3 février 2009

Ignorances

Ne m’a-t-on pas assez répété qu’ici on s’intéresse au futur. Certes, mais comment parler du futur dans un contexte où personne ne sait de quoi demain sera fait. Essayons de démêler quelques traits de notre présent.

Dans une loterie à tirage unique le parieur n’a aucun moyen de savoir s’il va perdre ou gagner. C’est une société idéale : chacun n’est qu’un numéro et tout le monde est en concurrence. De plus celle ou celui qui organise la loterie sait très bien prévoir le profit qu’elle/qu’il encaisse à chaque tirage. C’est vraiment une société idéale. Le savoir d’un seul est le fruit de l’ignorance- ici volontaire- de tous les autres.

Avec la crise, l’ignorance est mieux partagée, c’est même parce qu’elle est tellement partagée comme divers épisodes l’ont montré que nous sommes en crise. Estimer aujourd’hui l’avenir du marché de telle matière première ou la valeur des actions d’une entreprise relève presque de la loterie, quel que soit le terme envisagé.

Il y a toutefois un domaine qui a un bel avenir devant lui, un domaine où l’offre excède toujours la demande, ce qui n’autoriserait que la spéculation à la baisse, mais l’exploitation de ce domaine ne se limite pas à l’économie, elle embrasse tout le corps social, ce domaine, c’est celui de l’ignorance, la mienne, la vôtre, la leur.

Tenez, l’autre jour place de la République, un jeune homme qui inspirait confiance tenait au bout d’un manche une pancarte. Elle était particulièrement soignée, le texte bien calligraphié, noir sur fond blanc avec en dessous, dans une gamme bleue proche de l’outre-mer avec une nageoire caudale prête à se détendre : un thon, oui un thon.

Un peu étonné, j’ai cru avoir affaire à une protestation écologique contre une halieutique intempérée. Ignorant que j’étais ! M’approchant de plus près n’ai-je pas lu « Casse toi pauvre thon ! » et constaté que ce thon était en fait une chimère : il avait tête humaine et pouvait donc en principe lire l’interjection qui le surplombait. J’ai beau savoir que des philosophes interrogent en même temps l’homme et l’animal tant dans leur différence que plus prosaïquement dans les problèmes éthiques posés par les élevages industriels, quelque chose m’échappe, quelque chose de plus que j’ignore. À propos d’élevage industriel il faut constater que pour ces animaux, comme pour les chercheurs « il y a de la lumière, c’est chauffé ».

Pour le contexte de cette citation consulter l’Elysée: http://www.elysee.fr/documents/index.php?mode=cview&press_id=2259&cat_id=7&lang=fr

L’ignorance est la chose du monde la mieux partagée.

Elle n’épargne personne, même des Préfets peuvent en être frappés. Pensez à celui de Saint-Lô, 19 623 habitants sur 23,19 km2 soit 846 habitants au km2, préfecture et chef-lieu du département de la Manche. Ce fonctionnaire d’autorité, selon sa Ministre de tutelle, aurait commis une « erreur de positionnement ». La Ministre a parfaitement raison.

Chacun peut en faire l’expérience, un coup de sifflet de qualité moyenne, même à l’intérieur d’une cylindrée moyenne est encore entendu par une oreille moyenne à environ 30 m. Si vous avez 100 siffleurs, la puissance sonore est augmentée d’autant.

En faisant l’hypothèse simplificatrice (qui n’est valable qu’en l’absence de toute réverbération du son) que la puissance sonore varie comme le carré de la distance, avec 100 siffleurs soufflant simultanément vous avez à 300m le même résultat qu’avec un seul à 30m. Pour que ces siffleurs soient confondus avec le bruit ambiant, en prenant un facteur 2 de sécurité, il suffisait donc de repousser les badauds à l’extérieur d’un cercle de 600 m de rayon, comme apparemment cela a été fait lors d’un autre déplacement présidentiel, favorisant ainsi un contact démocratique avec la population. Il n’y aurait pas eu à Saint-Lô d’erreur de positionnement, le Président aurait alors pu dire : « Je vous ai entendu ».

Les dégâts de l’ignorance peuvent parfois aggraver nos difficultés économiques : on l’a déjà vu avec les OGM et maintenant c’est même un des premiers fabricants d’aliments qui en est victime : ne voilà-t-il pas qu’un yaourt, « censé nourrir la peau de l’intérieur », a été retiré du marché faute de suffisamment de clients . Sachez le, sauvez nos innovations : la peau, ça se nourrit des deux côtés, l’intérieur et l’extérieur, n’en restez pas comme les Grecs au lait d’ânesse!

Moralité : l’altération du langage ordinaire nourrit l’ignorance. À force d’utiliser des expressions toutes faites, des slogans publicitaires, du jargon pseudo-technique pour faire expert nos capacités d’analyse sont altérées, nos capacités d’invention aussi. Saint-Lô en 1946 fut baptisée par Samuel Beckett « Capitale des ruines ». Quand il a fallu relever les ruines personne ne parlait d’erreur de positionnement.

L’autre jour à la République, le slogan le plus diffusé n’était pas scandé, c’était un silence qui disait plus que tout autre chose, c’était un autocollant poétique, on y lisait RËVE GENERALE.

À la place du G volontairement absent, c’était signé en toutes petites lettres rouges utopistes debout.

Merci à ces pirates de l’orthographe.

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