Claude Alphandéry a quitté fin 2014 la présidence du Labo de l’ESS, passant le relais à Hugues Sibille. Ancien résistant, énarque, haut fonctionnaire, banquier, économiste, Claude Alphandéry est unanimement reconnu comme le porte-flambeau de l’économie sociale et solidaire. Nous reproduisons ici la teneur d’un entretien accordé en mai 2012 (*).

La résistance est-elle le fil rouge de votre vie ?

La résistance, c’était bien sûr un état d’esprit de fraternité, mais aussi une fabuleuse force d’initiative enracinée par les maquis au cœur de la société et consolidée par la pratique des réseaux. Lorsque je dirigeais la résistance dans la Drôme, j’avais 20 ans. Nous avons vu alors arriver à nous des centaines, des milliers de jeunes gens de toutes les régions, de Bretagne, du Nord, du Centre. On ne se rappelle jamais assez que la Résistance a été le fait de jeunes gens totalement déracinés, professionnellement désoccupés, brusquement rassemblés dans des maquis de 200, 300, 400 personnes. Il y avait bien sûr les actions de résistance, les coups de main sur les voies ferrées ou le long des voies navigables. Mais on n’arrivait pas à en faire tous les jours. Entre deux opérations, il se passait du temps. On a beaucoup parlé, des soirées entières. Beaucoup étaient là plutôt par refus du STO que par idéologie. Mais il y a eu de vraies discussions. Nous voulions une vraie démocratie, une démocratie sociale et pas seulement parlementaire. D’une certaine manière, les maquis étaient des clubs de citoyens. Toute cette réflexion a largement inspiré le pacte républicain issu du Conseil National de la Résistance, qui a lui-même nourri les avancées sociales et économiques des Trente Glorieuses.

Quand vous êtes-vous investi dans l’économie sociale et solidaire ?

Au sortir de la guerre, il ne faisait pas de doute que tout reposait sur l’Etat. L’idée que beaucoup de choses pouvaient passer par les mutuelles, la coopération, le tissu associatif, les entreprises sociales, n’était pas inscrite dans les esprits. Pour émerger, la société civile a dû attendre la fin des années 70. Parallèlement au chômage structurel, à une certaine démesure du capitalisme financier, à la dérégulation, à la surconsommation, ont commencé à foisonner des initiatives visant à relier le social et l’économique. Les entreprises d’insertion, notamment, sont nées à ce moment. C’est l’époque où j’ai vendu ma banque, décidé à m’intéresser de près à ce mouvement. Je suis rentré à la Caisse des Dépôts pour présider le bureau d’études, où j’ai pu découvrir le formidable potentiel d’innovation de ces premières structures intermédiaires. A ce souci d’intégrer le social et l’économique sont progressivement venues se greffer des préoccupations environnementales et éthiques. On a commencé à parler d’économies d’énergie, d’un habitat propre, de consommation responsable, de services à la personne dégagés à la fois de l’économie d’Etat et de l’économie marchande.

Quelles sont les menaces contre lesquelles il s’agit aujourd’hui de résister ?

Nous nous sommes engouffrés dans une fuite en avant économiquement déraisonnable et socialement désastreuse. Notre modèle arrive en fin de course. Il faut en sortir rapidement. Ce qui s’avère d’autant plus difficile que l’hégémonie du capitalisme n’est pas seulement financière, elle est idéologique, largement relayée par les médias. On ne changera pas nos habitudes d’un seul coup. Chacun a envie de continuer à vivre avec sa voiture, avec ses pratiques de consommation. Le risque, c’est qu’entre une société qui dégénère et celle qui est en train de se préparer, il y a toujours une longue période d’incertitude où le pire peut arriver. Edgar Morin dit très justement que le pire est probable, mais le meilleur n’est pas impossible.

Quel rôle peut ici jouer l’économie sociale et solidaire ?

En prenant la place qui lui revient, l’économie sociale et solidaire amorce d’autres formes de société. Je suis convaincu que c’est la seule manière de se sortir sans violence de ce grand déséquilibre économique. Il faut redonner l’initiative aux citoyens, faire confiance aux gens. Dans les années qui ont suivi la guerre, la reconstruction s’est faite parce que tout le monde s’y est mis. Il y a dans la société un potentiel d’énergie phénoménal, une créativité inouïe. La résistance n’est pas une résistance purement négative, pas une simple indignation. C’est une certaine vision de la société. Pas une vision utopique, mais une vision qui se fonde sur le réel, sur des expériences.

Par exemple ?

Les monnaies complémentaires ont ici un rôle très intéressant à jouer. Une monnaie complémentaire, au fond, ça n’est pas sorcier. Chacun connaît les Smiles ou les points Fnac. On peut imaginer des déclinaisons à des fins d’échanges de services ou de biens commerciaux d’utilité sociale. Les monnaies sociales sont fondantes, elles circulent donc rapidement et ne peuvent être thésaurisées. Une collectivité qui débloque un budget sous forme de monnaie complémentaire se donne les moyens de développer tout une palette d’échanges de services, y compris de services sociaux municipaux : bibliothèque, piscine, cantine, crèches, Vélib… Les monnaies complémentaires sont une manière visible de boucler la boucle, de créer du lien et de montrer, par la preuve, la pertinence d’un autre modèle économique.

Toutes ces expériences peuvent-elles se substituer à l’économie capitaliste ?

Il ne s’agit pas de cela. On ne remplacera pas Veolia par une entreprise d’insertion. Mais il faut que l’économie sociale et solidaire prenne toute sa place. Elle représente la meilleure forme de résistance à la dérive du capitalisme financier. Là où elle existe, elle parvient à contrecarrer le chômage, à réinsuffler de la solidarité, à promouvoir l’insertion par l’activité économique, à protéger l’environnement, à modérer la consommation et à maîtriser les circuits de distribution. En outre, son ancrage dans la réalité locale lui confère une proximité sociale et lui donne une force de mobilisation citoyenne.

Vous êtes optimiste ?

La difficulté à laquelle se heurte l’économie solidaire, c’est le passage du micro au macro. Nous sommes aujourd’hui devant une incroyable opportunité : montrer que l’économie sociale et solidaire existe, la révéler auprès des médias et du grand public, mais surtout créer le lien entre toutes ces initiatives, faire changer le modèle d’échelle pour lui donner sa place dans l’économie d’ensemble.

(*) Entretien publié en 2012 dans Jeune Dirigeant, publication du Centre des jeunes Dirigeants.

Au sujet de Muriel Jaouën

Journaliste de formation (ESJ Lille, 1990), Muriel Jaouën publie régulièrement dans le magazine de Place-Publique. Ses spécialités : économie sociale, développement durable, marketing, communication, organisations, management.

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ECONOMIE

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