Smart Cities : le rôle déterminant du Big Data dans les nouvelles transformations urbaines
Patrick Darmon, directeur Big Data Keyrus et Rémi Claudon, senior manager Big Data Keyrus
L’engouement pour le concept de « ville intelligente » ainsi que la diversité des villes qui s’en sont emparées témoignent, au-delà d’un effet de mode, d’un renouveau du questionnement sur le devenir des villes. Ce qui motive ce renouveau et justifie l’émergence de la Smart City en tant que nouvel idéal urbain ? La concomitance et la rencontre de deux phénomènes planétaires.
Le premier phénomène est la formidable accélération de la transition urbaine mondiale qui, de 54% en 2014, va porter la part de la population vivant dans des villes à 66% en 2050[1]. En 35 ans, les villes du globe vont devoir accueillir 2,5 milliards d’individus supplémentaires, une des conséquences étant la multiplication des mégapoles supérieures à 10 millions d’habitants. Alors qu’elles n’étaient que 3 en 1970 et 10 en 1990, on en compte 28 dans le monde à ce jour, chiffre qui devrait dépasser la quarantaine en 2030. Que cette dynamique soit à 90% le fait des pays émergents n’est pas pour autant synonyme d’absence d’enjeux urbains dans les pays riches ou anciennement urbanisés : les questions de mobilité, d’efficience énergétique, d’étalement urbain, de cohésion sociale et de qualité de vie s’y posent au contraire avec acuité, sinon à la même échelle que dans les villes géantes d’Asie et d’Afrique.
Le second phénomène consiste en la généralisation et la pervasivité des technologies numériques. Bien au-delà de l’informatisation des villes initiée depuis des décennies, les technologies d’information et de communication (TIC) ouvrent aux acteurs historiques de la ville, mais aussi, et peut être surtout aux entreprises issues du secteur numérique, des perspectives inédites d’automatisation et d’interconnexion des systèmes, de modernisation des infrastructures et d’optimisation des flux, mais aussi de mobilisation des citoyens et d’évolution des modes de gouvernance. La démocratisation des TIC est en effet le moteur de la transformation digitale de nos sociétés qui se matérialise notamment par :
̶ la pénétration fulgurante du smartphone dans les usages du quotidien,
̶ le développement encore plus rapide des réseaux sociaux et, plus récemment, de la consommation collaborative,
̶ l’explosion de la consommation de services digitaux et son corolaire, une production exponentielle de données.
L’idée centrale du concept de Smart City, et de toutes les démarches engagées par les villes qui s’en revendiquent, est la suivante : le numérique va, d’une manière ou d’une autre, permettre d’apporter des réponses plus intelligentes – plus ingénieuses, moins onéreuses, plus coordonnées… – aux nouveaux défis urbains auxquels toutes les villes du globe vont devoir faire face dans les prochaines décennies.
Du concept à sa matérialisation en Europe
La manière dont les villes d’Europe s’emparent du concept de « Smart City » et le déclinent est très éloignée de ce que donnent à voir des projets très médiatisés comme Masdar[2] ou Songdo[3], présentés par leurs promoteurs comme l’archétype de la ville intelligente. Construits de toutes pièces, ce sont à vrai dire plutôt des expérimentations à taille réelle des technologies les plus avancées plutôt que des lieux de vie. A la fois laboratoires et vitrines technologiques, ces opérations à l’état de l’art peinent cependant à acquérir le statut de ville. Aussi performantes et rationalisées soient-elles, il leur manque, notamment à nos yeux d’européens, l’épaisseur culturelle, la complexité et la diversité humaines des villes qui ont un passé.
Aussi ne faut-il pas s’étonner que les villes du vieux continent choisissent d’autres voies, nettement moins spectaculaires : ayant une histoire, elles doivent se transformer et se réinventer en partant de l’existant spatial, social, politique et économique qui constitue leur identité. D’où, au-delà de la communication sur le thème de la Smart City, la démarche par projets qui caractérise[NF1] les 240 villes européennes « intelligentes » recensées dans l’étude publiée en 2014 par le Parlement de l’UE[4]. Ces villes ont en commun de mettre en œuvre un portefeuille de projets intégrant une composante TIC marquée et visant à répondre à un ou plusieurs des enjeux suivants :
̶ Citoyenneté – Information du citoyen, accès aux données et services de la ville.
̶ Qualité de vie – Vie locale, vie des quartiers, cohésion sociale, diversité ethnique et culturelle.
̶ Mobilité et transport – Gestion du trafic, transport « doux », voiture et vélo en partage, réduction de la pollution, gestion de la multimodalité et du stationnement…
̶ Économie – Pépinière d’entreprises, incubateur, espaces de coworking, pôle de compétitivité, développement des TIC…
̶ Environnement et énergie – Bâtiments positifs, gestion et valorisation des déchets, maîtrise des consommations d’eau et d’énergie, développement des énergies renouvelables, circuits courts…
̶ Gouvernance – Démocratie participative/collaborative, vote électronique, open data.
Deux philosophies à (ré)concilier
Deux visions polarisent les démarches « Smart City » actuelles. La première est la vision technocentrée d’une ville peuplée de capteurs permettant de collecter toutes les données et de piloter l’ensemble des services urbains. Cette « quantified city », par analogie avec le mouvement du « quantified self », repose sur le monitoring continu des informations remontées par les capteurs. C’est le modèle en place à Rio de Janeiro où toutes les données relatives à la sécurité civile, à la météo, au trafic, etc… arrivent dans une très spectaculaire « control room ». Honolulu, Malte et, plus près de nous, Nice avec son boulevard connecté expérimental, tendent vers ce modèle visant au pilotage en temps réel du bon fonctionnement et de la sécurité de la ville.
La deuxième vision est collaborative et participative. S’adressant plus directement aux citoyens, elle met à leur disposition des données, des services et des applications leur permettant de s’impliquer dans la gestion quotidienne de la ville, de contribuer à ses projets, de développer de nouvelles pratiques, etc. Paris est probablement l’une des villes qui a le plus travaillé dans cette direction. Cela lui vaut, alors qu’elle ne s’affiche « Smart City » que depuis peu, d’être reconnue comme un laboratoire sur les usages de l’espace urbain et un écosystème particulièrement favorable aux start-ups et au développement de nouvelles pratiques collaboratives. La capitale autrichienne est également proche de ce modèle, avec une vision reposant sur l’innovation au service de l’inclusion sociale, dumaintien d’une société hétérogène et de la réduction des fossés socio-économiques.
Selon nous, la Smart City n’a pas à choisir l’un ou l’autre de ces modèles. Elle doit les faire converger et apprendre à les conjuguer dans une approche où le numérique est un outil de transformation et de réinvention et non une fin en soi. Comme le rappelle Antoine Picon « la ville intelligente apparaît […] comme le fruit d’une dynamique qui n’est que partiellement technologique ». Il souligne néanmoins que,« inexorablement, les villes se transforment en systèmes d’information, une information souvent en temps réel. Au sein de ces systèmes, les relations entre infrastructures physiques, offres de services et usagers se trouvent reconfigurées afin de parvenir à une meilleure réactivité et une plus grande souplesse d’usage.»[5]
Quel rôle et quelle stratégie pour le Big Data dans la Smart City ?
Pour que cette reconfiguration se produise et soit vertueuse, il faut collecter les gigantesques masses de données générées en continu par les capteurs, les services internes de la ville, les opérateurs urbains, les entreprises du territoire et les citoyens. Il faut aussi être en mesure de les centraliser, de les modéliser, de les mutualiser, de les mettre à la disposition de tous ceux – citoyens, entreprises, services de la ville – qui peuvent les exploiter à des fins de création de valeur au sens large.
Compte tenu de la multiplicité des sources et des types de données, du nombre d’acteurs et des volumétries en jeu, une stratégie Big Data, pilotée par la ville elle-même, devient une condition sine qua non de la ville durablement intelligente. Cette stratégie consiste non seulement à doter le territoire d’une plate-forme technique de collecte et de traitement de grands volumes de données mais aussi à évaluer le potentiel des données existantes au regard des projets de la ville, à définir les conditions de leur interopérabilité, de leur mise à disposition et de leur utilisation par des tiers.
En d’autres termes, il s’agit de définir une politique et une gouvernance des données dans un contexte où, si les données abondent, leurs propriétaires sont spontanément peu enclins à les partager. C’est pourtant fondamentalement de cette mise en commun des données, typiquement dans une logique d’open data, dont dépend la capacité des acteurs publics, privés et individuels à :
̶ mieux comprendre la ville, son fonctionnement, ses consommations et ses dysfonctionnements ;
̶ utiliser cette connaissance pour identifier de nouveaux besoins et inventer de nouveaux services, de nouveaux usages ;
décloisonner les champs d’intervention de chacun pour apporter des réponses cohérentes et coordonnées dans l’espace et dans le temps.
Aujourd’hui, deux stratégies Big Data semblent envisageables pour les Smart Cities :
la maîtrise absolue des données ou l’interdépendance. Dans le premier cas, la ville, propriétaire des infrastructures, exige d’en recevoir les données et pousse les acteurs en place au travers d’une approche « open data » qui devient un levier additionnel pour (re)gagner le contrôle de ses données. Dans le second cas, la ville et les opérateurs urbains créent un partenariat sur la base des données collectées par ces derniers.
On pressent clairement des choix de stratégie essentiellement conditionnés par les moyens : maîtrise absolue des données pour les grandes villes et interdépendance pour les autres. La tentation est grande pour les communes de s’appuyer sur un Big Data qui couvre les moindres mouvements de chacun des citoyens afin de mieux piloter les flux d’énergie et de transport, prévenir et traiter les moindres incidents, et garantir la qualité de vie optimum du citoyen, etc. Cependant, comme dans beaucoup de domaines, la maîtrise absolue des données n’est pas une panacée :
elle prive la ville de la concurrence entre opérateurs, inhibant par la même, leurs investissements et leur capacité d’innovation dans des domaines qui sont leur cœur de métier,
elle transforme la ville en opérateur de données multi-domaines avec des investissements conséquents qui vont au-delà du bon fonctionnement de la ville,
elle centralise la fonction d’innovation par les données au niveau de la ville dont ce n’est – et ne sera pas – le rôle.
Une stratégie avisée de la ville sur le Big Data doit prendre en compte trois principes clés afin d’assurer le résultat optimal pour la ville :
Le Big Data doit être au service des citoyens, il doit donc reposer sur des principes simples et partagés par tous ; il doit notamment être participatif, fédérateur et ne pas être intrusif, tout en garantissant la transparence via l’open data. Concrètement cela signifie que le Big Data doit limiter son action à des thèmes qui intéressent directement le citoyen ou lui donner les moyens de répondre à ses demandes plutôt que d’analyser ses moindres faits et gestes.
Il n’y a pas un Big Data de la Smart City mais plusieurs. La plupart des opérateurs urbains (utilities, transports…) ont déjà ou vont lancer des projets Big Data – la ville n’a pas à collecter les données de flux ex-nihilo mais doit s’appuyer sur ces opérateurs urbains. Cependant, avant cela, il est critique de maîtriser la maille d’information requise pour établir une collaboration réussie avec ces acteurs et exiger, lorsque c’est nécessaire, une amélioration des services. La ville peut aussi animer ces opérateurs dans une logique de partage des données et se doit avant tout de mettre en place une stratégie qui bénéficie à ses citoyens sans risque d’intrusion dans la vie privée.
Le Big Data doit prendre en compte la temporalité des données et des actions associées : fluidifier la circulation ou prévenir des incidents ne reposent pas sur les mêmes données qu’anticiper le développement de la ville ou la qualité de vie des citoyens, il est par ailleurs peu probable que les corrélations entre ces données puissent cacher des secrets inestimables.
Une stratégie « Data Hall » pour une collectivité locale doit donc avant tout comprendre les critères du développement économique de la ville et ceux de la qualité de vie des citoyens – domaines dans lesquels les progrès de la Data Science[6] sont conséquents et qui devrait être le cœur de la politique de la ville. Au-delà de ce périmètre et notamment sur les problématiques plus opérationnelles et immédiates, il sera nécessaire de s’appuyer sur les acteurs historiques et technologiques mais aussi sur les citoyens, ce qui semble le meilleur moyen pour une collectivité locale de garantir d’une part, l’émergence de nouveaux services et d’autre part, la réactivité des services collectifs existants.