Sénatrice de la Seine-Maritime (Union des Démocrates et Indépendants- UDI), Catherine Morin-Desailly* est l’auteure du rapport «Union Européenne, Colonie du monde numérique » publié au mois de février 2013 au nom de la commission des affaires européenne. Les récentes révélations sur l’affaire PRISM de l’agence de sécurité américaine viennent l’éclairer d’un jour nouveau.

Place Publique : Quelle est la genèse de ce rapport?

Catherine Morin-Desailly : La colonisation numérique de l’Europe est en marche. Il est important qu’il y ait une prise de conscience politique et un sursaut européen à la veille d’échéances majeures. La place que prend le numérique dans nos vies s’accroît très vite de jour en jour, ce qu’on voit se profiler c’est que les Européens finissent par être distancés en matière d’équipements et de services numériques. A ce jeu là, l’UE risque d’y perdre sa souveraineté et il est urgent d’y réagir. Suite à ce rapport, j’ai émis un avis politique sur la stratégie européenne du numérique qui a été voté à l’unanimité par notre commission européenne en avril dernier. Le Conseil européen aura lieu en octobre prochain sur le sujet du numérique et va se saisir des actions à mener. C’est le moment opportun d’aborder le sujet et de sensibiliser les eurodéputés pour questionner chacun des états membres sur cette stratégie européenne du numérique, dont les enjeux sont majeurs pour la souveraineté européenne.


Place Publique
: Comment en êtes-vous arrivée à ce constat ? Et à la préparation de ce rapport qui a nécessité un travail de longue haleine et l’audition durant six mois de consultations de personnalités diverses ?

Catherine Morin-Desailly : Je suis sénatrice depuis 2004. Il est intéressant de noter que le législateur a appréhendé la révolution numérique progressivement et nous avons légiféré, au coup par coup, au fur et à mesure que l’internet et les réseaux connectés se développaient et que les données se numérisaient. D’abord, sur les droits d’auteurs dans la société de l’information (Dadvsi) en 2006, puis sur la loi de confiance dans l’économie numérique, ensuite sur la loi Hadopi. Et comme au Sénat, nous sommes très attachés aux libertés publiques, après j’ai souhaité examiner les relations des jeunes à l’Internet, la manière dont ils utilisent certains médias (potentiels, risques …), leur protection sur le web, pour faire insérer un certain nombre d’articles dans le code de l’éducation. Ensuite, il y a deux ans, j’ai été rapporteur de la transcription du paquet Télécom et j’ai alors mesuré à quel point tout un marché était en train de se construire à notre insu, qu’il fallait être acteur de ce nouvel écosystème, en dépassant le cadre franco-français, à minima au niveau européen. C’est au moment, en particulier, où nous légiférons au Sénat sur le Livre Numérique et la question de son taux de TVA réduit, ainsi que de ceux des autres biens culturels.

P.P. : Qu’est-ce que c’est que cette mesure de TVA équivalente ?

C.M.-D. Il y a deux ans, nous avons eu à légiférer sur le marché du livre numérique avant qu’il ne soit trop tard. Le calendrier est important pour éviter de reproduire ce qui s’est passé pour la musique, en se laissant dépasser par les innovations. Sur le marché du livre papier, depuis 1988, en France, la loi Lang a permis de fixer un taux de TVA relativement bas (5,5 % au lieu de 19,6 % et la presse papier est à 2,1%), ce qui nous a permis de garder une librairie indépendante et toute une richesse éditoriale. Il fallait aussi légiférer sur l’extension de cette TVA réduite qui n’existe pas au niveau européen. J’ai proposé un amendement en adjoignant une TVA appropriée pour protéger ce qui est considéré au niveau européen non comme des biens mais comme des services. Sinon, nous sommes certains que des vendeurs américains comme Amazon qui appliquent une TVA quasiment nulle, en vertu de l’Internet Freedom Act, vont dominer le marché. En Europe, il y a différentes fiscalités préexistantes dans chacun des pays. Or, le livre c’est la spécificité de nos histoires. Il faut en faire un enjeu de civilisation. D’ici 2015 il y aura une fiscalité harmonisée, mais ça fait tard. A l’heure des grands déficits publics, le manque à gagner sur la valeur ajoutée numérique captée par des sociétés extra européennes fait cruellement défaut à l’U.E.et menace son modèle social de redistribution. L’U.E doit se doter de nouvelles fiscalités et reterritorialiser l’impôt, c’est toute la valeur ajoutée du numérique qui est en jeu et cette mesure permettrait de sauvegarder la richesse éditoriale et la diversité culturelle européenne.

P.P : «Seule l’UE a la masse critique pour peser dans le cyberespace » dites-vous. Pourquoi ?

C.M.-D. : Avec la révolution du numérique, les unités de temps et d’espace sont bouleversées. Le système est global : Internet dépasse les frontières des États nations. Des acteurs extra -européens sont rentrés sur la chaine de valeur, et ce en position hégémonique. Ils sont présents sur la chaîne de distribution et de circulation des biens et engendrent des bénéfices très importants. Citons pour exemple Facebook, Amazon ou encore Google. C’est ça qui m’a fait réagir et m’a notamment poussée à prendre des mesures sur une TVA réduite au niveau européen.

P.P. : Le numérique se joue de l’impôt ?

C .M.-D. : Il faut prendre conscience du défi que le numérique représente pour notre vieux continent. C’est un défi économique d’abord. Le numérique bouleverse les modèles existants dans la plupart des industries qui font traditionnellement la puissance de notre continent. Un défi fiscal ensuite: les géants du net exploitent la concurrence fiscale entre les états membres et mettent à profit le découplage entre le lieu de production et le lieu de consommation de ses services. Malgré une intense activité sur le territoire des États membres de l’U.E., les grandes entreprises du numérique n’y paient quasiment pas d’impôts (1). C’est une concurrence déloyale. Un défi Juridique enfin, car les acteurs dominants américains ne dépendent pas des juridictions européennes. Les récentes révélations sur le programme PRISM de l’agence de sécurité américaine ne sont qu’une demi-surprise. Mon rapport insistait déjà largement sur la nécessaire souveraineté européenne sur les données, véritable « or numérique » produit par les citoyens européens et dont les États membres se doivent de préserver la sécurité, sous peine de les voir saisies et exploitées par les géants américains et chinois. Ceci est d’autant plus inquiétant que cette menace de perte de souveraineté va aller croissant.

D’abord, parce que le développement des clouds va mettre de plus de données aux mains des prestataires tenus de collaborer au programme PRISM, que les serveurs soient situées ou non sur le territoire européen, d’autre part parce que demain l’internet des objets qui fera communiquer entre eux les objets va forcément multiplier les données de manière exponentielle.

Je m’inquiète de la main mise croissante d’acteurs étrangers sur des données particulièrement sensibles et notamment, dans le domaine de la finance, sur les données de paiement, il ne faut pas que l’U.E. renonce à créer son propre système de paiement.

P.P. : Vous dites que l’Europe ne peut se contenter de consommer du numérique qu’il va falloir qu’elle produise ses propres équipements.

C.M.D. : Toute l’industrie est numérique : le transport, les finances, l’édition, la presse, la vente par correspondance, le tourisme, l’automobile etc…

La Commission européenne a bien identifié le numérique comme étant un gisement de croissance pour l’Union qui peut représenter 5% de croissance de son PIB d’ici 2020. Elle a recensé 100 actions clés qui composent l’agenda numérique.

Ces actions clés sont destinées prioritairement à approfondir le marché unique autour des usages du numérique. Un marché européen de 500 millions de consommateurs qui intéresse beaucoup les autres puissances. Or l’U.E. ne peut pas avoir pour seule ambition de consommer des équipements asiatiques ou des contenus américains. Elle doit aussi rester productrice sur ce marché unique numérique.

Nous devons développer des produits, sinon le marché va se restructurer autour des règles d’usage des géants du net, à savoir une TVA zéro. A mes yeux, c’est la condition indispensable à un maintien pérenne de la valeur ajoutée et des emplois sur notre continent.

Je regrette que l’agenda de Neely Kroes, la commissaire européenne chargée de ces questions, n’exprime pas une vision politique et stratégique de la place que devrait occuper notre continent dans le monde du numérique. Elle exprime davantage ce que Mario Monti appelle un marché mais un marché désarmé. Il faut prendre conscience du défi que représente le numérique pour notre vieux continent.

P.P . : Que faire pour que l’Europe devienne productrice dans le domaine du numérique ?

C.M.D. : Cela ne peut se faire que dans le cadre d’un projet politique, si on ne se préoccupe pas de ce basculement de civilisation, d’en être des acteurs par le biais des objectifs qu’on se fixe au niveau européen (ce qui relève des articles du traité européen), les États européens perdront leur souveraineté.

Il faut encadrer la politique de la concurrence par des objectifs politiques. Cela dépend d’abord de la neutralité du net : tout flux doit être transporté de manière équitable, et c’est la condition de la liberté du commerce… Or, 95 % des recherches se font par l’intermédiaire de Google qui privilégie dans les résultats ses propres services touristiques ou autres. Ce problème a été soulevé auprès des autorités de la Concurrence à Bruxelles, il faut résoudre la problématique de ce moteur de recherche qui a acquis une position monopolistique durable. C’est une infrastructure par laquelle toute entreprise, tout citoyen, est obligé de passer, pour s’informer, se soigner.

Que se passera-t-il demain si on n’impose pas la neutralité des terminaux, si on ne réfléchit pas à ce que l’U.E., à travers sa DG concurrence, essaie de combattre ce monopole ? Il faut que nous pesions à notre juste valeur dans le cyberespace. Il faut que l’Europe renforce sa présence dans les instances de normalisation, de lutte contre l’évasion fiscale, qu’elle respecte le calendrier prévu pour 2015 afin de reterritoraliser la TVA. Je propose qu’elle impose aux géants du net des obligations d’équité et de non discrimination.

P.P. : Il s’agit aussi d’assurer la maîtrise des données européennes et de protéger les données personnelles et humaines des citoyens.

C.M.-D. : En Europe, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et les articles 7 et 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ont un caractère universel et assurent le droit à la vie privée, au respect de la correspondance et à la protection des données personnelles, sans condition de citoyenneté, d’origine ou de résidence : selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, toute atteinte à ces droits ne peut être autorisée que si elle sert un intérêt légitime, se fait dans le respect de la loi et présente un caractère nécessaire dans une société démocratique.

Un projet de règlement doit modifier la Directive de 1995 sur la protection des données à caractère personnel. Viviane Reding, la commissaire Justice, y a engagé un travail collaboratif. La CNIL (Commission Nationale Informatique et Liberté) est proactive sur le sujet. Sa présidente, Isabelle Falque-Pierrotin, a mis en garde sur ce règlement pour qu’il protège les eurocitoyens (2).

La CNIL a été à la pointe d’un règlement sur le traitement des données, en demandant l’interdiction du transfert des données à la demande expresse des Etats-Unis conformément à la charte européenne des droits de l’homme. Catherine Ashton, la vice-présidente de la Commission européenne, s’en offusque.

P.P. : L’affaire PRISM a révélé que la législation des Etats-Unis ne protégeait pas les données personnelles européennes.

C.M.-D. : En effet, comme je l’écris dans mon rapport différentes législations ont réduit à néant le système de « Safe Harbor » négocié en 2000 entre les États-Unis et l’Union européenne pour protéger les transferts de données personnelles à destination des États-Unis. Les géants du net bénéficient donc de cette gestion extra territoriale des données que leur confère le cadre législatif américain.

Le Patriot Act a été voté en 2001 pour amender plusieurs lois à la suite de l’attentat du World Trade Center. Il a été amendé successivement depuis 2001, encore tout récemment par le Patriot Sunsets Extension Act de 2011. Il a notamment amendé le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), également amendé depuis par deux textes importants : le Protect America Act (PAA) de 2007 et le FISA Amendment Act (FAA) de 2008, lequel a ajouté une disposition spécifique concernant les procédures de ciblage de certaines personnes, étrangères et situées hors des USA.

En outre, les garanties qu’apporte la Constitution américaine (son 4ème amendement protège contre les perquisitions ou saisies déraisonnables) en cas de réquisition de données par les autorités américaines, ne s’appliquent pas aux citoyens européens recourant aux services de cloud.

P.P. : Vous préconisez la création d’un conseil consultatif européen du numérique?

C.M.D. : Oui, je pense qu’il serait bon, compte tenu des défis qu’il existe une Instance européenne du numérique pour éclairer l’exécutif européen et de fédérer l’écosystème européen dans un esprit d’équipe.

De la même manière en France il faudrait un commissariat général du numérique rattaché directement au premier ministre. J’ai adressé mon rapport à Arnaud Montebourg, le ministre du développement productif auquel est rattachée la ministre des PME, de l’innovation et de l’économie numérique, Fleur Pellerin.

Il a affirmé qu’il allait protéger les données en exigeant que les données européennes soient hébergées sur le territoire européen. C’est un vœu pieux, car il y a la question du stockage des données dans les « systèmes cloud » s’ils ne sont pas européens et demain l’Internet des objets. Il faut rentrer dans cette problématique du numérique, la décrypter, l’analyser.

P.P. : Quelles mesures proposez-vous?

C.M.-D. : D’abord, il faut réfléchir à la Création d’un impôt numérique européen qui contribuera à créer le réseau numérique des européens, si nous ne le faisons pas, la soutenabilité du modèle économique social européen risque d’être compromise. Je suggère aussi un droit de recours des consommateurs contre des services en ligne très changeants et très opaques des entreprises de l’Internet et une solidarité renforcée pour lutter contre l’évasion fiscale des acteurs du net.

P. P. : Qu’est-ce que la société peut faire ?

C.M.-D. : c’est une question qui m’a été posée quand j’ai été auditionnée au CESE (Conseil Economique, social et Environnemental). Les éditeurs de presse européens sont attachés à notre expression démocratique, nos télévisions aussi, ils doivent agir pour se prémunir contre cette emprise sur le numérique, américaine aujourd’hui, chinoise demain.

Nous tenons très bien un levier dans ce bras de fer. C’est avec une lenteur coupable que la DG concurrence a répondu à des amendements qu’ont déposé les acteurs. Presque suspecte. Quand Daily Motion a failli être racheté par Yahoo cela a suscité de vives réactions. Ils commencent à se rendre compte qu’il ne s’agit pas de créer un marché unique très libéral, mais qu’il faut créer un marché numérique européen, il faut s’y coller là. La protection des données sur le corps humain, sur les banques doit faire l’objet de débats philosophiques, sociologiques, anthropologiques, sociétaux, l’Europe est la garante des droits humains fondamentaux, nous sommes le berceau de la Convention des droits de l’homme et de la démocratie, à nous d’en être les garants.

P.P. : Comment ?

C.M.-D. : II faut faire attention et arrêter d’être naïf, ce n’est pas le monde des « bisounours », l’action doit être collective, nous ne sommes plus dans un système hiérarchique mais dans un modèle collaboration partagée, le système porte en lui la sauvegarde, nous en sommes les co-animateurs.

Mais, en même temps, il faut protéger l’infrastructure des réseaux : si les coeurs de réseaux sont chinois, comment se prémunir contre l’espionnage? Il faut attribuer à l’industrie numérique une préférence communautaire comme cela se fait dans le domaine de l’industrie de la défense ou de la sécurité et créer un fonds stratégique d’investissement. Et il faut garantir l’accès des PME innovantes européennes à la commande publique. C’est un enjeu de pouvoir. Nous sommes dans un changement de civilisation.

http://www.senat.fr/rap/r12-443/r12-443.html

  • NOTES

(1) « Selon le président du Conseil national du numérique, les revenus générés par la « bande de GAFA » (Google, Apple/iTunes, Facebook et Amazon) seraient de l’ordre de 2,5 à 3 milliards d’euros, et l’impôt sur les sociétés acquitté en France par ces quatre sociétés serait seulement de 4 millions d’euros en moyenne par an, alors qu’elles pourraient être redevables d’environ 500 millions d’euros si le régime fiscal français leur était pleinement appliqué ».

(2) « La présidente de la CNIL a alerté sur le risque de dumping intracommunautaire en matière de protection des données, dans la mesure où certaines autorités nationales de protection des données manquent de moyens voire de compétences pour s’assurer du respect, par les géants du net sous leur régulation, de l’ensemble des lois nationales qui interagissent dans chaque État membre avec les règles européennes en matière de protection des données. »

* Catherine Morin-Dessailly est également vice-présidente de la commission des affaires européennes, vice-présidente de la commission de la Culture, de la communication et de l’éducation, présidente du groupe d’études Médias et Nouvelles Technologies.