du tout un vain exercice de rhétorique: son tempérament humaniste l’empêcha tout de suite de considérer les habitants du Nouveau Monde comme de nouvelles espèces de curieux animaux. Bien au contraire, il avait déjà fait sien ce « Tous semblables, tous différents. « ,principe de la génétique et de l’anthropologie du XXème siécle.

Lorsqu’en 1562, le très jeune roi Charles IX- il n’avait que 12 ans- se rendit sur le port de Rouen pour y rencontrer des Indiens du Brésil que Villegaignon, qui avait obtenu d’Henri Il l’autorisation d’y aller fonder une colonie protestante –habile solution pour la Couronne, qui régnait alors sur un pays divisé à feu et à sang– avait baptisé La France Antarticque, Montaigne, alors conseiller royal, l’accompagna.

La vue de ces malheureux prisonniers, enfermés dans des cages, suscita son indignation et très vite sa colère, lorsqu’il se rendit compte de la médiocrité du truchement, -c’est à dire, de l’interprète, délégué ad hoc–, ce qui ne lui permettrait pas de converser avec eux.

Il n’en resta pas là, mais eut longtemps auprès de lui un membre de cette expédition. L’expression « avoir auprès de soi » ne peut nous préciser si c’est comme invité ou comme serviteur. Cependant, la deuxième hypothèse paraît plus vraisemblable, parce que, quelques pages plus loin, il fait allusion au caractère simple et n1stre (???) de cet homme, qui rend plus fiable son témoignage; il n’appartient pas à la société de ces gens fins et cultivés qui font des remarques brillantes, mais ne peuvent s’empêcher d’altérer la vérité: « . . . ils ne se peuvent garder d’altérer un peu l’Histoire; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu ‘ils leur ont veu; et pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prestent volontiers de costé là à la matiere, l’alongent et l’amplifient. »

“Tous semblables, tous différents”

Et pour étayer davantage ce côté d’enquêteur– bien sûr, nous dirions aujourd’hui de « journaliste »–, que cet homme a constaté chez Montaigne, il lui propose de rencontrer des marins et des marchands qu’il a connus durant son voyage. Montaigne se déclare très satisfait de ces informations: « Ainsi je me contente de cette information sans m ‘enquerir de ce que les
cosmographes en disent. »

Il n’a que faire des cosmographes, mais en lui offrant des objets-témoins de cette civilisation, ses interlocuteurs le transforment en parfait anthropologue. Voilà que le Conseiller royal, Michel de Montaigne, peuple son château de lances en bois, taillées à l’aide de pierres aiguisées, de bracelets d’écorce d’arbres, dont ces habitants couvrent leurs poignets durant les combats, d’instruments de musique (« des grandes cannes ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dancer. »).

Et Montaigne, bon amateur des crus du Bordelais — dont son frère, le Sieur d’Arsac, lance la culture dans ses terres du Médoc, terres sablonneuses qui vaudront à ces vins l’appellation de Graves –, n’hésite pas à goûter le « vin » qui lui est proposé, un breuvage élaboré à base de racines, et qu’il juge agréable, couleur du vin rosé, et surtout excellent pour l’estomac; de même, leur pain, élaboré à partir d’une certaine matière blanche qui ressemble à du coriandre confit, et qu’il trouve un peu fade, mais dont il apprécie le goût sucré.

Enquêtes et lectures: des témoins directs

A cette enquête sur le terrain, Montaigne joint, bien sûr, des lectures, mais avec grand discernement, il sélectionne des livres écrits par des témoins qui ont participé à la grande aventure du Nouveau Monde: la Historia de México, imprimée à Anvers en 1554, de Francisco Lopez de Gomara, qu’il lit dans sa version italienne, de même que la Historia del Capitano Fernando Cortes (Rome, 1569). Par contre, il ne consulte que très rarement la Historia del monda novo de Girolamo Benzoni (Venise, 1565), parce que celui-ci n’est pas un témoin direct.

Voici un des exemples qu’il reprend pour le souligner:

« Les ambassadeurs du Roy de Mexico, faisant entendre à Fernand Cortez la grandeur de leur maistre, après luy avoir dict qu ‘il avait trente vassaux, desquels chacun pouvait assembler cent mille combattants, et qu ‘il se tenoist en la plus belle et forte ville qu ‘il fut soubs le ciel, luy adjousterent qu ‘il avait à sacrifier aux Dieux cinquante mille hommes par an. De vray, ils disent qu ‘il nourrissait la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l ‘exercice de la jeunesse du pais, mais principallement pour avoir de quoy fournir à ses sacrifices par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en certain bourg, pour la bien venue du dit Cortez, ils sacrifierent cinquante hommes tout à la fois. Aucuns (“certains”) de ces peuples, ayants été batuz par luy, envoyerent le recognoistre et rechercher d’amitié;les messagers luy presenterent trois sortes de presens en cette maniere: « Seigneur, voylà cinq esclaves; si tu es un Dieu fier, qui te paisses de chair et sang, mange les, et nous t’en amerrons d’avantage; si tu es un Dieu debonnaire, voyla de l’encens et des plumes; si tu es homme, prends les oiseaux et les fruicts que voicy.  » (L.I. ch.XXX, De la Modération).

Écoutons les conclusions qu’il tire de toute cette enquête, et qui nous ramènent à l’idée majeure, la tolérance et l’ouverture à l’Autre, clef de
voûte de la modernité de Montaigne: « Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu ‘il n y a rien de barbare et de sauvage en cette nation (le Brésil), à ce qu ‘on m ‘en a raporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n ‘est pas de son usage; comme de vray, il semble que nous n ‘avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usances du pais où nous sommes. » (L.I.ch. XXXI, Des Cannibales).

De là, Montaigne continue en critiquant ce défaut de tout juger à notre propre miroir: ce sera toujours nous qui aurons la religion la plus parfaite, le meilleur régime de gouvernement, et dans tous les domaines, les coutumes les plus raffinées et accomplies. De la même façon qu’il a défendu la figure d’Hermân Cortés– son image de bourreau exterminateur dure encore; et pourtant, cette « Leyenda negra », propagée depuis l’Angleterre a été démontée au XXème siècle, et précisément par des historiens britanniques, dont ce n’est pas le moment d’évoquer les témoignages– en montrant, dans le texte que nous venons de lire, comment les sacrifices n’étaient pas forcément d’un seul côté; de même, il a beau jeu de prendre le parti des « Cannibales », –le titre du chapitre n’échappant à aucun lecteur–, dans une Europe déchirée par des Guerres de Religion, où les massacres les plus meurtriers succèdent aux bûchers d’un côté et de l’autre des deux religions. Et Montaigne de déclarer tout simplement qu’il préfère ces cannibales vivants aux cadavres qui s’accumulent jusque devant ses portes.

Enfin, il retourne l’idée bien ancrée de notre supériorité sur les peuplades découvertes, en affirmant que c’est nous qui les avons détournées d’un ordre naturel sans artifice, beaucoup plus bénéfique. Et de noter que ces gens se nourrissent d’une grande abondance de poissons et de viandes, qu’ils préparent sans autre artifice que de les cuire. D’après les récits de ses informateurs, Montaigne affirme qu’il est très rare d’y rencontrer des hommes malades, des vieillards courbés en deux ou édentés. Par nos inventions, souligne-t-il, nous avons tant rechargé de beauté artificielle les ouvrages de « notre grande et puissante mere nature » que nous l’avons étouffée, nous qui ne sommes même par capables de reproduire la contexture du nid du moindre oiselet, ni la toile d’une pauvre petite araignée.

Il est tout à fait stérile de faire des comparaisons anachroniques, et pourtant, l’envie me prend de penser à la force du mouvement écologique contemporain …
« Ils sont sauvages, de mesme que nous appelons sauvages les fruicts que nature, de soy et de son progrez ordinaire, a produicts: là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altererez par notre artifice et detournez de l’ordre commun, que nous devrions plutost appeler sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses les vrayes et plus utiles vertuz et proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu.  »

Frontière, une notion très fluctuante

Je crois avoir déjà débordé le cadre de ce texte pour en venir à traiter le deuxième point mentionné au début: la mobilité de la notion de frontière durant presque toute !’Histoire. L’auteur des Essais ne s’en prive pas, citant tous les stratèges de l’Antiquité et ceux de son temps, quand la façon de déployer une ligne de hoplites, d’archers ou d’arquebusiers, en avançant sans jainais reculer — l’expression faire front a été longtemps la marque (Marche) d’une armée– permettait de  »faire pays ». Mais, précisément, ces pays n’avaient aucune frontière fixe et demeuraient dans la mouvance du Roi ou d’un de ses vassaux, un Marquis, par exemple.

Méconnaître la filiation philologique de cette histoire militaire a généré au XIXème siècle un nationalisme, aujourd’hui chaque fois plus virulent. Il n’est que penser aux problèmes, aussi absurdes que dangereux, que vit actuellement l’Espagne: une Catalogne qui s’affiche prête à se démembrer et à sortir de l’Europe plutôt que de renoncer à « ses droits historiques comme nation opprimée par l’Espagne » (sic). Le mauvais usage du mot Pays, « territoire sans frontière fixe » (j’inviterais le lecteur à un petit galop philologique dans de bons dictionnaires, voire à une visite sur Google), revendiqué comme synonyme de « Nation » par les partis nationalistes basque et catalan, a donné naissance à des problèmes terribles: le terrorisme et ses milliers de victimes, morts et blessés, familles en proie à de multiples séquelles et ayant souvent dû recourir à l’exil, intérieur ou extérieur, en émigrant vers d’autres régions du territoire espagnol, dans le cas du « Pais Vasco ». Et que dire des problèmes d’ordre linguïstique, éducatif et économique, ce dernier ayant de très graves conséquences, dans le cas catalan.

L´engagement de Lord Byron: la protection des réfugiés, grecs et turcs

Pour conclure, il est remarquable de constater jusqu’à quel point Montaigne a su échapper à la précieuse retraite de son sanctuaire aux poutres décorées de sentences grecques et latines, pour aller vérifier des connaissances « in situ ».
J’aurais aussi aimé évoquer un autre grand écrivain, poète cette fois, dont nous connaissons la figure romantique et l’engagement politique poussé jusqu’au sacrifice de sa vie lors de la bataille de Missolonghi. Les journalistes de l’époque ne nous ont pas laissé d’images, mais dans Les Massacres de Chio, Eugène Delacroix a immortalisé la cruauté à laquelle était soumis le peuple grec. Vous aurez deviné l’allusion à la vie de Lord Byron, révolté jusqu’à la honte et la haine de son pays natal et qui n’avait plus qu’une patrie d’adoption, l’Italie.

Sortir de son cabinet, aller sur le terrain

On connaît peut-être moins ses démarches auprès d’un gouvernement qu’il haïssait, afin de mitiger la cruauté de la situation de populations poussées par la guerre à l’exil. Comme il le dit très clairement dans sa lettre au consul anglais à Prevesa, il est venu en Grèce pour :
« alléger autant que possible les misères qui jusqu ‘ici ont accompagné cette guerre cruelle. Quand les droits de / ‘Humanité sont en question, je ne fais pas de différence entre les Grecs et les Turcs. J ‘ai trouvé ici vingt-quatre Turcs, y compris femmes et enfants, qui ont longtemps souffert dans la détresse, loin de tout secours et de la consolation des leurs. Je les envoie à Prevesa où ils désirent se rendre; j’espère que vous n’aurez nulle objection à veiller à leur bien-être et à leur sécurité. »(1)

Malraux, ses voyages et ses engagements dans des combats révolutionnaires, serait probablement l’écrivain auquel on puisse le comparer, mais ici, quelle sobriété dans le style de cette missive à un consul, rédigée par le grand poète de Childe Harold !
Tout y est déjà de ce qui nous concerne aujourd’hui: les droits de l’homme, la sécurité et le bien-être de populations persécutées, et last but not least, l’universalité de la condition humaine, l’absence de frontière et de distinction entre Grecs et Turcs, un trait d’autant plus remarquable quand on pense que Byron avait quitté le calme poétique de sa retraite italienne pour aller soutenir la cause de l’indépendance grecque contre l’opression turque …

À notre époque –si je ne me trompe, et je souhaiterais vraiment me tromper–, ces grandes figures n’existent plus. Une dichotomie s’est établie et nos « intellectuels » se contentent d’images chassées par des photographes courageux, de témoignages diffusés par des reporters sur place, pour rédiger bien installés, ou plutôt, composer grâce à la mémoire de leurs ordinateurs, un article, trop souvent banal, qui rabâche des commentaires plus ou moins politisés, des « gloses  » au lieu d' » un regard qui corresponde à la pure réalité », comme le souhaitait Montaigne.

Le temps est venu de mener des actions sur le terrain, comme les ont pratiquées Lord Byron et Malraux –plus complexe dans le cas de l’auteur de l’Espoir, parce qu’il s’engageait dans une guerre civile–. Des actions courageuses, comme celles que tentent de pratiquer aujourd’hui beaucoup d’Européens, soit à titre individuel, soit, ce qui est préfèrable, vu l’immensité du problème et le nombre de populations concernées, dans le cadre des institutions nationales et supranationales.

Mais tout, sauf écouter les prophètes de malheur qui prétendent acquérir la célébrité (« Prophètes à vendre » , écrivait déjà Lucien de Somosata, il y a quelques siècles…) en affirmant comme irrémédiable la disparition d’une Europe condamnée à suivre le sort des puissances et empires qui l’ont précédée.

NOTES
(*) Agrégée ès Lettres, docteur de philosophie et lettres, Marie-José Lemarchand est spécialiste de la littérature médiévale. Enseignant la littérature française en Espagne durant plus de trente ans, on lui doit une version en espagnol des Essais, Livre I de Montaigne (Editions Gredos.2005) et plusieurs éditions, toujours en espagnol, d’oeuvres de Chrétien de Troyes, Benedeit et surtout de Christine de Pisan (Les Epîtres, La Cité des Dames).

(1) « Je dois à l´ouvrage de L.Missir R.M. di Lusignano, L´Europe avant l´Europe, Bruxelles, 1979, p.122, cette citation de la Correspondance de Lord Byron »

Au sujet de Place Publique

Place Publique s'affirme comme un contrepouvoir, notre projet entend prendre sa place dans l’information en ligne indépendante.

Catégorie(s)

ART & CULTURE, Le Magazine

Etiquette(s)

, , , , , , ,