Bruno Mettling, directeur général adjoint d’Orange, en charge des ressources humaines, auteur du rapport “Transformation numérique et vie au travail” (1) remis le 15 septembre 2015 à la ministre du Travail, explique sa vision de l’“entreprise numérique” et des enjeux qu’elle soulève.

Parmi les propositions listées dans le rapport que vous avez remis à la ministre du Travail, beaucoup portent sur le temps de travail. Est-ce là selon vous l’enjeu central de la transformation numérique ?

A mon sens, l’enjeu central pour réussir la transformation numérique est de mener un véritable projet d’éducation au numérique, dans la formation initiale comme au sein des entreprises. Comme vous l’avez noté j’ai consacré un tiers des préconisations du rapport sur ces aspects.
En effet, la transformation numérique est marquée par une exceptionnelle vitesse de diffusion et la vitesse de mise en œuvre de ce plan est donc un enjeu clé. Il faut pour cela parvenir à mutualiser les outils de formation entre acteurs publics et privés, grandes et petites entreprises.
Aujourd’hui seuls 23% des actifs estiment avoir été “très bien préparés” à l’utilisation des outils numériques. Ce manque de formation est plus prégnant encore concernant les managers de proximité, sur lesquels repose concrètement une grande part de la réussite ou de l’échec de la transformation digitale. Nos entreprises ont donc un devoir de former leurs salariés aux bons usages de ces outils pour réellement porter la culture numérique au cœur de l’entreprise.
C’est en ce sens que je proposerai à la conférence sociale du 19 octobre qu’une période de six mois soit allouée aux partenaires sociaux afin de faire remonter les besoins en formation sur leurs qualifications et leur cœur de métier.

L’éducation au numérique n’est-elle pas également une opportunité pour réfléchir aux organisations et aux conditions de travail ?

Si l’éducation au numérique doit aider à la prévention d’un certain nombre de risques liés à l’utilisation des outils numériques, je suis convaincu qu’elle peut également être utilisée positivement, au service de la qualité de vie au travail. Il est en effet essentiel de mettre l’accent sur la protection des salariés face à un certain nombre de risques induits par la transformation numérique.
A cet effet, le rapport formule un certain nombre de préconisations telles que celles portant sur le devoir de déconnexion, l’intégration de la mesure de la charge de travail ou encore la diffusion des bonnes pratiques d’organisation du travail à distance. Ces dispositions visent notamment à évoluer d’une approche curative vers une approche préventive des risques du numériques, afin d’optimiser nos chances de réussir la transformation numérique.

Quid des salariés ? Comment les associer à la réflexion et à la co-construction de nouvelles organisations du travail et de nouveaux étalons de mesure du travail ? Avez-vous entamé des démarches dans ce sens chez Orange ?

Plus globalement, vous posez une question essentielle que j’ai essayé de poser par écrit dans mon livre “Entreprises, retrouver le temps pertinent” (2) tant elle me semblait centrale. Certes il faut agir sans tarder pour que la transformation numérique ne soit pas dramatique pour les business models des entreprises ou pour les salariés. Pour autant il faut prendre le temps nécessaire aux mutations. Ce qui passe par du dialogue, de l’écoute afin de mieux anticiper et parer les risques.
En tant que premier employeur du numérique, Orange a la responsabilité de démontrer qu’humain et digital, loin de s’opposer, se renforcent comme nous continuerons de démontrer qu’il n’y a pas de performance économique possible sans performance sociale et réciproquement.
C’est la raison pour laquelle nous avons un instrument de mesure pour évaluer la qualité sociale de l’entreprise dans la durée. Si nous ne mesurons pas, nous ne pouvons pas démontrer la fonction RH Orange s’est donc habituée à mesurer qualitativement mais aussi quantitativement cette performance, ce qu’elle fait avec le baromètre social chaque semestre.

Pour bâtir le volet RH de notre plan stratégique Essentiels 2020, nous effectuons des focus group afin de mesurer les attentes des salariés. Je viens de présenter cette démarche d’écoute matérialisée avec 30 focus groups (300 salariés en France, Espagne, Egypte, Pologne) au Comex car elle a permis d’identifier les besoins essentiels des salariés Orange.
Nous avons enfin lancé au début de l’été des négociations avec les organisations syndicales sur la digitalisation et la mesure de la charge de travail. Je suis convaincu que le chemin de la transformation passe par le dialogue social.
Et cette approche globale fonctionne !

Vos recommandations sur le forfait jour suscitent des débats. Des organisations syndicales aux organisations patronales, en passant par la Cour de cassation, cette idée rencontre quelques “résistances”.

L’enjeu derrière ma recommandation sur le forfait jour, qui me semble aussi capitale mais à ne pas isoler pour autant des autres propositions, était de répondre à une inquiétude qui m’a été souvent communiquée lors des auditions.
De nombreux entrepreneurs m’ont témoigné leur attachement au dispositif du forfait-jours tout en s’inquiétant de son instabilité juridique (10 conventions sur 12 ont été annulées par la Cour de Cassation). Ce mode d’organisation du temps de travail étant particulièrement adapté aux entreprises du numérique, il est nécessaire de le sécuriser, dans le souci, bien sûr, de la protection de la santé des salariés.
La commission a en effet formulé la recommandation de compléter la notion de temps de travail par une mesure de la charge de travail, dans les secteurs où cette approche est pertinente. Il reste évidemment des secteurs et des métiers où le temps de travail est une sécurité nécessaire, mais pour un nombre croissant des emplois, particulièrement présents dans le numérique, le temps de travail ne suffit plus. Ce phénomène est largement amplifié par la transformation numérique : la surcharge d’informations, l’intensification de la charge de travail, le déséquilibre entre vie privée et vie professionnelle sont des enjeux que le temps de travail ne sait pleinement appréhender. Il existe déjà des outils de mesure de la charge de travail, qu’il convient d’expérimenter, encore une fois, dans les secteurs où cela est pertinent, pour adapter notre conception du travail à sa nouvelle réalité.

La transformation numérique oblige les entreprises à se projeter dans le temps. Mais quel employeur peut dire avec certitude ce qu’il sera dans dix ans ? Quelle est aujourd’hui la promesse employeur qu’Orange peut proposer à ses salariés ?

Il s’agit moins de viser un objectif fixe dans le temps que d’opérer un réel changement d’attitude. C’est, là aussi, la raison pour laquelle j’insiste sur l’importance de l’effort de formation. Celui-ci doit permettre à l’ensemble des collaborateurs, du salarié au top management d’entrer dans une logique de co-construction, de coopération, dans des dynamiques de gestion de projet sur un modèle agile, le tout, afin de répondre au nouveau mode de fonctionnement d’une économie qui bouge. C’est le développement de cette culture numérique dans nos entreprises qui permettra de s’adapter à ce que sera l’entreprise en France dans 10, 15 ou 30 ans.
Chez Orange, le programme « Orange Digital Leadership Inside » traduit cette ambition constante de formation ; les 86 000 passeports passés par les salariés attestent de leur intérêt pour la démarche.
Orange a aussi de fortes ambitions en terme de formation, par exemple pour ses managers au centre des enjeux de transformation numérique. Plus d’1 million d’heures de formations ont été dispensées par Orange Campus depuis sa création en 4 ans.

Une entreprise collaborative, qui co-construit ses projets, atteindra, je le crois, l’objectif d’être dans un état d’innovation permanente. Ainsi la promesse employeur Orange s’articule autour de métiers et de parcours professionnels passionnants ; j’en profite pour signaler qu’Orange valorise les efforts des salariés qui développent de nouvelles compétences ou évoluent vers de nouveaux métiers (notamment en termes de rémunérations avec les mesures emploi compétence).

Faut-il en passer par la loi ou par les accords d’entreprises ou de branches ?

Toujours dans ce souci de guider vers une entreprise moderne, prête à s’adapter, j’ai gardé dans une large majorité des préconisations du rapport, le souci du dialogue. Le chemin de la transformation passe par le dialogue social. Il n’y aura pas de grand soir de la mutation numérique mais un processus continu d’adaptation. En dehors de quelques mesures d’ordre public qui sont à la base de notre modèle social, les accords d’entreprises ou de branches doivent permettre de gérer les situations très hétérogènes qui rendent aujourd’hui très difficile d’adopter une approche univoque et globale du cadre du travail selon les entreprises, leur secteur d’activité et leur taille.

Faisons abstraction des risques associés au numérique et n’envisageons que les opportunités : comment définiriez-vous l’entreprise numérique ?

Il est difficile de proposer une définition unique qui recoupe la réalité des entreprises numériques en France. Lors de ses auditions, la commission a d’abord constaté la profonde hétérogénéité de ces entreprises. En effet, la transformation numérique, qui est par essence disruptive, en constante mutation, et ce, à une vitesse exponentielle, modifie en profondeur les entreprises. Certains notent d’ailleurs que l’intelligence artificielle provoquera une nouvelle cassure. Dès lors, les entreprises ont un fonctionnement qui est, lui aussi, en rupture de celui des organisations traditionnelles.

L’entreprise numérique peut prendre des formes extrêmement variées, mais, pour tenter d’en saisir quelque essence, on peut considérer que c’est une entreprise qui fonctionne dans une logique d’open company, de plus en plus ouverte sur un écosystème, intégrant une multitude d’acteurs (des startups, des partenaires du monde académique, ses fournisseurs, des freelance, etc.).
Pour développer leur capacité d’adaptation, elle accorde une place centrale au dialogue interne, dans une logique de co-construction, soutenue par un management plus agile qui encadre tout en maintenant un droit à l’erreur. C’est ce fonctionnement ouvert et collaboratif qui lui permet de mener des expérimentations, et, par là-même, de trouver les voies vers la compétitivité et l’innovation.
Derrière cette évolution se trouve une idée centrale, dans un monde où le rythme de l’innovation s’accélère : il faut que les entreprises puissent mobiliser très vite, sur des cycles de plus en plus courts, les compétences dont elles ont besoin et qui n’ont plus vocation à être toutes intégrées en permanence.

Finalement, l’entreprise numérique, c’est celle qui aura su anticiper ?

L’enjeu pour moi consiste en effet en ce que les entreprises puissent bien anticiper les changements à l’œuvre. Ce, d’une part afin de parer les risques qu’ils comportent, par exemple et dès-à-présent, l’hyper-connexion professionnelle, l’infobésité, l’articulation entre vie privée et vie professionnelle qui se complexifie, etc. D’autre part pour saisir les potentialités que ces changements recèlent – comme l’agilité, la simplification – et être capables d’en initier d’autres, ce qui est indispensable pour nos entreprises.
C’est par leur capacité à maîtriser, anticiper, orienter les différents changements en cours et à venir que les entreprises sauront mettre à profit la révolution numérique pour en faire une source de développement économique et de progrès social.

(1) Transformation numérique et vie au travail

(2) Bruno Mettling, “Entreprises, retrouver le temps pertinent”, Débats Publics, 2014