Fabrice Bonnifet crédit - photothèque Bouygues

Hausse du prix de l’énergie, nécessaire partage des ressources, lutte contre les inégalités… Dans le secteur de la construction, la « société post-carbone » plaide pour la conversion à une économie de l’usage. Entretien avec Fabrice Bonnifet, directeur du développement durable.

Fabrice Bonnifet crédit - photothèque Bouygues Comment envisagez-vous le développement durable à l’échelle de l’entreprise ?

Le développement durable dans l’entreprise doit être en phase avec les réalités du monde dans lequel nous vivons en termes d’utilisation et de partage des ressources. Il permet à l’entreprise de réviser certains de ses codes pour redonner du sens au progrès. Les nouvelles exigences, qu’elles relèvent du domaine social, environnemental ou sociétal, nous incitent à innover dans nos processus et nos produits. En tant que directeur du développement durable du groupe Bouygues, j’aborde donc d’abord le développement durable comme une manière de faire du business autrement.

Avec quel écho en interne ?

La fonction de directeur du développement durable au niveau du Groupe a été créée en juillet 2005. Les trois premières années, comme toutes les entreprises, nous nous sommes concentrés sur certaines problématiques, comme notre consommation de papier ou le recyclage de nos déchets.

Rapidement, nous nous sommes aperçu que, sans une remise en question de nos modèles économiques ou la modification de la conception de nos produits, nous resterions dans l’anecdotique. Il est important de souligner que si l’innovation et la technologie sont déterminantes pour trouver des solutions efficaces, l’évolution des mentalités et des comportements l’est plus encore. La difficulté consiste à faire passer ce message auprès de nos clients et de nos collaborateurs.

Comment vous y prenez-vous ?

Le message anxiogène de l’écologie, ça ne marche pas. Il est clair que l’absence de gouvernance mondiale en matière environnementale et sociale complique considérablement les choses, mais force est de constater que les choses bougent malgré tout.

Il y a deux façons de faire évoluer les comportements, et seulement deux : la contrainte positive et l’enthousiasme. La contrainte, nous y sommes favorables. Par exemple, une régulation forte des pouvoirs publics encadrant des standards ambitieux en termes de construction durable permet l’émulation entre les différents acteurs du secteur. Le Grenelle II a joué ce rôle en ce qui nous concerne. Produire mieux et de manière plus responsable, c’est avant tout un levier de business. À condition bien sûr de laisser le temps aux acteurs de se préparer et que l’on écarte d’emblée toute distorsion de concurrence.

Mais la contrainte seule ne suffit pas. Pour faire accepter les messages, il convient aussi de susciter l’enthousiasme. Améliorer un produit ou un processus, sans comprendre sa finalité, ne sert à rien. Notre démarche consiste notamment à expliquer qu’il est possible d’améliorer la qualité de nos produits tout en utilisant moins de ressources. Nombreux sont ceux qui pensent encore que l’éco-conception coûte forcément plus cher. Tout l’enjeu réside dans la démonstration que la réduction des gaspillages de toute nature, une plus grande coopération entre les acteurs et une utilisation du meilleur de la technologie sont des pré-requis à la performance durable de l’entreprise.

Quelles sont vos principales missions au sein d’un groupe comme Bouygues ?

Un responsable du développement durable doit d’abord exécuter des figures imposées comme la mise en œuvre du reporting extra-financier et son management. Le capital immatériel et les actifs intangibles représentent aujourd’hui l’essentiel de la valorisation d’une entreprise. Mon rôle est d’essayer de démontrer qu’il est désormais possible de mesurer ou à défaut d’évaluer cette richesse pour mieux l’exploiter au sein du groupe.

Ensuite, du fait des activités de Bouygues, il y a nécessairement un important travail à mener autour de la politique énergétique et de la décarbonisation de nos produits et services. Un ménage français consacre aujourd’hui environ 10% de son budget à l’énergie, alors que dans nombre de pays ce pourcentage peut atteindre 40%. La précarité énergétique touche déjà trois millions de Français et des centaines de millions de personnes dans le monde. Tout le monde sait que le coût de l’énergie va augmenter plus vite dans les années à venir. Ainsi, diminuer notre intensité énergie/carbone par euro de chiffre d’affaires constitue un enjeu tout à fait stratégique, parce que nombre des produits que nous vendons représentent un poste de charge énergétique significatif pour nos clients.

Là encore le rôle des « sachants » de la filière développement durable du groupe consiste à accompagner les filiales dans la transition de leur modèle économique vers la « société post-carbone » en leur proposant des nouvelles méthodes de management, des benchmarks, des innovations et des axes de recherche et développement.

Où en êtes-vous de votre bilan carbone ?

Rien ne se manage sans quantification. Certes, les incertitudes des modèles de quantification carbone sont importantes, mais il faut bien commencer. Pour accélérer notre maturité, nous nous sommes entourés de consultants reconnus pour leurs compétences sur le sujet. Aujourd’hui, non seulement nous y voyons plus clair sur nos grandes sources d’émissions de gaz à effet de serre, mais nous savons dans quelle direction nous engager pour commencer à diminuer notre intensité carbone, tout en créant de la valeur.

Avec des surprises ?

Une surprise de taille. Nous nous sommes rendu compte que l’enjeu du « bas carbone » dans l’industrie du BTP n’est pas dans la construction des ouvrages. Dans le bilan carbone d’un bâtiment sur l’ensemble de son cycle de vie, la partie de la construction traditionnelle pèse pour moins de 10%. Ce qui pèse, pour plus de 90%, c’est l’exploitation du bâtiment : le chauffage, l’éclairage, la climatisation, l’eau chaude… Et plus la durée de vie du bâtiment est importante, plus le poids relatif de la phase d’exploitation pèse dans le bilan global.

Avec les bâtiments passifs, les choses s’inversent car ces bâtiments sont extrêmement sobres en matière de consommation d’énergie. La composante carbone de la construction peut même redevenir majoritaire sur l’ensemble du cycle de vie – hors composante transport des utilisateurs.

En jouant sur les matériaux, on ne répond donc qu’à une petite partie du problème…

Cela compte mais ce n’est effectivement pas le cœur du problème. Il faut surtout viser la passivité du bâtiment pour que son énergie de fonctionnement soit la plus faible possible. Lorsqu’un bâtiment est sobre en énergie grise et en consommation, il est plus facile de faire en sorte qu’il produise plus d’énergie qu’il en consomme. Nous parlons alors d’énergie positive. Le premier bâtiment de grande ampleur à énergie positive (23 000 m²) existe et fonctionne déjà : il s’agit de Green Office à Meudon, réalisé par Bouygues Immobilier. Nous répondons ainsi avec dix ans d’avance aux objectifs fixés par le Grenelle.

Quel surcoût pour les acheteurs ?

Le développement durable veut que l’on raisonne en coût global et non en coût instantané. Un bâtiment à énergie positive coûte encore aujourd’hui 15% de plus à l’achat. En revanche, tout au long de son exploitation, il va permettre de générer des économies de charges significatives, jusqu’à 25% voire beaucoup plus. Demain le bâtiment pourra même devenir un centre de profit !

Quel que soit le scénario retenu (hypothèse optimiste ou pessimiste) en termes de retour sur investissements, on sait que le surinvestissement initial est marginal par rapport aux économies engendrées par la diminution des coûts d’exploitation du bâtiment sur sa durée de vie. Par ailleurs, de tels bâtiments créent de la valeur verte pour leurs propriétaires qui verront ainsi leur investissement valorisé au fil du temps.

C’est-à-dire ?

Il y a 12 millions de propriétaires en France, qui pensent que la valeur de leur bien ne peut qu’augmenter avec le temps. Ce qui est vrai pour les grandes villes comme Paris – où l’emplacement garantit la valeur des biens – est beaucoup moins évident pour les habitations en banlieue. D’ici quinze ans, le prix de l’énergie aura augmenté considérablement, il sera plus difficile de vendre des bâtiments qui s’apparentent à des épaves thermiques. Rendre passif un bâtiment par une isolation renforcée est possible pour une large majorité de bâtiments existants, et cela va donc leur donner un surcroît de valeur.

Quid de l’îlot, du quartier ?

C’est l’étape suivante et nous y travaillons déjà. Nous réfléchissons aujourd’hui à l’échelle de la ville, même si, à ce niveau, les difficultés obligent à rester réalistes à court terme. Nous avons remporté récemment plusieurs appels d’offres pour l’aménagement d’éco-quartiers à énergie positive. En complément de nouvelles approches de développement urbain, nous travaillons également à des expériences en matière de bâtiments totalement autonomes, c’est-à-dire sans raccordement au réseau (eau, énergie, déchets). Certains chalets en montagne fonctionnent déjà sur ce modèle. Dans une configuration urbaine, c’est plus novateur. Alors bien sûr, on peut se demander à quoi rime un bâtiment autonome dans une ville totalement raccordée… Là aussi, c’est une question de coût global.

La construction durable relevant d’une approche systémique, l’innovation ne doit-elle pas aller tous azimuts ?

Le bilan carbone des bâtiments en coût carbone complet montre que l’énergie de fonctionnement pour les usages conventionnels ne représente qu’une fraction très minoritaire de l’énergie globale dépensée. Les déplacements des utilisateurs représentent l’essentiel du bilan énergie d’un ouvrage. Dès lors, la solution consiste à faire du bâtiment un élément de la mobilité. Les bâtiments vont devenir les stations services énergétiques des véhicules du futur. Demain nous ferons le plein d’énergie pendant le stationnement de nos véhicules et nous nous arrêterons plus pour faire le plein ! C’est simple à dire comme cela, mais cela va être très complexe à mettre en œuvre car les quantités d’énergie nécessaires pour les transports sont encore difficilement mesurables. Dans le domaine de la convergence entre le bâtiment et les solutions de transport propre dans un périmètre de 50 km autour des ouvrages, tout ou presque reste à inventer, mais les expériences foisonnent et il y a de bonnes raisons d’être optimiste.

Quel type de véhicules comptez-vous associer à ces projets ?

Le véhicule électrique a toute sa pertinence sur le marché de la mobilité de proximité – particulièrement tant que n’aura pas été résolu le problème de l’autonomie. Il est probable que dans le futur cohabitent sur nos routes des véhicules thermiques hybrides à grande autonomie pour ceux qui iront loin et des véhicules à plus faible autonomie essentiellement électrique pour les déplacements de proximité. En associant des parcs de véhicules électriques aux bâtiments producteurs d’énergies renouvelables, le problème de la mobilité de proximité sans CO2 sera partiellement résolu, car 87% des personnes font moins de 60 km par jour.

Vous parlez de parcs en autopartage ?

Oui, il est impératif de passer d’une économie du volume, de la possession, à une économie de l’usage. Pourquoi stocker 40 ans une perceuse dans un placard dès lors que l’on ne l’utilise que 12 minutes par an en moyenne ? La révolution numérique couplée à l’émergence des services à la personne vont améliorer la qualité et la rapidité des chaînes d’approvisionnement logistiques des circuits courts. Qu’il s’agisse de voitures ou d’appareils à raclette, il sera aussi facile de louer demain que d’acheter aujourd’hui. Les logiques d’usage sont d’autant plus vertueuses qu’elles limitent la frustration générée par le consumérisme de nos sociétés.

La conception des espaces de travail obéit-elle aux mêmes tendances ?

Ces dernières décennies, nous sommes passés des bureaux fermés à l’open space. Ce dernier a certes causé certains désagréments, mais il représente un réel progrès pour la communication entre les personnes. Maintenant, il s’agit de passer de l’open space au travail distribué dans des bureaux aménagés comme des lofts. L’important, ce n’est plus de mettre une personne par bureau, mais d’organiser les espaces en fonction des tâches que les collaborateurs effectuent.

La capacité de concentration individuelle ne dépasse guère trois heures par jour. Le reste du temps, tout salarié ressent le besoin d’être dans la sociabilité, de discuter, de prendre un café, d’assister à une réunion. Tout cela fait aussi partie de son travail. Et pour le réaliser, il n’a pas besoin d’être forcément derrière son propre bureau. L’avènement de la génération Y et la révolution numérique vont booster les télécentres et le travail distribué dans les entreprises. Cela va permettre de diminuer sensiblement la surface foncière globale tout en optimisant son utilisation. La performance ne se mesurera plus en kWh/m² et par an, mais en kWh/utilisateur par an.

On en revient à cette notion d’usage…

Effectivement, la construction durable, ce n’est pas uniquement travailler sur l’enveloppe du bâtiment, mais sur son usage. Il est évident que pour un constructeur il y a là de nouvelles perspectives, de nouveaux métiers, de nouvelles activités. Et pour tous les acteurs du secteur, c’est une révolution qui s’annonce.

En matière énergétique comme pour l’ensemble des fonctions de confort, nous allons passer d’une garantie de moyens à une garantie de résultats. Cette garantie de résultats nécessite la définition d’un contrat entre le constructeur, le gestionnaire du site et les utilisateurs. Ainsi nous développons des solutions de domotique 2.0 pour que l’interaction entre le bâtiment et l’usager soit la plus ergonomique possible.

Nous approchons de l’élection présidentielle. Y a-t-il une mesure que le législateur pourrait prendre et qui faciliterait la contribution des entreprises à la promotion du développement durable ?

Encore une fois, nous sommes favorables à une régulation porteuse de progrès, qui doit être équitable et contrôlée. On ne peut pas tolérer par exemple que des constructeurs affichent des labels de bâtiments basse consommation quand ils ne les ont pas obtenus.

Y a-t-il une direction de la prospective au sein du groupe Bouygues ?

Non il n’y a pas de direction dédiée à la prospective. Selon moi, elle doit être prise en compte dans chacune des directions de l’entreprise. Ce qui est bien sûr aussi le cas au niveau du développement durable.

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Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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