Interview de Bruno Marzloff, sociologue et animateur du Groupe Chronos*, un cabinet d’études spécialisé dans les problématiques de mobilités et de déplacements.

Propos recueillis par Y de K.

– Comment voyez-vous l’avenir de la mobilité et les déplacements dans la ville de demain ?

Nous avons l’habitude d’associer mobilité et déplacement. Il faut changer de paradigme. En effet, la mobilité s’inscrit dans une trajectoire qui s’est considérablement accélérée. L’expansion territoriale nous montre que les gens vont de plus en plus loin du centre, de plus en plus vite. Historiquement, elle s’est déroulée sous forme de cercles concentriques en s’élargissant. Chaque jour 150 hectares sont gagnés par la ville. Les périphériques sont de plus en plus remplies et se congestionnent. Tant que ces phénomènes de congestion étaient cantonnés au transport routier, cela pouvait être accepté. Mais aujourd’hui le dispositif affecte le transport collectif urbain. Plus on s’éloigne des centres des villes, plus les prix de l’immobilier sont bas. Mais plus les gens s’éloignent du centre, plus ils perdent du temps dans les transports. La brutalité des hausses du prix du baril rend le coût de cette mobilité géographique plus difficile à supporter. Une étude américaine vient de montrer qu’avec la crise des suprimes, la chute de l’immobilier est proportionnelle à la distance qui sépare la périphérie du centre. A force de se tendre, la corde risque de casser. Il faut changer de paradigme. Que les Transports londonniens, au terme d’une étude, encouragent leurs usagers à ne pas utiliser leur dispositif, est lourd de paradoxe..

– Comment affronter cette situation paradoxale ou d’un côté il y a une croissance de la demande de mobilité et de l’autre une nécessité de réduire les séquelles environnementales ?

Nous sommes devant l’obligation d’améliorer les taux d’utilisation de l’ensemble des infrastructures, qu’il s’agisse les territoires, des bâtiments, des ressources ou des transports. Les citoyens qui habitent loin du centre sont désormais invités à bricoler des solutions individuelles avec des solutions collectives pour réduire le coût du transport. Dans le cadre du co-voiturage, mettre deux personnes dans une voiture socialement utile au lieu de deux est un gain de productivité de 100%. Cela peut être envisagé comme un mode de transports à part entière. Le marché de l’automobile n’a de choix que de se repenser radicalement en développant ces voitures socialement utiles et des “voiture logicielle”, bourrées d’informations, capables de s’adapter aux infrastructures et au système de mobilité ambiant. En organisant intelligemment l’ensemble des infrastructures de transports et d’informations disponibles, cela permet une amélioration du taux d’utilisation de l’ensemble du système. En introduisant une meilleure densité urbaine, on obtient une meilleure occupation du territoire. L’exemple du Vélib est une bonne nouvelle. L’assentiment des gens sur cette innovation urbaine montre qu’on rentre dans un cercle vertueux. Le concept de « Smart car », une voiture minuscule dont le moteur est dans les roues et qu’on peut utiliser comme un caddy, va dans le sens de cette économie. Améliorer le système veut dire aussi améliorer l’intermodalité, l’efficacité des connexions entre tous ces éléments reliés les uns aux autres. La mobilité trouve dans ces solutions partagées une nouvelle forme d’ intelligence urbaine qui doit son ingéniosité au numérique. En résumé, nous ne devons pas perdre à l’esprit qu’il existe un autre carburant que le pétrole : l’information.

– Vous développez dans un programme Ville 2.0, auquel vous contribuez, le concept de 5ème écran. Quel pari sociétal propose-t-il ?

Fermons le chapitre de la mobilité physique. La mobilité, ce n’est pas que du déplacement. On voit bien que la mobilité numérique s’étend à de nombreux usages avec les baladeurs MP3, les réseaux GSM, WIFI. On se familiarise avec les téléphones mobiles intelligents capables de fournir du web, des e-mails, de la géolocalisation… Ces outils permettent d’accéder « à la volée » à de nombreux services ou évènements spontanés. En croisant les réseaux sociaux et les cartes de la ville, on peut se créer un parcours sur mesure. Venons-en au 5ème écran. Le 1er écran dans l’histoire des technologies est public, c’est la grande toile du cinéma. Le second est collectif, mais il est privé : c’est le poste de télévision. Le 3ème est personnel et reste partageable : c’est l’écran de l’ordinateur. Le 4ème, c’est le mobile. Il est sur soi, intime, je ne le partage pas et il m’accompagne partout où je vais. L’idée du 5ème écran m’est venue en lisant le Wall Street Journal. L’auteur d’un article parlait des panneaux lumineux qu’on trouvait dans les centres commerciaux. J’ai réfléchi à une figure rhétorique qui englobait la panoplie des dispositifs publics technologiques (panneaux, bornes et autres), des supports publics sans écrans, mais qui dialoguent avec les terminaux personnels dotés d’écran (mobiles, smartphones, iPod et autres lecteurs, audio-vidéo, consoles de jeux…), du jeu des mobiles eux-mêmes. Le 5ème écran est le prolongement de ce jeu des écrans qui marque l’avènement de l’informatique ambiante. C’est une sorte de « twiter », c’est-à-dire la possibilité que des gens, par téléphone mobile interposé, se partagent des informations en permanence, de manière quasi instantanée. Grace au twiter, on a pu maîtriser des feux en Californie. La société de transports publics de San Francisco a crée un « twiter » pour aider ses usagers à choisir les parcours les moins encombrés. Cette réflexion sur la mobilité d’intérêt général pose la question de la gouvernance de la ville, demain. L’urbain devient médiateur d’information. L’objectif de ce 5e écran, est de rendre la ville familière, de servir l’information et la transaction utilitaire, d’instaurer des dialogues entre citadins, de permettre à la foule d’accéder à l’information participative, sans oublier de faire place à l’imaginaire. Il s’agit de donner aux gens les moyens de leur autonomie, de leurs navigations et de leurs arbitrages. Le 5e écran, c’est la ville, une ville où tout change et bouge tout le temps. C’est le pouls de la ville qu’on peut saisir en temps réel et auquel on peut participer. Ce sont des ondes, des marques, des signes, des écrans, des traceurs, des capteurs…Le 5e écran est le prochain levier d’une gouvernance des villes. Il permet à l’urbain de s’exprimer.

– Faut-il craindre les traces que laissent ces pratiques sous prétexte que la traçabilité est une forme de contrôle ?

L’individu mobile est un média. Muni d’un « portable », il est récepteur, émetteur et relais. Il se confond avec son mobile. L’urbain nomade navigue alors à partir du programme de son propre système d’information, en interaction continue aussi avec les autres nomades. Les informations laissées sont ainsi géolocalisées. Etre joignable et accessible en permanence repose nécessairement sur des traces qui sont laissées par nos différentes adresses (e-mail, SMS, 06, cartes de fidélité, de paiements…). Les “intelligences” de ces adresses peuvent décrypter les “intelligences” des routines au bénéfice de mobilités plus riches et plus économes et peut améliorer les dispositifs. Mais si le 5ème écran est collaboratif, il peut aussi bien être un moyen du répressif, de la surveillance et des intrusions multiples. La traçabilité est la contrepartie du service. S’il n’y a pas de traces, il n’y a pas de services. Evitons la paranoïa. Plus il y aura de gens à utiliser ce réseau, plus il y aura de l’autorégulation.

* www.groupechronos.org