La pauvreté ne loge pas seulement au pied des grands ensembles urbains. A la campagne, elle touche aussi une large population très hétérogène. D’où des difficultés rencontrées par les travailleurs sociaux pour concevoir des solutions adaptées aux problèmes de chacun. Entretien avec Alexandre Pagès, sociologue ayant travaillé sur la pauvreté en milieu rural.

Evelyne Jardin : Pourquoi avoir choisi d’étudier la pauvreté en milieu rural ?


Alexandre Pagès
: Quand j’ai choisi cet objet d’étude (1), il y a plus de dix ans, on entendait beaucoup parler du problème des banlieues et bien peu du monde rural. Les analyses qui portaient sur la campagne s’intéressaient essentiellement au monde agricole alors que l’on percevait que le monde rural commençait à changer. Des zones d’ombre étaient à éclaircir et, pour lever ce voile, j’ai procédé en fait en deux temps.

Dans un premier temps, j’ai collecté des données au sujet des bénéficiaires de prestations sociales qui relevaient du régime agricole et ce travail de nature statistique m’a fourni des éléments de cadrage sur la population étudiée. J’ai ainsi remarqué qu’il y avait beaucoup plus de personnes handicapées et âgées parmi les ménages pauvres et que l’assistance ne se résumait pas aux seuls bénéficiaires du RMI.

Pour approfondir ma connaissance de cette population, un travail sur le terrain s’imposait. J’ai alors choisi de partir à l’aventure et de vivre au contact des plus démunis, dans une région que je ne connaissais pas : la Nièvre. Comme je ne souhaitais pas avoir d’a priori, j’ai rencontré finalement 250 personnes et en combinant deux approches (une approche centrée sur les catégories institutionnelles et une autre sur le type ethnographique), j’ai présenté toute une palette de situations qui seraient autant de figures de pauvreté.

E,J.: Quels sont les résultats de ce travail de recherche ? Avez-vous pu cerner les causes de la pauvreté en milieu rural ?

A.P. :
Ces causes ne résultent pas seulement de facteurs économiques, comme on a coutume de le penser, mais aussi de facteurs structurels.

A ce sujet, on perçoit quand même quelques évolutions. Dans les années 1960 et 70, des économistes et des démographes considéraient qu’il existait des disparités de développement et ils mettaient en regard la pauvreté en milieu rural avec le phénomène plus général du dépeuplement des campagnes. Aujourd’hui, cette thèse reste à peu près valable. Elle permet d’expliquer la persistance de poches de pauvreté dans certaines régions isolées comme le Massif central ou les Pyrénées, mais elle n’explique pas la pauvreté en tant que telle.

Les travaux conduits par les géographes vont dans le même sens car ils s’appuient sur un certain nombre d’indicateurs chiffrés : les indices d’enclavement, la distance par rapport aux équipements publics… des indicateurs qui serviront à confectionner des atlas et qui alimenteront les débats de la DATAR et du Commissariat au Plan.

Malgré tout, il faut signaler qu’au milieu des années 1980, une réflexion collective menée sous l’égide de l’Association des ruralistes français avait conduit à la publication d’un ouvrage qui sera coordonné par Pierre Maclouf (2). Plusieurs lignes de forces ont été dégagées dans ce travail collectif et ont servi d’appui à ma propre analyse : la relation entre la pauvreté et la déstructuration des sociétés paysannes, la permanence de formes traditionnelles de pauvreté et l’émergence de nouvelles problématiques avec l’arrivée des néo-ruraux.

E,J. : Y aurait-il des différences entre la pauvreté urbaine et la pauvreté rurale ?

A.P. :
La première différence porte évidemment sur les populations. Elles sont différentes. En milieu rural, une frange de petits agriculteurs a du mal à vivre du travail de la terre. Par ailleurs, beaucoup de personnes âgées vivent encore avec le minimum vieillesse. Deuxième différence : dans les grands ensembles urbains, la pauvreté est très souvent liée à la précarité professionnelle. Une dégradation en cascade des statuts s’opère avec pour point de départ le chômage de longue durée et ses conséquences. A la campagne, un phénomène similaire existe mais, en général, les chômeurs et les ouvriers agricoles privés d’emploi parviennent à occuper quelques petits boulots.

Le facteur clef de la pauvreté à la campagne, ce sont surtout les problèmes de santé sans que l’on soit toujours en mesure de déterminer avec précision quelle est la cause, quelle est la conséquence… En tout cas, la santé est l’élément fort qui caractérise la pauvreté en milieu rural et il s’agit, à mon sens, d’un élément aussi important que les crises à répétition qui ont secoué l’élevage et la viticulture.

Pourtant, la campagne attire une population d’urbains qui quittent la ville à la suite d’échecs répétés. Des marginaux tentent de refaire leur vie en s’installant à la campagne. De jeunes couples décident d’acheter de vieilles maisons pour les retaper et élever leurs enfants dans un cadre de vie agréable, mais ils ne trouvent pas forcément un emploi stable après des années d’installation. Cette diversité de situations et de trajectoires implique que l’on ne puisse plus étudier la pauvreté en milieu rural sans tenir compte de ces mobilités résidentielles.

Enfin, de nombreux enfants de la DDASS avaient été accueillis dans certaines communes ainsi que des personnes atteintes d’un léger handicap qui avaient été placées dans des foyers ou des familles d’accueil. Avec le temps, certaines sont restées sur place sans avoir eu accès à la terre. Souvent employées comme commis de ferme ou comme ouvriers d’usine, ces personnes se sont mises à vivoter quand il y a eu la grande vague de mécanisation et la fermeture de petites fabriques qui employaient une main d’œuvre peu qualifiée. Il y a, parmi ces personnes, des situations de détresse terrible.

E,J. : Comment les travailleurs sociaux font-ils face à cette souffrance ?

A.P. :
Certains portent littéralement cette souffrance, d’autres essaient de garder de la distance, d’autres encore sont très détachés et « instruisent » des dossiers.
Les travailleurs sociaux connaissent bien les situations décrites ci-dessus, et les relations personnelles qu’ils établissent avec les personnes aidées sont capitales, même si le nombre de dossiers à traiter est considérable.

Par exemple, sur un canton de 3 000 habitants dans lequel je suis allé et qui était composé de petits villages et de hameaux isolés, un seul employé s’occupait de 300 personnes, ce qui est loin d’être négligeable. Partant de là, certaines personnes passent certainement à travers les mailles du filet. Cette situation est renforcée par le fait qu’on considère aujourd’hui que les individus doivent aller à la rencontre des travailleurs sociaux pour faire prévaloir leurs droits.

E,J. : Outre le soutien et l’aide des travailleurs sociaux, comment font ces personnes pour s’en sortir ? Peuvent-elles compter sur des réseaux de solidarité forts ?

A.P. :
J’ai constaté, là encore, une grande diversité de situations. Les solidarités familiales existent. Il est fréquent qu’on soit hébergé chez ses parents, ou par ses frères et sœurs quand on ne trouve pas de travail. Dans les petits villages et dans les régions de montagne, l’entraide entre voisins se pratique couramment. Par exemple, on se rend ensemble dans le même lieu en voiture, on se donne des coups de main, il y a des échanges de services, mais cette médaille a un revers car certaines personnes se trouvent dans une situation de dépendance vis-à-vis de leurs familles ou de leurs voisins.

Les réseaux d’entraide jouent, par ailleurs, un rôle efficace. Ils permettent d’atténuer la pauvreté matérielle et de rompre leur isolement. Cependant, ils ne doivent pas se substituer à tout ce qui peut être fait en matière d’action sociale.

E,J : Plus globalement, les politiques conduites au niveau local vous paraissent-elles adéquates ?


A.P. :
A présent, des permanences sociales et des bureaux d’information sont accessibles dans la plupart des cantons et certaines municipalités se dotent de guichets uniques pour assurer une meilleure égalité de traitement. C’est une avancée. On n’a plus besoin de faire un long trajet en voiture pour remplir un formulaire, mais les projets qui combinent les politiques d’insertion et les programmes de développement local n’existent pas partout. Des sites expérimentaux ont vu le jour, mais il y a encore des territoires où le travail en partenariat se heurte à des inerties et où tout un travail d’information est nécessaire pour convaincre les élus.

Comme j’ai eu l’occasion de le voir, les inégalités face à la santé sont toujours très fortes. Pour faciliter l’accès aux soins, il est capital de maintenir une présence des professionnels de la santé en milieu rural. Les hôpitaux locaux et les médecins ont un rôle majeur à jouer, un rôle tout aussi important que celui des travailleurs sociaux. C’est d’autant plus vrai qu’à la campagne, on compte beaucoup de personnes vieillissantes, fragilisées par la maladie. Certaines personnes âgées vivent totalement isolées et elles ne peuvent pas compter sur leurs enfants qui ne viennent que pour les vacances. Ce dossier est un sujet important.

Pour maintenir une présence humaine et « redynamiser » les territoires, les projets culturels pourraient être un autre levier pour conduire une politique à l’échelon local. Il y a des ressources à exploiter et des projets originaux. De jeunes agriculteurs font le choix de la pluri-activité et de nombreux artistes viennent s’installer « au vert ». Pourtant, ils vivent avec le strict minimum et leurs idées audacieuses déconcertent souvent. Mais, même s’ils vivent à contre-courant, il me semble qu’il est nécessaire de les soutenir car ils redonnent vie, à leur façon, à des espaces laissés à l’abandon.

Entretien réalisé par Evelyne Jardin

(1) Alexandre Pagès, La pauvreté en milieu rural, Presses universitaires du Mirail, 2005

(2) Pierre Maclouf (dir.), La pauvreté dans le monde rural, Paris, L’Harmattan, 1986.