Nous sommes en train de vivre une véritable mutation du monde de l’information. La baisse du lectorat de la presse écrite, la désertion des annonceurs, la convergence numérique et l’émiettement des médias, l’immédiateté d’Internet et le soliloque des blogs, la gratuité de certains titres nouveaux, la transformation des groupes en agences, mais aussi les rapports ambigus qu’entretiennent parfois des directions de rédaction avec le pouvoir politique…dessinent un paysage inédit. Jamais, les médias dans l’hexagone n’ont été à ce point aussi chamboulés, laissant une profession déconcertée en pleine interrogation sur son avenir.
C’est une exception française : nous sommes l’un des rares pays du monde démocratique où les médias sont aux mains de capitaines d’industries. La consanguinité du capital et une certaine endogamie caractérisent nos milieux d’affaires, jusques dans les rédactions. La situation est très préoccupante. Elle fait peser le soupçon sur la crédibilité et l’indépendance des organes de presse. De même, l’intimité des liens existant entre le pouvoir politique et les propriétaires des grands médias est patent. Il a été largement mis en évidence à l’occasion de différentes péripéties qui ont émaillé le monde de la presse écrite. On parle de « médias sous contrôle ». Tel était le titre du débat organisé par des élèves de Sciences Po, le 5 juin dernier. La crise que traverse la presse en générale et écrite en particulier n’est pas que celle de son indépendance vis-à-vis du champ de la décision.
La crise est aussi infraéconomique. Elle touche les conditions même d’exercice du métier. Les journaux connaissent une crise comparable à celle de la sidérurgie, il y a vingt ans. Sous contrainte financière permanente, les rédactions n’ont plus les moyens de l’information et de l’investigation. Du coup, elles ont du mal à faire jouer leur fonction de recul critique. Leur capacité de résistance vis-à-vis de tous les pouvoirs s’en trouve amoindrie. Les sollicitations ne manquent pas. Conflits d’intérêts, mais aussi jeux d’influences, interférences politiques, excès de zèle des directions de la rédaction, pressions des annonceurs et des dircoms, sont devenues monnaie courante. Pour survivre, certains médias n’hésitent pas à considérer les lecteurs ou auditeurs en cibles, qu’il faut capter par des produits adaptés, et non par le désir de dire les faits, de faire progresser les débats. Le journal devient un produit comme un autre. C’est la relation clients qui domine, des consommateurs qu’on « audimate » en permanence. Au risque de la facilité et de la vulgarité. Les grands perdants sont les faits et les débats. Les animateurs et les imitateurs occupent le haut du pavé. La pipolisation l’emporte sur la politique. Le marketing remplace l’état. La com prend le pouvoir sur l’info. Ainsi, le remplacement au JT de TF1 de PPDA par Laurence Ferrari est-il tout un symbole. Peu de gens le savent, cette dernière a été formée au métier d’attaché de presse. Par ses études, elle a appris à évoluer dans le monde de la communication.
Pour tout journaliste qui se respecte, le combat de l’indépendance, est un combat quotidien contre la tentation d’être aspirée dans ce tourbillon marketing des liaisons « dangereuses » avec le pouvoir. Rapporter des faits, rester lucide et le plus près de la vérité, exercer l’esprit critique, offrir des outils d’analyse aux lecteurs, apporter du sens, tels sont les enjeux de l’information. Cette difficulté à respecter cette fonction fait que de nombreux journalistes se tournent vers Internet pour y trouver un refuge, et exprimer leur indépendance. Les barrières à l’entrée sont moindres. La toile coute moins cher que le papier ou la Télé. Le world wide web serait-il le salut des médias qui cherchent à préserver leur indépendance? La partie n’est pas assurée. Car d’autres risques surgissent. En mettant à pied d’égalité l’émetteur et le récepteur, le réseau forme un espace horizontal où tout se vaut, le risque est présent qu’en place d’informations, de faits, l’hyperchoix qui existe sur le web ne soit qu’un « n’importe quoi » « dépêché ». En outre, les médias sur les réseaux fabriquent le zapping. Ils court-circuitent la pensée. Ils favorisent l’hyperréactivité au détriment de l’attention et de la concentration. Les contempteurs de la toile soulignent ces risques en soutenant que la numérisation est en train de produire des « irresponsables ». Si ces menaces existent, il serait paresseux et criminel de laisser le train passer en poussant des soupirs de lamentation. Manuels Castells professeur à l’université de Southern California est très clair : « si nous ne nous occupons pas des réseaux, les réseaux, eux, s’occuperont de nous ».
Force est de constater que la toile est de mieux en mieux tissée. Le web peut servir le pire comme le meilleur. Le citoyen grâce à Internet dispose d’informations plus riches qu’auparavant et il peut participer à de nombreux débats. Au fur et à mesure de la démocratisation s’impose, l’exigence éthique suit. La réalité est là : 15% de la population mondiale a accès à Internet. Et ce chiffre ne fera qu’augmenter apportant avec lui des transformations sociétales importantes et irréversibles. Avec Internet la connaissance circule davantage et tout le monde peut avoir une vision planétaire. «Tout est possible pour le plus grand nombre, l’accès à toutes infos, cela rend les gens plus informés, donc plus citoyens » souligne Daniel Schneiderman, journaliste, producteur de www.arretsurimage.com. La diffusion du savoir sur Internet qui sert à tant de chercheurs, d’artistes, de musiciens n’est pas une catastrophe. C’est une chance. Il faut s’en saisir pour créer des sites d’investigation et des lieux d’observation du présent, pense Schneiderman. Il faut l’améliorer pour faciliter la circulation des expériences et des savoir faire.
Pour Bernard Stiegler, philosophe, (Prendre soin de la jeunesse et des générations. Flammarion), il faut tirer les conséquences des technologies collaboratives et de l’occasion qui est fournie, à travers les réseaux, « de réagencer des rapports entre générations, de re-former une attention ». Il s‘agit d’opposer au déballage des contributions privées et des égoïsmes, la revitalisation de l’espace public et de l’intérêt général. Ce nouvel espace est celui de la technologie qui libère du temps pour exercer son esprit, pour stimuler la politique et apprendre le discernement. Cet espace est celui de la préservation des fondamentaux éthiques. A ce titre il est exigeant. Il ne doit rien oublier. L’enjeu aujourd’hui, c’est de transmettre les choses de l’esprit afin que les générations à venir soient à la hauteur de l’héritage que les gens de lettre et de science nous ont laissé en location. L’universalisation de l’esprit est en effet « la » condition pour éviter une mondialisation mue par les seuls intérêts techno-financiers qui uniformisent et sapent la culture. Sans mémoire, pas d’avenir ! Des chercheurs de l’université de Washington à Saint-Louis sont parvenus à la conclusion que lorsqu’on entretient pas la mémoire des choses passées, on éprouve plus de mal à imaginer le futur. Tirons les leçons de cet enseignement.
L’enjeu, c’est aussi ne pas avoir peur de l’avenir car la peur est mauvaise conseillère. Parions plutôt sur le bon dosage entre confiance et intelligence qui trouvera le moyen de réguler les déséquilibres. « La prospective aide à mieux vivre, fait observer Hugues de Jouvenel, directeur du groupe Futuribles. Elle offre un champ de vision qui procure à l’individu passif le moyen de devenir acteur de sa vie. La vision d’un futur permet de prendre le recul critique par rapport à soi-même et aux schémas de pensée ».Elle aide à choisir les modes d’engagement. Comme le dit Thierry Gaudin, président de Prospective 2100, « il ne faut pas trop compter sur les pouvoirs en place pour faire le nécessaire. Il ne se passera pas grand-chose si les citoyens ne se mobilisent pas ».