Depuis le 1er janvier 2010, les citoyens de la Serbie, pays agresseur de la Bosnie en 1992, n’ont plus besoin de visas d’entrée pour circuler dans l’espace Schengen.

Ainsi en ont décidé les ministres de l’intérieur et de la justice des 27, réunis à Bruxelles le 30 novembre 2009.

Les Bosniaques, eux, en sont exclus. Leurs ressortissants ainsi que ceux du Kosovo, autre pays agressé, devront attendre que leurs gouvernements réalisent toutes les réformes exigées à cet effet par Bruxelles.

Comble de l’injustice, à l’intérieur même de la Bosnie, les Croates de Bosnie centrale et de l’Ouest et les Serbes de la Republika Srpska, tous deux pouvant se prévaloir de la double nationalité que leur confère le pays frère (la Croatie et la Serbie) pourront circuler librement. Mais pas les Bosniaques Musulmans , précisément ceux qui ont subi la plupart des massacres. Car eux ne peuvent justifier d’aucun autre passeport de rattachement.

Une offense insultante
Cette différence de traitement laisse un goût amer aux citoyens de Bosnie.
Belle récompense en effet à l’état serbe qui a réclamé son adhésion à l’Union Européenne, alors qu’il n’a toujours pas remis le général Mladic à la justice internationale comme le demande depuis plusieurs années le Tribunal Pénal International sur l’ex-Yougoslavie (TPIY).

Triste sanction pour la Bosnie qui, avant que la guerre n’éclate en 1992, avait affirmé haut et fort son attachement à l’Europe. La Serbie, elle, ne jurait que par son nationalisme panslave et son amitié avec la Russie.

« La décision de la Commission d’exclure la Bosnie de la libéralisation des visas ajoute l’insulte à l’offense pour des gens qui ont le plus souffert de la guerre qui a fait rage il y a moins de 20 ans de cela», a dénoncé le coprésident des Verts au Parlement européen, Daniel Cohn-Bendit. «C’est une erreur politique incroyable. La Bosnie a été le théâtre, à cause de l’agression serbe, du pire génocide commis en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale et aujourd’hui la Commission décide que les Serbes pourront voyager librement mais pas les citoyens de Bosnie ni du Kosovo», a ajouté l’ancien Haut Représentant de la communauté internationale et de l’UE en Bosnie, Christian Schwarz-Schilling, dans une interview publiée dans le quotidien allemand «Bild-Zeitung».

Une décision cependant saluée par le ministre français des affaires étrangères, Bernard Kouchner, qui s’est « réjoui de la décision prise par le Conseil de l’Union européenne d’exempter de visa, à compter du 19 décembre 2009, les citoyens du Monténégro, de Serbie et de l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine…/…Nous espérons que les autres Etats de la région mèneront à bien les réformes demandées par l’Union européenne afin que leurs citoyens bénéficient dans les meilleurs délais de cette mesure ». On aurait pu s’attendre à un peu de retenue dans les félicitations accordées à un pays qui n’a jamais voulu se plier aux décisions internationales ni reconnaître ses torts.

Malheur au vaincu !

Cette décision affligeante fait de la Bosnie une triple victime.

– Victime humanitaire.

La Bosnie a payé le plus lourd tribu à la guerre qui a été mené contre elle par les Serbes. Plus de 200 000 morts et des centaines de milliers de réfugiés dont la plupart n’ont jamais pu revenir chez eux.

Les faits mis en évidence lors des procès au Tribunal pénal International de La Haye montrent l’implication directe de l’État serbe dans la guerre et les crimes en Bosnie. Le chef de l’état serbe Milosevic a tenté de faire endosser la responsabilité de ces crimes par les autorités bosno-serbes sur lesquelles il exerçait un contrôle effectif, montre Florence Hartmann dans son ouvrage « Paix et Châtiment ». Belgrade veut aujourd’hui à tout prix préserver cet habillage pour éviter de payer des millions de dollars de réparation à ses voisins. Si l’État serbe était reconnu coupable par le TPIY, les nouvelles autorités de Belgrade devraient en assumer la responsabilité.

D’où leur volonté d’empêcher toute utilisation des archives du Conseil suprême de défense devant la Cour internationale de justice (CIJ).

D’où aussi leur volonté d’expurger les parties les plus compromettantes et ainsi d’occulter des informations d’intérêt général, qui contribuent à faire la lumière sur le conflit, et dont la non-divulgation contrarie le travail de justice et de quête de la vérité. Les dirigeants serbes sont d’ailleurs eux-mêmes convaincus que les archives du Conseil suprême de défense peuvent conduire à une condamnation de la Serbie pour génocide.

D’où également leur peu d’enclin à livrer l’ex-chef militaire serbe Ratko Mladic, qui coule des jours paisibles à Belgrade. Une clémence nationale qui en dit long sur l’état d’esprit qui règne en Serbie. 25 % des Serbes seulement se disent favorables à l’arrestation de Mladic, selon un sondage récent, 56 % croient à son innocence.

En réalité, si le pouvoir serbe traîne des pieds pour arrêter ce criminel de guerre, c’est parce qu’il ne serait pas seulement question de juger un homme, mais tout un pays : la Serbie. Un pays incapable, après tant d’années, de se regarder dans les yeux et de porter un regard critique sur sa propre histoire.
Seule consolation dans ce concert d’indignité: la Hollande été le seul parmi les 25 états de l’UE à opposer son véto à l’accord de pré-adhésion signé en avril dernier, au motif que les efforts consentis par la Serbie pour retrouver ses criminels de guerre ne sont pas suffisants ; un constat également partagé par l’Organisation des Nations Unies.

Victime géographique.
Force est de le constater : les Serbes ont réussi leurs objectifs de guerre. Le programme était qu’une grande partie de la Bosnie devait être ethniquement purifiée. Et c’est effectivement ce qui est arrivé.

La Republika Srpska couvre la moitié du territoire et ne compte que 10% de non-serbes. Tout en reconnaissant l’unité de la Bosnie-Herzégovine et le caractère multiethnique de celle-ci, une séparation entérine l’existence de territoires issus du nettoyage ethnique.

Des centaines de milliers de réfugiés pâtissent de cette situation qui ne leur permet pas de retrouver leur foyer. En outre, le morcellement géographique du pays rend difficile voire impossible la circulation normal des hommes et des marchandises. Ici se trouve la contradiction fondamentale des accords de Dayton signés en 1995.

Victime économique et juridique.
Avec les accords de Dayton, la « Communauté internationale » a imposé à la Bosnie-Herzégovine un cadre constitutionnel non viable, qui l’empêche d’avancer vers la voie des réformes et donc de prétendre à l’Europe. C’est l’Union européenne qui se montre incapable d’imposer la révision de ce cadre dont la nocivité est avérée.

Aussi, si les réformes ne peuvent être accomplis, c’est en partie à cause de ce statut de Dayton voulu par la communauté internationale. Aucune institution ne fonctionne réellement, l’économie ne peut démarrer et l’entité serbe fait tout pour compromettre le développement économique.

Le retard pris pour l’adoption des mesures conformes aux exigences de progrès suffisants dans la mise en place de passeports biométriques doit donc être situé dans le cadre de la crise qui frappe tout le système politique bosnien, crise elle-même reliée au refus de la Communauté internationale et de l’Union européenne d’affronter réellement le problème de la Bosnie.

Aussi bien, les Bosniaques Musulmans restent prisonniers d’un cessez-le feu interminable qui ne leur permet pas d’avoir une identité propre. Comment fabriquer un seul état, un seul droit quand le mandat fixé par Dayton entérine de façon constitutionnelle la division entre communautés ?

Pour couronner le tout, récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Bosnie pour avoir interdit aux minorités, en particulier les Juifs et les Roms, de se présenter à certains scrutins.

La Constitution bosniaque distingue en effet deux catégories de citoyens: d’un côté les trois « peuples constituants », c’est-à-dire les Bosniaques Musulmans, les Croates et les Serbes, de l’autre tous les autres, dont les Juifs, Roms et autres minorités. Ces derniers, soit environ 7 % d’une population de 3,9 millions d’habitants, jouissent des mêmes droits sauf en certains points de la loi électorale touchant à l’équilibre des pouvoirs entre les trois « peuples constituants ».

Cette situation est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la discrimination, ont estimé les juges européens. L’arrêt, qui impose à la Bosnie de réformer sa loi fondamentale, est définitif. Le seul hic, c’est que cette spécificité de la loi électorale résulte encore des accords de Dayton et non d’une volonté délibérée de la Bosnie.

La question de l’«après-Dayton» est ainsi devenue un sujet tabou qui explique la discrimination dont fait l’objet la Bosnie en général, et les non Serbes/non Croates en particulier. Surtout ne pas rouvrir la boite de Pandore. L’Union européenne se contente donc de maintenir une forme de statu quo, de peur d’aboutir à une nouvelle fragmentation du pays.

Et c’est bien là un des aspects du malheur bosniaque.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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