Il n’y a pas de jour sans que la crise – les crises, économique, financière, sociale, mais aussi politique – ne soit d’actualité. L’avenir de tous droits partout et pour tous est en question. Quelles causes ? Quelles conséquences ? Pourquoi ? Comment ? Quelles solutions ?

La dette n’est pas plus la fin de l’histoire que les marchés n’en sont l’avenir. Mais ceux-ci lancent un formidable défi à la démocratie, aux droits fondamentaux, plus que jamais garants d’un vivre ensemble démocratique. Il s’agit de les défendre, mieux encore, d’assurer leur effectivité pleine et entière.

La « dictature des marchés », nous répète-t-on à l’envie serait en train de prendre la main et de nous faire entrer dans une nouvelle phase historique, dans laquelle les gouvernements seraient trop coûteux, les peuples trop agités, la démocratie trop aléatoire… Au regard de l’actualité, ces observations peuvent paraître de bon sens. Les épisodes irlandais, grec, puis italien illustrent de fait la fragilité d’équipes gouvernementales face à l’énorme pression que les acteurs financiers – relayés par d’autres gouvernements – avaient exercée sur eux. La brutalité des discours politiques tenus sur l’ « irresponsabilité grecque », la désignation du « peuple » – soulevé contre l’austérité – comme « problème », la bouffée de panique à la seule mention d’un éventuel référendum témoignent d’une crise systémique profonde et d’une perte de conscience politique qui ne l’est pas moins.

C’est que l’histoire des sociétés est irréductible aux seuls critères comptables ; même empêtrés dans des écheveaux de contraintes économiques, même sonnés par des plans d’austérité dont l’une des fonctions est justement d’empêcher l’irruption d’une pensée alternative, même entravés par un ordre destiné à juguler leurs révoltes, les peuples s’agitent et donnent de la voix. Des élections vont avoir lieu en Italie, d’autres suivront probablement en Grèce, tout simplement parce que la « dictature des marchés » n’est pas la dictature tout court. Si elle redéfinit de façon brutale les rapports entre pouvoir politique et puissances d’argent, si elle tend à le subordonner, voire à l’aliéner, elle ne l’abolit pas. Les marchés ne sont forts que des concessions, soumissions et autres offrandes que leur ont concédées les décideurs politiques, obnubilés qu’ils étaient par leur efficacité supposée.

La dévolution du pouvoir à des hommes politiques labellisés « experts européens », alors qu’ils sont acquis à la vulgate néolibérale, signe donc une certaine impuissance des milieux dirigeants classiques, et un bégaiement du côté des perspectives alternatives. Les générations futures se demanderont sans doute avec effarement comment il a été possible qu’une crise financière sans précédent ait pu bénéficier à ceux qui en étaient et la cause et les agents. L’ampleur même de ce paradoxe doit, pour ce qui nous concerne, nous inciter autant à l’indignation qu’à l’exploration d’autres perspectives. Il y a urgence.

Car le train de la récession charrie toujours dans ses wagons une kyrielle de drames économiques et sociaux, les risques d’une désaffection croissante du politique, d’une explosion de l’abstentionnisme, d’un désenchantement démocratique déjà porteur d’une régression des droits.

Si cela devait se vérifier, l’austérité s’imposerait pour une très longue période, sans aucun rapport avec le poids réel ou supposé de la dette parce qu’elle satisfait parfaitement aux normes comptables, sans qu’elle ait un grand rapport avec une quelconque rationalité économique. Dans une société où les droits fondamentaux sont subordonnés à des appétits financiers, ces derniers n’ont plus aucune limite. Là où la pensée capitaliste classique prendra soin de ne pas tuer la poule aux œufs d’or, la pensée néolibérale usuraire n’hésite pas une seule seconde. Elle ne peut s’en empêcher ; c’est d’ailleurs sa limite.

La question est donc de savoir comment sortir de cette panne démocratique, comment échapper à cette ivresse de la soumission ? D’abord en n’oubliant jamais que la dépossession et l’effacement du politique ne participent d’aucune fatalité ; elles demeurent des enjeux dans le débat public, dans le choc des affrontements sociaux et politiques. Les marchés – autrement dit la somme des acteurs financiers – sont hétérogènes, manifestent une intelligence obtuse et n’occupent des espaces que lorsque ceux-ci sont « déficitaires », dans tous les sens du terme. La crise actuelle résulte à la fois de leur fonctionnement et d’un ensemble de contraintes institutionnelles et politiques. Il n’y a par exemple aucune raison obligée à ce que les parlements nationaux et européen demeurent cantonnés à un rôle marginal. Ce que le politique a concédé, il peut tout aussi bien le reprendre, formuler d’autres contrats sociaux, d’autres contraintes institutionnelles, d’autres priorités. Cela n’est ni simple ni impossible. D’autres façons de produire et d’échanger, d’autres politiques fiscales et de redistribution des richesses sont possibles. Encore faut-il en avoir le dessein, la volonté, incarner enfin un destin collectif.

En France, la période électorale qui s’est ouverte avec les sénatoriales, et va se poursuivre avec la présidentielle puis les législatives, est un moment privilégié pour inscrire au cœur du débat public le refus d’une austérité de masse, le refus d’une régression des droits sociaux et des libertés civiles.
Ces valeurs se situent aux antipodes du prétendu courage reconnu à Nicolas Sarkozy par son Premier ministre François Fillon. Car les mesure annoncées – on ne discute plus, on annonce ! – ne sont ni novatrices ni justes. Où est donc le le courage ? Dans la stigmatisation récurrente des « fraudeurs » de l’assurance maladie ou de l’assurance chômage ? Dans la poursuite de la mise à bas du pacte social construit autour de la notion d’intérêt général ? Dans l’accélération du démantèlement des mécanismes de solidarité entre générations ?

Ces attaques contre les droits sociaux traduisent un paradigme plus que préoccupant ; bien vivre – au sens de vivre correctement – ne serait plus de saison. Il faudrait, pour « payer sa dette », renoncer d’abord au droit même d’en discuter la légitimité, puis d’en rechercher les responsables, et enfin, dans la foulée, accepter de renoncer aux droits fondateurs de la dignité des peuples, à ce qui assure la vitalité de la démocratie.

Cette vision du monde courtise la peur ; peur du lendemain et des jeunes, peur des étrangers, peur des pauvres… Nous sommes de plain-pied dans cet « entre-deux » où le vieux ne veut pas mourir et empêche donc le neuf de naître, et dont le philosophe italien Antonio Gramsci disait qu’il enfante des «monstres ». Nous les voyons se multiplier aujourd’hui, et avancer sous bien des masques…

Faire échec au cauchemar suppose une saine indignation et, au-delà, l’affirmation collective, inébranlable, que la sortie de crise ne saurait en aucun cas passer par une grande braderie des droits à l’éducation, à la santé, à la mixité sociale, au logement, à l’emploi, à la culture, bref, à tout ce qui donne un sens au fait de vivre en société. Cela suppose le refus ferme et tranquille de toutes les chasses aux boucs émissaires, avec ou sans papiers, pauvres ou étrangers.

Réaffirmer la liberté, l’égalité et la fraternité comme valeurs fondatrices de notre vivre ensemble, c’est là que réside le vrai courage, c’est là que s’ouvre la voie pour débattre et construire des perspectives et un projet commun, enthousiasmant parce que démocratique, dynamique parce que social.

C’est le sens du Pacte pour les droits et la citoyenneté que nous entendons porter avec une cinquantaine d’autres organisations, syndicales et associatives dans le débat politique français. Parce que les propositions qu’il porte correspondent aux vœux de notre société, il constitue l’un des éléments de l’alternative opposable aux fondamentalistes de l’austérité. Face aux marchés, l’histoire reste à écrire et nous sommes, citoyens, légitimes à le faire. Affirmons nos droits à débattre, à choisir, à garantir notre dignité et avec eux, ceux des générations à venir.

Paris, le 18 novembre 2011

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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