Yan de Kerorguen

Pour quelqu’un d’optimiste par conviction, évoquer les bruits de botte est contre nature. Pourtant en cette année 2014 de commémoration du centenaire de la grande guerre de 14-18, je n’échappe pas au doute. L’annexion de la Crimée et les visées « impériales » de Vladimir Poutine, la faiblesse des démocraties européennes, les relents chauvinistes et xénophobes (75% des Français trouvent qu’il y a trop d’étrangers dans l’hexagone), le chômage, l’abstentionnisme électoral, des jeunes qui ne voient pas de quoi leur avenir sera fait, le discrédit des politiques… Faut-il s’alarmer ?

Je ne crois pas que l’histoire se répète mais aditionnés les uns aux autres, ces évènements ont de quoi rendre nerveux les plus Leibniziens des philosophes sur la solidité de la paix et le bonheur de l’humanité. Hobbes ou Rousseau ? Vieux débat. Nous vivons dans une société cynique. Cynique et indifférente, comme c’était le cas avant 1914, ainsi que le rappellent ces incroyables documentaires historiques, vus récemment à la télé, et qui, grâce à la couleur, ont réussi à nous rendre familières ces époques insouciantes, puis tragiques. Est-ce l’effet « Apocalypse », cette magnifique leçon d’histoire de Isabelle Clarke et Daniel Costelle qui me rend si soucieux de l’avenir?

La guerre est dans l’air

La raison principale de mon pessimisme est la situation en Ukraine. Tous les ingrédients sont là pour faire penser à la guerre. Il y a d’abord un type gris – Poutine – qui ne vit qu’à travers un sentiment d’humiliation, la fin de l’empire soviétique. La chute du mur de Berlin ? Rien de plus insupportable pour un ancien colonel du KGB qui a la fibre virile. la Russie a connu en quelque sorte, à ce moment-là, son Traité de Versailles. Souvenons-nous d’une certaine « estafette », un petit caporal de rien du tout, qui n’a pas supporté , après la Grande guerre, les réparations que le Reich allemand devait payer. A force de discours revanchards dans les brasseries de Munich, à grands renforts d’antisémitisme, il a su faire monter la haine et parvenir à ses fins. Poutine a besoin de rassembler les Russes autour de leur chef pour faire oublier les difficultés économiques, la chute de la démographie et peut-être bien, si les négociations des Occidentaux avec l’Iran se déroulent bien, l’ouverture du pétrole iranien aux Européens qui devrait poser certains problèmes de concurrence au gaz russe. Sans compter aujourd’hui, la fuite massive des capitaux! Partie serrée pour Poutine.

Je ne pense pas que Poutine soit un nouveau Hitler, mais immanquablement, il nous y fait penser. On décrit volontiers Poutine comme un nouveau tsar. Pas de doute, il a les attributs de l’autocrate. Il s’appuie sur 3 piliers : le pouvoir, la corruption financière et les assassinats politiques. Comme d’autres autocrates avant lui, il est convaincu que l’Europe est en déclin (l’homosexualité, le divorce, l’immigration..) et qu’il faut en profiter pour grandir, pour imposer sa marque.

L’annexion de la Crimée, après la guerre de Tchetchènie et celle de la Géorgie, est un pas de plus. Logiquement, la prochaine étape devrait être l’annexion de l’est de l’Ukraine. L’ancien Président Ianoukovitch a appelé à l’organisation de référendums locaux. Cet appel à l’insurrection maquillé débouchera probablement sur des proclamations de république souveraine par les pro-Russes dans des régions comme celle du Donetsk. Poutine menace Kiev contre les conséquences de ce qu’il appelle des « actions irréparables ». Il suffira alors d’une étincelle, d’une provocation pour que le pays s’enflamme. >Et que les Russes s’en mêlent. Déjà des milices pro-Russes s’activent en Ukraine de l’Est, mènent des coups de forces séparatistes, pour peu à peu préparer le terrain aux troupes Russes. Une chose est sûre, en cas de guerre, l’Ukraine ne fera pas le poids et se posera la question: que fera l’Europe? Rappelons que l’Ukraine est un des rares pays qui, en 1994, a accepté l’abandon de son important arsenal nucléaire, en contrepartie de la garantie de son intégrité territoriale promise par les Etats-Unis, la Grande Bretagne, mais aussi les Russes (sic).
Les services américains prennent très au sérieux le déploiement de l’armée russe aux frontières de l’Ukraine et redoutent la poursuite de l’invasion du pays. « Une force russe très très importante se tient prête à envahir l’Ukraine et rouler jusqu’à la Moldavie et en Transdnistrie» a déclaré récemment le général Philip Breedlove, commandant des forces de l’Otan en Europe. Une telle invasion serait un motif de guerre à l’échelle européenne. Les Ukrainiens s’alarment. Les Polonais et les Baltes s’inquiètent. Ces derniers n’ont-ils pas aussi une partie de la population russe?

Ca nous rappelle quelque chose : Un peu d’histoire

D’abord la remilitarisation de la Rhénanie par les nazis en 1936 (elle était démilitarisée depuis le traité de Versailles). Puis l’Anschluss (l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie) en 1938. Profitant d’une Europe sans volonté politique, les nazis imposèrent alors les accords de Munich. La région des Sudètes où vivent des minorités allemandes est immédiatement annexée par l’Allemagne. On connaît la suite, la Tchecoslavoquie est envahie. En 1939, c’est au tour de la Pologne ; la guerre éclate.

Rappelons aussi que la guerre de 1914 a commencé par la volonté de la Grande Serbie de pousser l’Autriche à la guerre. Il s’agissait pour Belgrade de réunifier, sous l’égide serbe, les populations slaves d’Autriche-Hongrie avant que l’Archiduc François-Ferdinand n’entreprenne d’octroyer des droits à ces populations et fasse les réformes nécessaires. Pas question pour les nationalistes serbes de laisser François-Ferdinand leur couper l’herbe sous le pied et de compromettre le projet de Grande Serbie. D’où l’attentat de Sarajevo le 28 juin 1914. Les réformes voulues par l’Archiduc n’étaient pas non plus de l’intérêt des Russes qui voulaient avoir une emprise sur cette région de l’Europe. Ce qu’ils ont eu ensuite avec le Pacte de Varsovie.

Un homme d’un autre âge

Le colonel Poutine en est encore là, dans la pathologie guerrière. Il est un homme d’un autre temps, comme ont bien su le cerner Angela Merkel et Barack Obama. La chancelière allemande dit avoir le sentiment que président russe évolue dans « un autre monde ». Le président américain lui, a bien pointé le coté provincial de Poutine et son état d’esprit d’une époque où l’on faisait des conquêtes territoriales, du temps de la guerre et pas du marché ; « Nous [les Etats-Unis] avons une influence considérable sur nos voisins. Dans l’ensemble, nous n’avons pas besoin de les envahir pour nouer une bonne relation de coopération avec eux», a-t-il affirmé. Poutine est en effet un homme du temps de la conquête, du temps de l’empire et de l’espace vital, du temps de l’accès à la mer, du temps de l’orgueil national et de la fierté mal placée. Il est de ceux qui placent leur pouvoir sur le long terme, comme les empereurs. Il est issu de ce monde du rideau de fer, du KGB, de la police politique, de l’assassinat des journalistes, de la suppression des libertés, des parodies de référendum, de la fabrication des complots ( les soit-disant attentats tchetchènes à Moscou rappellent l’incendie du Reichstag). Il est aussi un fou de son image, musclé, sportif, bottoxé, bon en tout, une sorte de surhomme qui se voit sur le grand écran de l’histoire comme un sauveur des Slaves. Comme beaucoup de totalitaires tournés vers le passé, il essaye de tourner l’histoire à son avantage, prêt à se jouer de toutes les règles , de toutes les lois, nationales ou internationales. La Crimée ? A-t-il oublié que les 260 000 Tatars (12% de la population) en sont les habitants les plus anciens ? Pour ce genre d’homme pathologique, le mensonge, la tricherie ne sont pas des problèmes. La conception de l’histoire de cet ancien du KGB est l’expansionnisme, la grandeur, la fierté. En cela il rejoint les Milosevic et autres ex-communistes qui ont fait la guerre à leurs voisins croates, slovènes et bosniaques. A l’évidence, cet homme est dangereux.

Jusqu’à présent, à l’aube de ce nouveau siècle, on a cru que l’économie, le libre marché, les échanges suffisaient. On se rend compte que ce n’est peut-être pas assez et qu’il suffit d’un trublion vaniteux, galvanisé par la propre image de sa puissance pour faire peser une menace. Hélas, comme l’a montré la guerre en Croatie et en Bosnie, en 1992, nous ne sommes pas à l’abri de conflits qui, d’inspiration locale, peuvent dégénérer. Hier l’ex-Yougoslavie. Demain l’Ukraine ? Avec la menace russe sur l’Ukraine, nous ne sommes pas loin de l’impensable. Est-il possible qu’à l’heure de la paix européenne, de telles dérives guerrières puissent se produire à notre porte, là où nous faisons du tourisme, insouciants des lendemains.


On dansait sans le savoir au bord du précipice

Avant 1914, Romain Rolland et quelques autres « consciences éclairées » ont bien décrit ces périodes vacillantes d’insouciance avant l’enfer ; la belle époque, la fée électricité, l’Europe pleine de lumière, la révolution industrielle… « Le monde avait plus changé entre 1880 et 1914 que depuis les Romains » « On dansait sans le savoir au bord du précipice ». « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde » écrit plus tard, dans les années 30, Bertolt Brecht dans « la résistible ascension d’Arturo Ui.
La bête, c’est la bêtise du nationalisme exacerbé dans lequel trouvent refuge tous ceux pour qui c’est l’autre, l’étranger, le responsable de tous les maux, dans lequel se rassurent tous ceux qui ont besoin de suivre l’homme fort, le sauveur, pour oublier leurs difficultés. Le bon score du FN aux municipales est un signe de ce climat décomplexé qui ose tout. Les racistes et les antisémites se lâchent.
Le terreau fertile de ces poussées identitaires, c’est bien la faiblesse de nos démocraties européennes, le repli sur soi-même et la faillite du politique. Il se nourrit du cynisme. Dans la société cynique, le ricanement, la grimace et le sarcasme tiennent lieu de philosophie de l’existence et le virtuel est devenu un mode de vie. Tout est prétexte à moquerie, à mépris. Avez-vous remarqué la vogue du terme « bisounours ». Pour quiconque affiche un peu de positivité ou d’idéal ou de bienveillance, aussitôt la naïveté lui tombe dessus. Qui affiche de bonnes intentions est aussitôt perçu comme un benêt. Ridicules, les bons sentiments. Vive l’ironie. Sous le dénominateur de l’humour, la raillerie, le fiel et l’ironie occupent le pavé. L’esprit de sérieux n’est plus de mise. Voilà dans quel état se trouvent les tentatives de débats citoyens aujourd’hui. Ce qui nous menace, c’est l’indifférence généralisée.

Faudra-t-il que la peur s’empare des citoyens pour reprendre nos esprits ?

Peut-être. Mais la peur sans engagement est improductive. Alors quoi d’autre ?
Dans son ouvrage « Qu’est ce que la politique ? », Hannah Arendt met en garde sur le danger de rester dans la « masse ». « Le terme de masse, écrit-elle, s’applique seulement à des gens qui soit à cause de leur simple nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation, fondée sur l’intérêt commun, qu’il s’agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d’organisations professionnelles ou de syndicats.. Les masses existent en puissance dans tous les pays et constituent la majorité de ces vastes couches de gens neutres et politiquement indifférents qui votent rarement et ne s’inscrivent jamais à aucun parti …/…Le danger consiste en ce que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous sentions bien chez lui ».
Ainsi se termine l’ouvrage d’Hannah Arendt « Qu’est ce que la politique ? » La philosophe nous rappelle que chaque individu est porteur d’une singularité irremplaçable. Pour que l’espace démocratique puisse retrouver un souffle, cette singularité, dit la philosophe, doit s’exprimer dans l’espace public. Le seul fait de s’exprimer publiquement, de débattre, d’agir en commun, nous engage dans la chose politique et nous libère de ce conformisme cynique qui a envahi l’espace social.

En bref, l’occasion du réveil est là: l’élection européenne de la fin mai 2014.

Voter contre l’esprit de masse, voter contre l’absentéisme, voter contre le cynisme; tel est l’enjeu. Pour davantage de démocratie en Europe, le Parlement européen ne doit plus être une simple chambre d’enregistrement et de contrôle des lois et directives. Il faut un vrai Parlement européen. Seul organe directement élu, il doit disposer d’un pouvoir direct d’initiative législative.

Au sujet de Yan de Kerorguen

Ethnologue de formation et ancien rédacteur en chef de La Tribune, Yan de Kerorguen est actuellement rédacteur en chef du site Place-Publique.fr et chroniqueur économique au magazine The Good Life. Il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages de prospective citoyenne et co-fondateur de Initiatives Citoyens en Europe (ICE).

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