« La justice des hommes arrive toujours trop tard », écrivait Georges Bernanos. L’arrestation, cet été, du criminel de guerre Radovan Karadzic, après plus de dix ans de cavale, apporte un démenti à ce pessimisme. Treize ans après les massacres de Srebrenica (8000 morts) et le siège de Sarajevo (10 000 morts), l’histoire rattrape le chantre du nettoyage ethnique qui a ensanglanté la Bosnie toute entière, faisant plus de 160 000 morts. En ces temps où les bruits de botte, entre la mer Noire et la mer Caspienne, assombrissent le climat international, la traduction du leader nationaliste serbe auprès du Tribunal Pénal International (TPI) est bien la meilleure nouvelle de l’été.

Le jugement de Karadzic est capital à plus d’un titre :

Capital pour l’avenir de la Bosnie. Jusqu’à présent, l’absence de jugement des principaux responsables décisionnaires des crimes de guerre et contre l’humanité n’a pas permis aux populations de Srebrenica, de Sarajevo et des régions «ethniquement purifiées » de croire en un avenir de justice. Dans quelques jours, cela fera treize ans que les accords de Dayton, pour mettre fin à la guerre en Bosnie Herzégovine auront été signés. Oui, treize ans et la Bosnie-Herzégovine reste prisonnière d’un cessez-le feu interminable qui ne lui permet pas d’avoir son identité propre. Aucune institution ne fonctionne réellement, l’économie ne peut démarrer, le marché est contrôlé par des réseaux mafieux. Comment fabriquer un seul état, un seul droit quand le mandat fixé par Dayton entérine de façon constitutionnelle la division entre communautés ? Sans le dégel de Dayton et sans le jugement des responsables de Srebrenica, il est difficile à la Bosnie Herzégovine de faire son deuil et de se donner des perspectives. L’extradition de Karadzic à La Haye et son jugement pourraient changer la donne.

Capital pour l’avenir de l’Europe.

Le procès de « la tête pensante du nettoyage ethnique » fournit à l’Europe l’occasion de clarifier sa stratégie judiciaire à l’égard des crimes de guerre et contre l’humanité. Souvenons-nous d’abord que c’est le modèle européen que les Bosniaques invoquaient comme modèle quand ils ont été agressés par les nationalistes serbes en 1992. Une Europe qui pendant trois ans a mis une fin de non-recevoir à leur appel à l’aide. Rappelons aussi que les diplomaties européennes ont montré peu d’enclin à la création du TPI en 1993, ne lui donnant pas les moyens de commencer à travailler. Personne dans les chancelleries ne croyait en l’efficacité de ce Tribunal bâti sur sa seule force de conviction. Le TPI a eu le courage de s’opposer à la diplomatie pour imposer la logique judiciaire. Non sans mal. N’oublions pas non plus que Karadzic et Mladic ont commis leurs crimes sous nos yeux à quelques centaines de kilomètres de chez nous et que les massacres de Srebrenica ont été perpétrés alors que ses habitants étaient « protégés » par une zone de sécurité défendue par la ForprONU, alors sous commandement français et néerlandais. Un jugement exemplaire de Karadzic permettrait à l’Europe de retrouver un peu de sa dignité. Son extradition devant le Tribunal de La Haye est un signe de soulagement pour ceux qui désespéraient de voir l’Europe cynique et impuissante, incapable de penser son espace judiciaire. Un soulagement qui s’accompagne toutefois de nombreuses questions sur les protections, appuis diplomatiques, accords d’immunités dont aurait bénéficié le leader serbe pendant sa cavale.

Capital pour l’avenir du droit international.

Le procès de Karadzic peut instaurer une nouvelle dynamique. Il faut aller plus loin. L’idée d’un fédéralisme judiciaire européen serait à creuser. On peut espérer l’avènement d’une rationalité éthique qui définisse une compétence universelle capable de procurer à toutes les justices des pays démocratiques des compétences pour les injustices les plus graves comme le crime contre l’humanité. En ce sens, le TPI possède une vertu pédagogique. Mais la partie est loin d’être gagnée.

Le plus important obstacle est la crainte que la moitié seulement du travail de justice soit effectuée. Slobodan Milosevic décédé lors de son procès, dans la prison du TPI international de La Haye, a échappé à la justice. Le général Mladic, le bourreau de Srebrenica, court toujours. On peut supposer que ce dernier soit protégé par un accord d‘impunité. Il est aujourd’hui impératif qu’il soit arrêté. A cette condition pourra s’éclairer avec précision la chaine de commandement impliquant Belgrade au même titre que les nationalistes serbes de Bosnie. En visite le 10 septembre à Belgrade, le nouveau procureur du TPI Serge Brammertz, qui a remplacé Carla Del Ponte dans cette fonction a exprimé un « optimisme prudent » quant à la possibilité d’une arrestation par la Serbie de Ratko Mladic.

Un second obstacle est la fin du mandat du TPI. Conformément à la Résolution 1503 votée en 2003, le Conseil de sécurité, s’apprête à fermer les portes du TPI à la fin de l’année 2008 pour les procès en première instance, et fin 2010 pour les procès en appel. Du coup, on peut craindre que Ratko Mladic ne soit jamais jugé.

Un troisième obstacle tient à Radovan Karadzic lui-même. Joueur invétéré, il excelle dans l’art du mensonge et de la manipulation. Nul doute que le psychiatre-poète va se service de la scène judiciaire pour s’offrir un procès politique, emmêler les fils des débats comme il a déjà commencé à le faire en affirmant craindre pour sa vie et en se présentant comme la victime d’un complot.

Enfin le Tribunal lui-même est loin d’être parfait. Florence Hartmann, ex-porte parole du procureur du Tribunal, a très bien montré, dans son livre « Paix et châtiment « , comment nombre de compromissions et lâchetés de l’intérieur ont contribué à bâcler certains dossiers notamment le procès de Milosevic. Cette exigence de vérité lui vaut aujourd’hui d’être poursuivie par le Tribunal et comparaître pour outrage à la Cour. Cruel paradoxe de voir une inculpation signifiée à une témoin de l’intérieur qui a fait œuvre de comportement éthique en dénonçant les liaisons dangereuses pouvant exister entre les diplomaties et certains membres du Tribunal. Florence Hartmann a permis aux publics de mieux comprendre les rouages de la justice internationale. Il faut lui apporter notre soutien en disant haut et fort que le Tribunal a mieux à faire.

Le dernier obstacle est le silence. Le plus difficile sera sans doute de combattre l’indifférence et l’oubli de l’opinion. Aujourd’hui, le révisionnisme tient le haut du pavé. Comme si Srebrenica et le siège de Sarajevo étaient déjà relégués dans le rayon des mauvais rêves, évènements tellement incroyables qu’il ne vaut mieux pas y croire ou alors oublier.

Restons optimistes. L’arrestation de Karadzic devrait encourager les Nations unies, sous la pression des citoyens d’Europe à maintenir des mécanismes juridiques permettant de juger les criminels au-delà de la date de fermeture du Tribunal en 2010. La prolongation de son mandat est nécessaire et ce serait l’honneur de l’Europe que de se donner cet objectif. C’est ce que souhaite d’ailleurs le procureur du Tribunal, Serge Brammertz. Ce dernier appelle au maintien en activité du TPI tant que Karadzic et Mladic n’auront pas été jugés, à savoir le maintien d’une structure dite résiduelle. Ce dispositif résiduel, souhaité par des associations telles que Amnesty International ou ICE (Initiative Citoyens en Europe), permettrait de réagir, même en 2011 ou 2012, à une éventuelle arrestation des accusés en cavale et de les juger, conformément aux actes d’accusation établis par le TPI. N’en déplaise aux Russes qui réclament la fermeture du Tribunal à la date prévue, qu’il y ait procès ou pas.

C’est seulement en surmontant tous ces obstacles que la justice internationale marquera des points. Non, il n’est jamais trop tard ! Les apprentis dictateurs et chefs de guerre qui ont du sang sur les mains ne pourront plus compter sur l’impunité. Au cas contraire, on sait que l’absence de jugement fournit au criminel l’alibi de son crime et condamne l’histoire à sa menace permanente.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

Catégorie(s)

GEOPOLITIQUES, Le Magazine

Etiquette(s)

, ,