scornet.jpg Ancien président de la FMF (Fédération des Mutuelles de France), Daniel Le Scornet est à l’origine de la création, voilà un an, de la MASC (Mutuelle Arts Sciences Social Culture). Cette structure originale entend réunir artistes, scientifiques et acteurs de quartiers pour réfléchir sur les fondements et les valeurs culturelles de la mutualisation. L’occasion d’un retour aux sources ?

Place Publique : Pourquoi percevez-vous la mutualisation comme une technologie ?

Daniel Le Scornet : A l’occasion d’un congrès, François Mitterrand exprimait l’idée que les mutualistes partageaient le même métier que les assureurs mais avec d’autres valeurs. Mais comment pourrait-on développer un système de valeurs différent avec les mêmes techniques ? Toute la question de l’économie sociale ne consiste-t-elle pas justement à savoir comment déployer des techniques cohérentes avec nos valeurs ?

Si nos techniques se bornent purement à celles de l’assurance – la tarification a posteriori du risque -, elles deviennent équivalentes et nous banalisons alors l’évaluation « assurantielle ». Sous l’ancien gouvernement, j’ai voulu créer un centre de recherches sur les valeurs/techniques mutuelles, coopératives et associatives. En dehors et à côté des institutions statutairement investies de ces dites « solidarités », j’ai souhaité observer leur dissémination dans tous les champs des pratiques humaines.

Si nous nous attachons aux principes fondamentaux du mutualisme, regardons-les vivre, et cultivons-les pour eux-mêmes. Qu’est-ce que l’égalité ? Comment la mettre en œuvre dans un contexte d’inégalité ? Qu’est-ce que l’autre ? Avons-nous suffisamment su prendre ces notions en considération pour pouvoir évaluer de nouveaux risques ?

Que nous le voulions ou non, le monde n’est plus étanche. Les épidémies actuelles, et pas seulement sanitaires, nous acclimatent à l’interdépendance planétaire. Elle nous frôle et souvent nous touche pour la première fois dans l’histoire de l’humanité. A ne pas prendre soin du plus déshérité d’entre nous, à l’autre bout du monde, nous en paierons l’effet boomerang au prix fort. Cet état du monde, ces interférences nous renvoient à nos manques, à nos complémentarités ; or, sur une scène ou sur une autre, nous pouvons être le plus démuni.

Sans poids ni grade face à des responsabilités qui nous échappent, nous avons d’abord recours au silence, seule source de maturation, d’apprentissage, et peu à peu, notre humanité faillible et viscérale nous porte à agir. L’autre fait partie de nous, il nous habite, révèle l’un de nos visages, et il n’est désormais plus de frontière entre égotisme et altruisme. Donc, cette réciprocité, principe fondamental de la mutualité, devient aujourd’hui « mutactualité ».

P. P. : La solidarité est-elle pour vous une réponse au politique ?

D. L. S. : Au lieu d’une stricte segmentation des idéaux et disciplines, nous avons assisté à l’autonomisation des champs. Les secteurs se sont lentement conquis à eux-mêmes, apposant leur logique propre moyennant batailles contre tous les syncrétismes originaires. En quoi ces scissions solitaires, fières de leur autonomie aux accents libertaires, peuvent-elles se libérer de leur fallacieuse indépendance ? Halte aux protubérances narcissiques ! Tentons les révolutions esthétiques, scientifiques, sociales…

Quoiqu’elle en dise, l’économie sociale ne semble pas sortir de ses visions strictement prestataires. Elle s’est approprié l’arithmétique probabiliste et débouche perpétuellement sur les déterminismes habituels et autres impasses. Ces cartographies sociales – dites humaines – se meurent probablement de leur positivisme.

Or, en pleine révolution des âges, le dossier des retraites saura-t-il se passer des champs scientifiques et esthétiques ? Au-delà de l’aspect démographique, il convoque notre « manière d’être au monde ». Nos sensibilités, notre expérience, maturations et acquis professionnels, notre développement humain à tout âge ont produit de nouvelles questions, de nouvelles manières d’épouser la vie et de la faire grandir. Qui, parmi le politique ou l’économique, a pensé ce sujet ? Nous n’allons donc pas continuer indéfiniment ces sous-cultures, comme des sous-chapitres à nous-mêmes !

P. P. : Pourquoi pensez-vous pouvoir appliquer l’esprit mutualiste dans des organismes type Sécurité Sociale ?

D. L. S. : Notre cadre juridique français permet maintenant l’utilisation de la forme mutuelle. Nous avons donc créé la MASC (Mutuelle Arts Sciences Social Culture). Qu’est-ce que ce mot mutuel sinon muer ? Qui change se répond, dit sa racine grecque. Nous appliquons donc sa parole au pied de la lettre. Artiste, scientifique, acteur social sont porteurs de leur question et cherchent des porte-parole chez ceux qui l’animeront.

Chargés d’un objet et d’une intention, ils les portent à l’autre pour les enrichir de son regard. La question n’est pas éminemment de faire expressément du beau, mais de le mettre en lumière dans l’œil de l’autre. Ainsi le projet sera-t-il élevé à la beauté.

Un comédien assorti d’un texte demeure l’ombre de l’autre en l’absence de point de vue. Metteur en scène, scénographe et éclairagiste vont, par prise de position, distribuer les points de vue pour permettre au spectateur de voir et de vivre. La MASC incarne une philosophie appliquée. Nous semons des yeux réflecteurs et, après avoir éclairé le travail de l’autre, son noyau d’illisibilité* devient évidence sensible, comme la lumière capte les attentions. Nous faisons de l’art avec de l’homme et posons une question esthétique : à partir de quel endroit le paysage est-il intéressant ? Là, seulement nous ouvrons l’objet et le projet de chacun à son histoire. Dans cette réciprocité, dans ce don, des individus généreux vont non seulement générer d’heureux hasards, décisions et intelligibilité de l’œuvre, mais la gratifier d’un avenir. La MASC incarne donc l’art du sujet et, comme le veut l’esthétique, elle promeut le sujet nouveau, libre et créateur.

P. P. : Comment s’inscrira ce champ social dans le politique d’ici cinquante ans ?

D. L. S. : Ce sujet est totalement évacué de nos sociétés. Si toute démocratie repose sur un élégant rapport de force entre des intérêts plus ou moins divergents, l’abus de démagogie ne saurait tailler des blocs grossiers dans la masse. En face de hauts fonctionnaires, je me suis souvent inquiété de la représentation réelle de notre parole. Après avoir écouté l’Assemblée et le Sénat, finalement qui décide ? « Moi », répond le ministre. Mais de quel droit se sert-il pour incarner cette grande synthèse de ses citoyens ? Si le dossier des retraites ou une autre priorité vitale doit être rabotée aux angles pour plaire au camp adverse, gommé dans ses marges pour parvenir à un équilibre approximatif, la synthèse du tout n’est-elle pas le vide ? Quelles réponses sont apportées aux explosives dépenses de santé, aux aiguës inégalités sanitaires et sociales ?

P. P. : Votre mutualisme ne se heurte-t-il pas aux intérêts, aux individualismes institutionnels ?

D. L. S. : Démasquons donc de nouvelles séparations de pouvoir et appliquons plus que jamais le principe de l’autonomie des champs ! C’est notre seule chance de convoquer de vrais points de rendez-vous et régulons nos sociétés avec des démocraties sociales, artistiques, scientifiques…

L’architecture grecque tient encore grâce à ses méridiennes. L’École d’Athènes enseignait les points de convergence. Platon, d’un calibre aristotélicien, détourait les points de fuite, et par équilibre, fonda la République ! Faisons de même : rassemblons toutes ces connaissances dont nous avons méconnaissance, regagnons-nous les uns les autres et faisons fructifier nos savoirs pour palier notre chute ! « Auto-organisons-nous » entre professionnels et populations pour élaborer un programme de santé cohérent et réaliste. Transférons nos technologies pour insérer sincèrement les pays pauvres dans l’ère postindustrielle !

Coopération, association et mutualisation sont inhérentes aux pratiques humaines, mais combien d’entre nous le voient ?

Acteur neuf du Conseil économique et social européen, je milite pour l’entrée de la Turquie dans notre Union. A la lisière de l’Orient et de l’Occident, cette frontière entre islam et chrétienté va prouver ou non la véracité interculturelle. Ce type de nouvel adhérent pose immédiatement la question de l’inégalité dans l’égalité.

P. P. : Si MASC s’oppose à toute logique institutionnelle, elle intrigue d’autant plus ?

D. L. S. : Oui, tout comme la Turquie ! Notre connaissance du royaume byzantin demeure aujourd’hui relative : qui d’entre nous s’est réellement penché sur les philosophies coraniques et ses interpénétrations historiques ? Qui, d’autre part, est finalement conscient de sa propre transversalité ? Le mot MASC joue donc évidemment sur ce registre. Qui se cache derrière quelque chose qui se voit ? Telle est notre idée à travers ce mot de passe pour émettre notre pôle attracteur.

P. P. : Vous vous dites libre penseur et, cependant, la MASC est partenaire de la Ville de Paris. N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

D. L. S. : Comme nos œuvres partagées, la MASC nous appelle et nous l’orientons. Nous en devenons la figure. Contre le bouillon de culture, nous sommes partisans de l’hétérogénéité, avons souci de la cultiver pour la rendre culture. S’approprier collectivement une œuvre consiste à la travailler ensemble, à en devenir l’un des outils et une part culturelle. Autrement dit, être en travail pour entrer en culture. Chacun confère donc à l’œuvre unité, et celle-ci se donne à vivre. Ainsi naît le sentiment de ce que l’on a fait.

Allons nous pour autant rendre à cet esthétisme la dignité d’une science ? Nous nous prévalons en tous les cas d’un acte de « poïétique » appliquée. Nous sommes à la source du faire. De nos dix doigts, de tous nos membres, nous interférons dans le champ de l’autre pour trans-former. Le texte de départ est toujours partition, il devient figure dans les calligrammes humains, musique dans un monument… et ainsi, la forme se signifie.

Il en va du monde comme de Europe comme de la MASC : nous ne nous élargissons pas, mais nous unifions.
Alors, assemblons ce qui est épars, introduisons la « transrégionalisation » intérieure et extérieure dans la réforme de l’état humain, édifions un état d’esprit et dressons entre nous un geste qui unit.

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Mail : contact@mutuelle-masc.fr

* Maurice Blanchot