par Bruno Tilliette

 

Chère tata Jacline,

Il y a quelque temps, vous avez piqué une belle colère contre le gouvernement et son président, dont vous estimiez qu’ils attentaient à votre porte-monnaie et conséquemment à votre liberté de circuler dans votre belle automobile. Vous avez pris soin de filmer votre colère et de la répandre sur les réseaux sociaux, si bien que tous les encolérés de l’hexagone vous ont nommée, en quelque sorte, leur marraine.

Je ne sais pas, après, qui a eu l’idée des gilets jaunes comme signe de ralliement, mais c’était un magnifique coup de com. Et voilà que, partant d’un petit selfie, vous vous êtes retrouvés près de 300 000 sur tous les ronds-points de France et de Navarre, et même de Belgique. Beau succès des réseaux sociaux ! Mélenchon, qui nous promet régulièrement des déferlements populaires, ne vous arrive pas à la cheville, malgré ses emportements tribunitiens. Mais il a ravalé sa jalousie pour se raccrocher au convoi.

Cela dit, 300 000, c’est bien, mais est-ce vraiment un si grand succès ? Ça ne représente finalement que 0,75 % des 40 millions d’automobilistes français. Pas vraiment une majorité. La mobilisation est même plutôt maigre si on tient compte du fait que, contrairement aux autres manifestations où il faut souvent se déplacer loin de chez soi et perdre un jour de grève, il suffisait de descendre au bas de sa rue ou de la rue voisine, un jour de week-end. Et, les samedis suivants ont plutôt montré une forte érosion des foules, compensée, hélas, par une violence accrue d’éléments incontrôlés, selon la formule consacrée.

Bien sûr, les sondages disaient que 70 à 80% des Français vous soutenaient. Je ne veux pas douter de la véracité de ces enquêtes d’opinion même si, autour de moi, je n’ai trouvé absolument personne pour approuver votre mouvement. Je fais sans doute partie des privilégiés. Un détail, cependant, m’étonne. J’habite la France dite périphérique. J’ai soigneusement dénombré les voitures arborant les fameux paletots canari. J’en ai compté moins d’une sur quatre, moins de 25% donc. Je m’étonne que ce signe de ralliement facile à exhiber et qui permettait de franchir plus aisément vos barrages n’ait pas été plus utilisé, si vous bénéficiiez d’un tel soutien. N’en a-t-on pas un peu surestimé l’ampleur ?

 

Jour de colère

Mais on ne va pas chipoter sur les chiffres et ce n’est pas pour cette raison que je vous écris. Vous vous souvenez sans doute de la publicité officielle faite pour nous inciter à nous équiper de gilets de sécurité. On voyait le couturier Karl Lagerfeld, revêtu dudit gilet, déclarer avec humour : « C’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut sauver des vies ». En brandissant aujourd’hui cet étendard comme symbole de votre cause, vous en renversez totalement la signification, vous en faites un permis de tuer.

Je ne parle pas de ces déplorables accidents mortels provoqués par les blocages ni de tous les autres incidents qui ont fait des centaines de blessés. Je dénonce l’irresponsabilité de vos propos dans votre invective filmée où vous mêlez en vrac les radars, la limitation à 80 km/h, les PV et la hausse du prix de l’essence.

Beaucoup de politiques disent comprendre votre colère et celle de vos filleuls. Moi, je ne la comprends pas, ou, en tout cas, je ne veux pas qu’elle emporte tout sur son passage. Car il me semble que la colère est mauvaise conseillère, comme on me le disait quand j’étais jeune. Alors, je ravale la mienne pour essayer de réduire la vôtre et vous amener à plus de raison.

 

Débordements mortifères

Vous, et vos collègues, déplorez la limitation à 80 km/h sur les routes qui vous fait perdre du temps. Mais si au moins les conducteurs avaient tous respecté les 90 km/h, cette nouvelle baisse aurait peut-être été inutile. Comment ose-t-on s’opposer à des mesures de sécurité routière quand on connaît leur efficacité ? Faut-il vous rappeler qu’il y avait 18 000 morts sur nos routes en 1972 et qu’il y en a eu moins de 4 000 l’année dernière, alors que le trafic a été multiplié par trois. Plus de 350 000 vies épargnées – et combien de blessés et d’handicapés – sur ce laps de temps, l’équivalent de la population de Nice. Ce résultat spectaculaire n’est pas seulement dû aux limitations de vitesse, mais elles y ont grandement participé. Les derniers chiffres concernant le passage aux 80 km/h semblent confirmer cette tendance. Ça peut-être amusant de rouler vite, mais pas au péril de la vie des autres. Et devenir un tueur de la route, juste pour gagner trois minutes sur son trajet, ne paraît pas très justifiable.

Au passage, je remarque qu’en roulant à 80 sur route et à 120 sur autoroute, je gagne pas loin d’un litre au 100 km, ce qui compense largement l’augmentation du prix de l’essence et me permet de polluer moins. Tout cela est plus cohérent qu’il n’y paraît.

Les radars vous énervent et ils sont une machine à cash pour l’État ? Certes, mais qui déclenche le jackpot si ce ne sont ceux qui roulent trop vite. Comme les joueurs qui prennent des risques, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Si on ne met pas de pièce dans la machine à sous du casino, on ne perd pas d’argent, si on respecte le code de la route, on ne renfloue pas les caisses de l’État. J’attends avec impatience le jour où les radars ne flasheront plus personne et je pense que les responsables publics ne pleureront pas, alors, sur les recettes perdues. Cela voudra dire que nous conduirons de manière apaisée ou que les voitures autonomes auront pris le pouvoir… D’ici là, je me réjouis qu’ils existent, même s’il m’est arrivé de me faire prendre, pour canaliser les débordements mortifères.

 

Terre brûlée

Mais venons-en, Jacline, à la mère de toutes les colères, l’augmentation du prix des carburants. Balayons d’abord la mauvaise foi : l’essentiel des hausses incriminées n’est pas dû aux taxes, mais à celle du prix du pétrole. Celui-ci est d’ailleurs retombé ces derniers jours, faisant mécaniquement baisser le prix à la pompe au moment même où se manifestait la colère jaune. Quoi qu’il en soit, nous ne produisons pas de pétrole et nous devons avoir des idées pour le remplacer. Car entre une demande mondiale qui s’accroît, des réserves qui diminuent ou qui sont de plus en plus chères à exploiter et une situation géopolitique tendue, la tendance générale du prix du pétrole ne peut être qu’à la hausse.

Viennent s’ajouter à cette pression économique des préoccupations sanitaires et écologiques. Les grandes villes ne respirent plus, de plus en plus de gens sont malades et meurent de l’air pollué par nos moteurs et nous ne sommes guère plus à l’abri dans les campagnes. A plus long terme, les émissions de CO2 étouffent la planète et provoquent un réchauffement aux conséquences imprévisibles. Pouvons-nous continuer cette stratégie de la terre brûlée et de meurtres en puissance en nous gobergeant de pétrole ?

On a entendu des gilets jaunes prétendre que des gens mouraient de faim en France, ce que les médias ont relayé sans moufter. Si cela peut arriver pour quelques personnes – et c’est extrêmement regrettable -, c’est parce qu’elles sont isolées et ne connaissent pas leurs droits. Par contre, on estime à près de 50 000, dans notre pays, le nombre de victimes de la pollution et en particulier des particules fines émises par le diesel. Pour tous ces morts, la fin du monde arrive avant la fin du mois.

L’incitation fiscale, en l’occurrence l’augmentation des taxes, se veut un moyen de nous désintoxiquer, dans tous les sens du terme, de notre overdose de carburants fossiles. Cela fonctionne en partie pour le tabac, mais il n’est pas sûr que ça marche aussi bien pour l’essence, tant nous en sommes dépendants. Et, en effet, ça peut sembler injuste pour ceux qui ont obligation d’utiliser leur voiture, faute de transport en communs suffisants. Notons quand même que si la voiture est indispensable à la campagne et dans les petites villes, la vie y est beaucoup moins chère que dans les grandes métropoles. La France périphérique, nouveau concept à la mode, bénéficie d’avantages économiques et d’une qualité de vie que 4 ou 5 euros de taxes supplémentaires par mois ne vont pas annihiler d’un coup.

Il est vrai que l’on peut s’interroger sur l’utilisation réelle de ces taxes et qu’une trop petite part va à la transition écologique, que les solutions de transport alternatives se développent trop lentement, que ce sont les moins aisés (et non les plus pauvres, car ils n’ont pas de voiture) qui semblent le plus pénalisés. La subvention à l’achat d’un véhicule moins gourmand et moins polluant constitue cependant une aide non négligeable. Et il faut bien commencer la transition par un premier pas qui est souvent le plus pénible. Car nous revenons de loin en raison de décisions dont on n’avait pas prévu les conséquences, celles-ci étant sans doute imprévisibles dans le contexte de l’époque.

 

Surabondance de gasoil

L’histoire du diesel, qui concentre aujourd’hui les plus fortes augmentations fiscales et les colères les plus grandes, est à cet égard, ma chère Jacline, édifiante. Quand j’étais encore un enfant, dans les années 1950-1960, la voiture roulant avec un moteur diesel était inconnue. Seuls utilisaient ce carburant les tracteurs agricoles et quelques camions. Le fioul servait essentiellement à alimenter des centrales qui produisaient une grande part de notre électricité, avec les centrales à charbon et les barrages hydrauliques.

Mais le général de Gaulle, président de la République de 1958 à 1969, et que tout le monde s’accorde à considérer comme un grand homme d’État, influencé par le lobby des polytechniciens, décide de développer la filière nucléaire pour produire notre électricité et nous rendre moins dépendants d’un pétrole qu’il faut acheter à d’autres (notre sous-sol ne contient pas beaucoup plus d’uranium, mais passons…).

Se pose alors un problème. Si nous n’avons pas de pétrole français, nous avons des compagnies pétrolières françaises (que de Gaulle va d’ailleurs regrouper sous la marque Elf, aujourd’hui rachetée par Total) qui achètent et transforment du brut, laquelle transformation génère de l’essence et du gasoil. Que faire avec ce gasoil qui ne sera plus consommé par les centrales ? Développons les moteurs diesel pour les voitures, et le tour est joué. Et pour cela, utilisons une incitation fiscale positive en taxant beaucoup moins le gasoil. Car, rappelons-le, le litre de gasoil coûte un ou deux centimes de plus à produire que l’essence.

Cette idée, qui a certainement paru excellente sur le moment, nous vaut, cinquante ans plus tard, bien des difficultés.

D’un côté, nous sommes devenus dépendants d’une filière nucléaire dont nous apercevons aujourd’hui les limites et les dangers et dont nous aurons du mal à sortir, car notre foi monomaniaque en l’atome nous a empêchés de développer d’autres sources d’énergie. De l’autre, la diésélisation subventionnée des moteurs a poussé les constructeurs automobiles et les consommateurs dans une fuite en avant dont ils commencent à payer les pots (catalytiques) cassés. On connaît pourtant depuis au moins vingt ans les méfaits du diesel pour nos poumons. Mais les gouvernements successifs n’ont pas voulu remettre en cause l’équilibre du système et les constructeurs ont préféré nier les problèmes, voire tricher sur les contrôles, plutôt que de changer de cap. Ce n’est que sous François Hollande que, timidement, on a compris qu’il était urgent de mettre fin à une incitation fiscale en réalité totalement injustifiée et contre-productive pour notre santé (laquelle a aussi un coût pour le contribuable).

Le gouvernement d’Emmanuel Macron ne fait, avec courage, qu’accélérer un rattrapage nécessaire. Est-il juste qu’il soit l’objet de toutes les haines des jaunes quand il essaye de corriger de mauvaises décisions prises par d’autres ? Le retour de bâton peut paraître brutal, mais l’urgence sanitaire et climatique le justifie puisqu’on a déjà trop traîné. Sinon, ne verra-t-on pas dans quelques années, les mêmes gilets jaunes s’affubler de masques à gaz ou de gilets verts au coin des rues pour dénoncer l’inertie du gouvernement en matière de lutte contre la pollution et le réchauffement ?

 

Théâtre de béjaunes

Les opposants politiques se conduisent ici de manière totalement irresponsable en utilisant votre colère à des fins toutes personnelles. Ne parlons pas de Marine Le Pen dont on a compris les grandes compétences économiques lors du débat de la dernière présidentielle. Elle veut augmenter les dépenses publiques en baissant drastiquement les recettes. C’est vrai qu’on n’a jamais essayé cette méthode : gagner moins pour dépenser plus… Si on y ajoute la sortie de l’euro et la dévaluation du franc ou de la nouvelle monnaie qui s’ensuivrait, le pétrole se payant en dollars, on arrivera rapidement à 2 ou 3 équivalents euros le litre d’essence.

Laurent Wauquiez, lui, rallie sa parka rouge à toutes les causes dont il pense qu’elles peuvent lui servir. C’est l’homme du bon sens commun… Quant à Mélenchon, il est tellement insoumis qu’il l’est même à son propre programme où l’écologie avait pourtant une part prépondérante. Avec de tels guignols, vous pouvez fonder le théâtre populiste des béjaunes.

Les mesures décidées par le président de la République et son gouvernement ne sont peut-être pas les meilleures. Il est possible qu’on s’aperçoive, dans quelques années, qu’elles ont des effets pervers, comme c’est le cas avec le tout nucléaire. Il appartiendra alors à ce même président ou à son successeur de corriger la trajectoire. C’est le principe même du gouvernement des hommes : aucune règle ne peut être gravée dans le marbre. En attendant, on ne peut pas condamner a priori des décisions qui semblent aller dans le bon sens, au seul prétexte que cela rogne notre pouvoir d’achat, si l’objectif est d’augmenter notre pouvoir de vie.

D’après de récents sondages, 85% des Français estiment que le gouvernement actuel ne fait pas assez pour l’environnement, et 60% lui donnent comme priorité de préserver ce fameux pouvoir d’achat, fut-ce au détriment de la préservation de l’environnement. Nous voulons le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Face à ces injonctions contradictoires, la tâche d’un gouvernement, quel qu’il soit, est malaisée. Il est obligé de s’en tenir à la maxime de La Fontaine : « on ne peut contenter tout le monde et son père », et donc de faire des mécontents. L’intérêt général n’est jamais la somme des intérêts particuliers, mais un compromis entre eux où chacun doit lâcher du lest.

 

Plat de spaghettis

Tout cela est bien compliqué, ma bonne Jacline. Je comprends que vous préfériez vous en tenir à des choses simples, vous laisser aller à vos émotions immédiates. Un coup de gueule, ça fait du bien, mais ça ne règle pas les problèmes. Votre ras-le-bol se focalise sur votre fameux pouvoir d’achat et votre liberté de circuler. On sent bien qu’en réalité, il est plus vaste, plus diffus. Vous êtes perdue devant des évolutions sociales qui vont trop vite, vous dépassent, vous ne comprenez plus le sens de tout cela. Qui comprend vraiment ce qui se passe ? Un nouveau monde se met en place et nous avons tous encore plus ou moins les réflexes de l’ancien monde. Il faut sauver la planète pour nos petits enfants et continuer à consommer sans mesure aujourd’hui. Qui ne serait désemparé ? Pourtant est-ce que ça nous oblige à faire n’importe quoi pour garder notre « niveau de vie », si cette exigence conduit à augmenter notre niveau de mort ?

En fait, c’est plus que compliqué, c’est complexe. Construire un Airbus, c’est très compliqué, mais on sait faire, il suffit d’un peu de méthode. Tirer un spaghetti de son assiette sans faire bouger les autres, c’est complexe et quasi irréalisable. Nos sociétés modernes sont d’immenses plats de spaghettis. Chaque fois qu’on enlève ou rajoute un élément, une mesure, tout bouge, l’équilibre précédent est rompu, la donne change. Nous devons nous y habituer et vivre ces déséquilibres permanents. La rassurante stabilité est impossible. Quant à ceux qui prétendent que votre pouvoir d’achat peut continuer à croître indéfiniment, ne les croyez pas. Nous sommes arrivés aux limites de notre système consumériste. Il va falloir réorienter nos besoins et nos désirs vers des objets moins matériels. Les arbres ne grimpent pas jusqu’au ciel.

Au sujet de Bruno Tilliette

Bruno Tilliette est journaliste indépendant, ancien rédacteur en chef des revues Autrement, Management et conjoncture sociale et Dirigeant. Il tient une chronique régulière sur place-publique.fr depuis plusieurs années. Il est également auteur ou coauteur d’une dizaine d’ouvrages portant sur la communication et le management en entreprise, l’éducation et la formation ainsi que sur l’évolution de la société française.

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